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CALIGULA (1979)

(Tinto Brass [non crédité]
et Bob Guccione, EU-IT, 1979)

Avec Malcolm McDowell, Peter O'Toole, Sir John Gielgud,
Helen Mirren et Teresa Ann Savoy

 

caligula DVD1

L'"Edition Prestige"
censurée (100')

caligula DVD2

L'"Edition Collector"

Caligula, film-culte

L'heure est à la réévaluation de ces Julio-Claudiens qui avaient si mauvaise presse. C'est tout de même sous leur règne que l'Empire romain, en plein essor et très loin d'être "en décadence", est en train de se stabiliser après tous les désordres des guerres civiles.

De plus en plus nombreux, certains seraient même tentés de réhabiliter Néron. Toutefois, au regard de beaucoup, le "sanguinaire", le "dément" Caligula reste le symbole du mal absolu. Mais le mal pour qui ? Pour l'oligarchie méprisante qui siège au Sénat, assurément. Certainement pas pour la plèbe, qui voyait dans l'Empereur l'héritier des grands leaders populistes (Jules César, Marius)...  

Maints "péplums" nous disent que las de payer des impôts de plus en plus lourds, le peuple romain était prêt à se révolter contre Caligula, Néron ou Domitien. C'est faux, bien entendu. Tributaire des largesses du Trésor public, le "peuple-roi" ne payait pas d'impôts directs - si ce n'est celui du sang dans les légions, et encore ! Seuls les possédants (et les provinciaux !) étaient mis à contribution... La défense de la "liberté" dont se prévalaient les tenants de la république ne concernait que le pouvoir censitaire des grandes familles de l'aristocratie sénatoriale, aussi l'histoire des Julio-Claudiens ne fut-elle rien d'autre que celle d'une féroce lutte pour le pouvoir opposant une monarchie populiste de plus en plus sûre d'elle-même à une oligarchie républicaine de plus en plus démissionnaire.

Davantage qu'un film historique Caligula est donc, à quelques stupres près, avant tout, une superbe illustration de deux chapitres de la Vie des Douze Césars de Suétone - mais c'est bien le propre des cinéastes d'en remettre une couche ! Par exemple, c'est à des courtisans soupçonnés de complicité avec Séjan, meurtrier de son fils Drusus, que Tibère faisait ligaturer la verge, puis leur faisait boire de grandes quantités de vin (SUÉT., Tib., 62). Pour de simples factionnaires surpris en état d'ébriété comme on le voit dans le film (si la bonne discipline des camps légionnaires est toujours d'application au palais impérial), la peine normalement encourue est d'avoir le cou serré dans une fourche et d'être bâtonné à mort. Faut quand même pas déconner, les gars. Et Suétone ne dit nullement qu'ensuite Tibère fit éventrer le courtisan si énergiquement "régalé", mais toutefois précise que ceux qui étaient reconnus coupables étaient ensuite précipités du haut des falaises de Capri (le fameux "Saut de Tibère", que l'on peut admirer - soit dit en passant - dans I Baccanali di Tiberio/Ces Sacrées romaines de Giorgio Simonelli, 1959) !
On n'en finirait pas d'énumérer les confusions et les amalgames de ce genre, tant il est clair que le scénariste doit souvent extrapoler des anecdotes prises ici et là pour construire sa propre intrigue. Par ailleurs, le caractère érotique/pornographique (1) délibérément assumé par le film impliquait des dérives comme ces "Mystères d'Isis" qui nous sont présentés comme une partouze, ce qu'ils n'étaient certainement pas.

caligula fou ?

