Caligula, film-culte L'heure est à la réévaluation de ces Julio-Claudiens qui avaient si mauvaise presse. C'est tout de même sous leur règne que l'Empire romain, en plein essor et très loin d'être "en décadence", est en train de se stabiliser après tous les désordres des guerres civiles. De plus en plus nombreux, certains seraient même tentés de réhabiliter Néron. Toutefois, au regard de beaucoup, le "sanguinaire", le "dément" Caligula reste le symbole du mal absolu. Mais le mal pour qui ? Pour l'oligarchie méprisante qui siège au Sénat, assurément. Certainement pas pour la plèbe, qui voyait dans l'Empereur l'héritier des grands leaders populistes (Jules César, Marius)...
Accrochez vos ceintures... de chasteté Un empereur fou, cruel, mégalomane, incestueux,
qui se prenait pour Jupiter réincarné, prostituait les
femmes de sénateurs, partit à la guerre pour n'en ramener
que des coquillages vides (2)
et fit nommer consul son cheval ! Encore, à un Néron on
pouvait opposer les solides vertus morales des chrétiens. Mais
à Caligula, roi-borgne au milieux des aveugles ? Ce Caligula
qui, victime de l'acharnement évangélique hollywoodien,
justement ne les persécuta qu'à l'écran et bien
avant leur temps (dans La Tunique, 1953)... Mais revenons dans les studios de la Dear Films. Le film y fut tourné dans le plus grand secret, les journalistes étaient interdits sur le plateau. Le rectum encore lubrifié du beurre du Dernier Tango à Paris, Maria Schneider, repartit au bout de trois jours en claquant la porte et en racontant à la presse qu'on avait voulu lui faire tourner des scènes zoophiles. "On parlait de bestialité, de filles qui forniquaient avec des chiens ou des étalons, d'orgies non-stop, d'enfants agressés sexuellement, etc.", rappellera Guccione (3). Tinto Brass, le metteur en scène, engageait des prostituées et des repris de justice, qu'il faisait recruter chaque matin à la sortie des prisons. Homme de médias, Guccione dans l'ombre orchestrait plus ou moins ces "fuites", qui ne pouvaient que servir la publicité d'un film qui promettait d'être sulfureux. Puis, il y eut la brouille. Ce fut d'abord Gore Vidal
viré (4) du
film par Bob Guccione à cause de son scénario jugé
trop "homo". On imagine mal Penthouse finançant un film
dédié au charme masculin ! Ensuite un litige entre Bob
Guccione et Franco Rossellini, dont l'oncle Roberto était l'auteur
d'un projet initial [non-crédité]. Parce qu'il
ridiculisait l'empire romain et/ou portait atteinte aux bonnes murs,
le film fut ensuite interdit en Italie. Il y ressortira quelques années
plus tard et très mutilé, sous un titre faisant allusion
au roman de Graves (5)
: Io, Caligola. Pour éviter la saisie judiciaire, la pellicule entame alors une odyssée qui la conduira de Paris à Londres, puis à New York. Interviewés par la grande presse, John Gielgud déclara avoir tourné un porno à son insu, tandis que Malcolm McDowell affirma avoir incarné à l'écran le plus grand anarchiste de l'histoire. A la vérité, le personnage oscille entre le provocateur pur et dur, qui affirme - et à plusieurs reprises - qu'il fait tout pour provoquer la passivité des Romains... et l'enfant immature, qui s'amuse à casser ses jouets (la "bataille des roseaux", lorsque Caligula écoutant la mer dans un coquillage (10), se plie de rire en compagnie de son géant-garde-du-corps-arriéré). Manifestement, McDowell-Caligula, ne songe qu'à détruire l'Etat, le système romain, peut-être parce que lui-même a longtemps redouté le cruel caprice de Tibère, responsable de la mort de ses père, mère et frères. Sans cesse refont surface ses peurs enfantines : l'orage, un oiseau qui se débat dans une tenture... et ces "petites bottes", auxquelles il est redevable de son surnom de "Caligula" et auxquelles le film fait une douzaine de fois allusion avec les accents de la nostalgie de l'enfance (c'est Tibère et Drusilla, qui toujours le nomment ainsi; personne d'autre, pas même Cæsonia). La sortie du film La diffusion de Caligula fut un véritable
électrochoc. Sorti d'abord à Rome le 11 novembre 1979,
le film fut retiré deux jours après pour "offense à
la morale" (Gaumont-Italie le ressortira en 1984 sous le titre Io,
Caligula, dans une nouvelle version revue par Enzo Natale). Ensuite
projeté à New York (février 1980), il y encourut
l'acrimonie de la critique mais vit d'interminables files de spectateurs