La quesion est posée

 

Accrochez vos ceintures... de chasteté

Un empereur fou, cruel, mégalomane, incestueux, qui se prenait pour Jupiter réincarné, prostituait les femmes de sénateurs, partit à la guerre pour n'en ramener que des coquillages vides (2) et fit nommer consul son cheval ! Encore, à un Néron on pouvait opposer les solides vertus morales des chrétiens. Mais à Caligula, roi-borgne au milieux des aveugles ? Ce Caligula qui, victime de l'acharnement évangélique hollywoodien, justement ne les persécuta qu'à l'écran et bien avant leur temps (dans La Tunique, 1953)...
Avec aux commandes un magnat de l'industrie du sexe comme Bob "Penthouse" Guccione, Caligula ne pouvait rouler que dans le sens d'une interprétation partiale de Catulle, Martial et du "Cabinet Secret" du Musée de Naples, interprétation selon laquelle les Romains ne pensaient qu'au sexe et faisaient l'amour tout le temps. Ben voyons, les Romains ne vivaient que d'amour et de vin frais...
En fait, la figuration de organes de génération - masculins ou féminins - avait une vertu prophylactique et apotropaïque (sur base de l'égalité fécondité = prospérité), aussi les objets les plus anodins les figuraient : lampes, vaisselle, seuil des portes. Mais cela n'avait rien à voir avec nos fantasmes exacerbés par les interdits judéo-chrétiens. Les Romains avaient de la sexualité une vision plus saine, plus... décontractée : un peu comme la nudité chez les naturistes. En même temps, ils étaient beaucoup plus prudes que les Grecs : c'est la confrontation de l'austère Rome conquérante avec la "frivolité" hellénistique qui appela le libertinage des Ier s. av.-Ier s. de n.E. Les Antonins, puis les Chrétiens allaient réprimer tout cela !

Mais revenons dans les studios de la Dear Films. Le film y fut tourné dans le plus grand secret, les journalistes étaient interdits sur le plateau. Le rectum encore lubrifié du beurre du Dernier Tango à Paris, Maria Schneider, repartit au bout de trois jours en claquant la porte et en racontant à la presse qu'on avait voulu lui faire tourner des scènes zoophiles. "On parlait de bestialité, de filles qui forniquaient avec des chiens ou des étalons, d'orgies non-stop, d'enfants agressés sexuellement, etc.", rappellera Guccione (3). Tinto Brass, le metteur en scène, engageait des prostituées et des repris de justice, qu'il faisait recruter chaque matin à la sortie des prisons. Homme de médias, Guccione dans l'ombre orchestrait plus ou moins ces "fuites", qui ne pouvaient que servir la publicité d'un film qui promettait d'être sulfureux.

Puis, il y eut la brouille. Ce fut d'abord Gore Vidal viré (4) du film par Bob Guccione à cause de son scénario jugé trop "homo". On imagine mal Penthouse finançant un film dédié au charme masculin ! Ensuite un litige entre Bob Guccione et Franco Rossellini, dont l'oncle Roberto était l'auteur d'un projet initial [non-crédité]. Parce qu'il ridiculisait l'empire romain et/ou portait atteinte aux bonnes mœurs, le film fut ensuite interdit en Italie. Il y ressortira quelques années plus tard et très mutilé, sous un titre faisant allusion au roman de Graves (5) : Io, Caligola.
Le film mis en boîte, il y eut ensuite un procès avec le réalisateur Tinto Brass, car Bob Guccione et Giancarlo Lui étaient nuitamment revenus sur le plateau pour tourner des séquences de sexe additionnelles avec une douzaine de "Pets" new-yorkaises. Sur 200.000 m de pellicule impressionnée, 4.000 seulement seront retenus ! Ecarté du montage, Tinto Brass - qui n'était pas un enfant de chœur non plus (il avait été engagé sur foi de son Salon Kitty, avec Teresa Ann Savoy [Drusilla] (6), une histoire de prostituées dans un bordel berlinois tenu par les SS pendant la Seconde guerre mondiale) - ne reconnaissait plus son film et demanda que son nom fut retiré du générique. Il est vrai qu'il s'était proposé de faire un film politique, une réflexion sur la corruption du pouvoir un peu à la manière de Pasolini (7), non un film de charme, et qu'il avait plutôt tendance à recruter des femmes âgées qui certes n'auraient pas déparé dans un film du maestro Fellini, mais inacceptables dans une production "Penthouse". Chacun traîne l'autre en justice. A l'écran, ces tripatouillages se traduisent par certaines incohérences du scénario, où ont été conservées des scènes hors contexte. Ainsi, lorsque le conspirateur Longinus dit à son complice Chærea : "Caligula est un monstre, mais il ne doit pas mourir maintenant, car le peuple l'aime." "Au spectacle du film, on se demande vraiment pourquoi", s'interroge Pierre Thonon (8). C'est malheureusement le propre des films épiques de ne donner que très peu d'indications sur les enjeux des événements historiques reconstitués. Ainsi, par exemple, le [néanmoins superbe] Cléopâtre de Mankiewicz traite davantage des relations privées des protagonistes, que des valeurs qu'ils incarnent géo-politiquement. Dans le cas de Caligula, ces indications sont carrément absentes, si ce n'est une allusion à une certaine république à rétablir, concept qui à défaut d'être explicité ne peut qu'induire en erreur le profane (9).