s'allonger devant les salles ! De Caligula, les journaux firent leurs choux gras, glosant à qui mieux-mieux sur le "porno-péplum", les tares de "l'Empire romain décadent" (sic), les erreurs historiques vraies ou supposées telle une anachronique cicatrice d'opération de l'appendicite sur le corps d'une figurante. On fit des gorges chaudes du complaisant Macro, le bien nommé, qui poussait son épouse plus que nue dans l'impériale couche, etc. Dans le magazine "bête et méchant" Hara Kiri (n° 229, octobre 1980), le chanteur Renaud - qui n'était pas encore "Mister Renard" -, incarna Caligula aux côtés du Professeur Choron et de Philippe Vuillemin dans un photoroman de 4 pages sur scénario de Wolinski, "Chorongula" ! Détachons ces deux répliques franchouillardes anthologiques : "La meilleure façon de ne pas se faire chier, c'est de faire chier les autres" et "Qu'est-ce que c'est marrant d'être dégueulasse !" Et Choron de conclure sentencieusement : "Voilà l'histoire de Caligula, martyr de la cause bête et méchante. (...) Le mois prochain : Hitler." En Italie et en France circulaient depuis 1966, déjà, des petits fascicules de BD érotiques, des fumetti per adulti publiés par l'éditeur milanais Erregi (de ce côté-ci des Alpes, Elvifrance) : Messaline, plusieurs fois rebaptisés pour échapper aux castrateurs ciseaux de Dame Anastasie (Fulvia, Poppée, Vénus de Rome, Pompea etc.). Caligula se devait d'y mettre son grain de sel. Après tout, les deux personnages étaient contemporains - n'était-ce pas pour se moquer de Claude, bègue, timide et idiot que Caligula l'avait contraint à épouser Messaline, superbe et luxurieuse créature ? Les premiers épisodes trouvèrent leurs scénarios dans l'un ou l'autre passage de Suétone. Ainsi celui intitulé "La vierge Cæsonia" (sic), où l'on voit les peuples de l'Empire immoler quelque 160.000 victimes pour célébrer l'avènement du fils de Germanicus. Il s'agissait, bien sûr, de victimes animales, mais la BD traitait l'épisode avec des accents de génocide hitlérien. Nouvelle Erzebeth Bathory, Messaline voyait sa piscine privée inondée par un raz de marée hémoglobineux, le sang des malheureux assassinés sur l'ordre du tyran (Vénus de Rome, n° 9, 1972 - cf. SUÉT., Cal., 14) ! Penthouse fait tourner son fonds de commerce et consacre, bien évidemment, deux numéros spéciaux à Caligula (mai 1980 : "Special Caligula issue" et juin 1980 : "Anneka & Lori : Love scenes from Caligula" (11)). Les magazines de charme se mettent de la partie : "Orgy Maximus", titre Velvet (septembre 1981) tandis que, parée de sa seule pudeur et, peut-être, de deux gouttes de Chanel 5, l'actrice Marisa Mell prend la pose au milieu d'un chiche-kebab de hardeurs et de hardeuses hardiment emmêlés dans quelque boudoir meublé de deux statues de plâtre, d'une chaise curule et d'une coupe emplie de fruits en plastique (Le Ore, septembre 1983 et Eromania, mai 1985). Le magazine français Chic (mai 1984) propose de son côté un autre photoroman, "Sex Hur" bricolé avec des vieilles photos de péplums insérées dans des scènes prises avec des modèles : Messaline contraint deux amants, Sheena et Messala, à s'entre-tuer dans l'arène (12)! Sur l'écran large des salles obscures va déferler
toute une série de films érotico-antiques, mis en chantier
dans le sillage du film de Guccione. Voici, dès 1977, Les
folles nuits de Caligula (BE : Les Nuits chaudes de Caligula)
de Roberto Bianchi Montero et Messaline, impératrice et putain
de Bruno Corbucci - frère cadet de Sergio -, axé sur le
tandem Wagner-Di Lorenzo, les deux "Pets" qu'il a, ô ironie, débauchées
des plateaux de Caligula (mais le producteur est toujours Felix
Film, la société de Roberto Rossellini : tout reste dans
la famille). Viendront ensuite Caligula et Messaline et Les
aventures sexuelles de Néron et Poppée d'A. Pass (1981),
Caligula, la véritable histoire (BE : Les orgies de
Caligula) de D. Hill (1982), Les orgies de Caligula (ex Les
esclaves de Caligula) (BE : Roma - L'Empire des sens) de
L. Webber et F. Kramer (1983) et, en Espagne, Messaline et Agrippine
(Bacchanales Romaines) (1982) de J. Most, dont il y aura plusieurs
épisodes. Et nous en oublions, qui axés sur Poppée,
qui sur Cléopâtre ! Une véritable "caligulamania"
va sévir de 1976, début du tournage du film de Guccione,
jusque dans le milieu des années '80. C'est ainsi qu'en France
Topodis réédite en vidéo Constantin le Grand
(Lionello De Felice, 1960) sous le titre racoleur de La Chute de
Caligula. Aux Etats-Unis (13),
le sympathique Carry on Cleo (1964) devient, en vidéo,
Caligula : Funniest Home Videos et Les Aventures sexuelles
de Néron et Poppée (1981) sont reprogrammées
Caligula Reincarnated as Nero. L'incontournable méchant
empereur de Quo Vadis est désormais passé de mode.
Dans les Eighties il n'y en a plus que pour Caligula ! Nous en
passons et des meilleures, comme cette comédie d'horreur chirurgicale
de 1976, signée Joel M. Reed, Blood Sucking Freaks rebaptisé
en vidéo, la même année, Heritage of Caligula;
de même que l'érotico-nazi Ultima orgia del III Reich
(Cesare Canevari, 1976) qui, pourquoi se gêner ?, devient en vidéo
tantôt Caligula Reincarnated as Hitler, tantôt Gestapo's
Last Orgy (titre alternatif). Ce fut un peu la déception, pour les amateurs de grandes machineries historiques. Les années '80 avaient laissé espérer un retour du péplum dans le sillage des mini-séries TV Massada (B. Sagal, 1981), Anno Domini (St. Cooper, 1984), Les derniers jours de Pompéi (P. Hunt, 1984) et Quo Vadis ? (F. Rossi, 1984)). Mais en fait, ce furent surtout les films X qui défrayèrent la chronique, laissant la porte ouverte à tous les détournements - de La Guerre des Gaules de Francis Ford Coppola (avec Paul Préboist et Greta Garbo (!)), poisson d'avril 1981 de Télérama, jusqu'à - étalé en poster sur double page de Zoulou, nouveau magazine rock-BD branché - Néron contre Benur de Jean-Jacques Annaud (!)... avec Serge Gainsbourg (14) dans le rôle de l'"immonde" Caligula, Eddy Mitchell en "cruel" Néron et Johnny Hallyday en "champion Benur alias Ben Max" (avril 1984).
Film épique, mais film épique atypique cependant, car il est tout à fait inhabituel de monter un film érotique (avec de nombreux plans hardcore) de cette envergure. De l'aveu de Guccione, Caligula doit "révolutionner le cinéma" (15). Sans comparaison possible avec Ben Hur ou Gladiator au niveau de la débauche de moyens budgétaires, Caligula - qui, lui, relève de la débauche tout court - n'en était pas moins une authentique superproduction de 17,5 millions de dollars, avec des décors somptueux et bénéficiant d'un sacré carré d'as d'acteurs. Des décors, Bob Guccione poussera la coquetterie jusqu'à déclarer que "la vraie vedette de son film" fut le décorateur-costumier Danilo Donati, collaborateur attitré de Fellini. Quant aux comédiens, on épinglera les shakespeariens John Gielgud, Peter O'Toole et Helen Mirren, entourant le fabuleux Malcolm "Orange Mécanique" McDowell...
Un film érotique peut en cacher un historique... Dans les mémoires cinéphiliques, Caligula restera - nous l'avons déjà dit - davantage comme la plus extraordinaire illustration de Suétone, que comme un film historique. Du reste, était-il possible, justement, de faire un film différent sur le très controversé Caius Cæsar Caligula (16) ? Son court règne ne nous est principalement connu qu'à travers les ragots de pissotières collationnés par Suétone, que des historiens aussi réputés que J.P.V.D. Balsdon ne peuvent que nuancer, sous peine de tomber dans le révisionnisme. Mais n'était-ce pas Albert Camus qui de Caligula faisait dire par Scipion, son courtisan : "Je l'aime. Il était bon pour moi. Il m'encourageait et je sais par cur certaines de ses paroles. Il me disait que la vie n'est pas facile, mais qu'il y avait la religion, l'art, l'amour qu'on nous porte. Il répétait souvent que faire souffrir était la seule façon de se tromper. Il voulait être un homme juste" (Caligula, Acte 1er, Scène VI) ? Fondateur de la revue Bédésup (17), notre regretté ami Jean-Claude Faur, qui lui avait consacré sa thèse de doctorat ainsi que de nombreux articles dans la littérature scientifique (voir "Bibliographie"), nous avait laissé entrevoir un tout autre personnage, plus humain, partant moins croustillant...
Après Jules César, le dictateur à vie qui prudemment refusa le titre de "roi", après Octave-Auguste, le prince des sénateurs qui cumula suffisamment de pouvoirs pour être empereur de fait s'il ne l'était en titre (tous deux déifiés après leur mort), et après Tibère - qui refusa la déification post-mortem mais appréciait suffisamment le confort pour avoir été le premier à s'être fait bâtir un vrai palais, au lieu du modeste hôtel de maître dont s'était contenté Auguste - voici, donc, Caius Caligula, arrière-petit-fils d'Auguste, mais aussi de Marc Antoine lequel avait régné sur l'Egypte aux côtés de la fameuse Cléopâtre. Lui-même prêtre d'Isis, Caligula a médité sur les avantages de la monarchie de type hellénistique et compris que de son vivant se faire adorer comme un dieu était la solution idéale, pour les empereurs. L'avenir lui donna finalement raison, mais avant que la notion ne s'impose aux Romains il en essuya les plâtres. Adoré par le peuple, Caius Caligula fut impitoyablement combattu par les oligarques du Sénat dont il rognait les privilèges et, à l'occasion, les têtes. Leur rendant coup pour coup, Caligula ne faisait pas dans la dentelle non plus - ainsi lorsqu'il leur dit que son cheval Incitatus ferait un meilleur consul qu'aucun d'entre-eux. C'est de ces frasques que les historiens se sont souvenus. Et pas seulement les historiens, puisque le producteur italo-américain Bob Guccione, multimillionnaire propriétaire du magazine de charme Penthouse - concurrent de Play-Boy -, célèbre pour ses photos très hard, vola à la rescousse du neveu de Roberto (18), Franco Rossellini (19), initiateur du projet de porter à l'écran la vie de Caius Cæsar, le fils du grand Germanicus.
Avec Guccione à la barre, Caligula risquait
d'autrement décoiffer que la mini-série TV de la BBC,
I, Claudius (1976) tirée du roman de Robert Graves, qui
avait tout du sitcom. Nous traiterons ailleurs du tournage et de la manière dont il se déroula (avec des scènes pornographiques tournées à l'insu des vedettes (20)) et des litiges avec le réalisateur Tinto Brass, qui venait d'achever Salon Kitty. On avait d'abord approché les réalisateurs
John Huston puis Lina Wertmuller (qui aurait souhaité imposer
Jack Nicholson dans le rôle titulaire). Tinto Brass était
un érotomane - c'est du reste sur la base de ce critère
que Guccione l'avait choisi - qui racontait que dans la Venise de sa
jeunesse, il y avait trente cinémas et trente bordels, et qu'il
n'avait jamais été dans l'un sans passer par l'autre !
De la reconstitution Décors et costumes : le travail de Danilo Donati Les costumes
Au premier siècle de notre Ere, la lourde toge de laine blanche allait progressivement cesser de devenir le costume national des Romains. Chose étonnante, sauf Caligula aucun sénateur du film ne porte le laticlave, qui caractérisait leurs toges. Par contre, lorsqu'au Sénat Caligula prononce le discours funèbre à la mémoire de son grand-père Tibère, tous portent - tel un uniforme de deuil - une très légère toge noire ornée d'une très large grecque de fil d'or. Fantaisie du décorateur qui dut créer 3.592 costumes, dont 26 rien que pour McDowell ! Le vêtement blanc qui habille les personnages de second plan, sont de voile léger, en particulier ceux transparents des femmes, et rarement fermés sur le côté. Comme nous le confirme les scènes dessinées sur la céramique, cette manière de courir demi-nu à toute heure du jour est plus grecque que romaine, mais contribue à l'ambiance érotique du film.
La machine à décapiter [séq. XII]
On trouvera sur la Toile quelques études intéressantes sur Caligula :
|