Pour éviter la saisie judiciaire, la pellicule entame alors une odyssée qui la conduira de Paris à Londres, puis à New York. Interviewés par la grande presse, John Gielgud déclara avoir tourné un porno à son insu, tandis que Malcolm McDowell affirma avoir incarné à l'écran le plus grand anarchiste de l'histoire. A la vérité, le personnage oscille entre le provocateur pur et dur, qui affirme - et à plusieurs reprises - qu'il fait tout pour provoquer la passivité des Romains... et l'enfant immature, qui s'amuse à casser ses jouets (la "bataille des roseaux", lorsque Caligula écoutant la mer dans un coquillage (10), se plie de rire en compagnie de son géant-garde-du-corps-arriéré). Manifestement, McDowell-Caligula, ne songe qu'à détruire l'Etat, le système romain, peut-être parce que lui-même a longtemps redouté le cruel caprice de Tibère, responsable de la mort de ses père, mère et frères. Sans cesse refont surface ses peurs enfantines : l'orage, un oiseau qui se débat dans une tenture... et ces "petites bottes", auxquelles il est redevable de son surnom de "Caligula" et auxquelles le film fait une douzaine de fois allusion avec les accents de la nostalgie de l'enfance (c'est Tibère et Drusilla, qui toujours le nomment ainsi; personne d'autre, pas même Cæsonia).

La sortie du film

La diffusion de Caligula fut un véritable électrochoc. Sorti d'abord à Rome le 11 novembre 1979, le film fut retiré deux jours après pour "offense à la morale" (Gaumont-Italie le ressortira en 1984 sous le titre Io, Caligula, dans une nouvelle version revue par Enzo Natale). Ensuite projeté à New York (février 1980), il y encourut l'acrimonie de la critique mais vit d'interminables files de spectateurs s'allonger devant les salles !
Il sortira en France, le 3 juillet 1980, amputé de 25' - lesquelles figureront néanmoins dans la version vidéo distribuée dix-huit mois plus tard par René Château. La Belgique devra attendre encore jusqu'au 14 août.

De Caligula, les journaux firent leurs choux gras, glosant à qui mieux-mieux sur le "porno-péplum", les tares de "l'Empire romain décadent" (sic), les erreurs historiques vraies ou supposées telle une anachronique cicatrice d'opération de l'appendicite sur le corps d'une figurante. On fit des gorges chaudes du complaisant Macro, le bien nommé, qui poussait son épouse plus que nue dans l'impériale couche, etc. Dans le magazine "bête et méchant" Hara Kiri (n° 229, octobre 1980), le chanteur Renaud - qui n'était pas encore "Mister Renard" -, incarna Caligula aux côtés du Professeur Choron et de Philippe Vuillemin dans un photoroman de 4 pages sur scénario de Wolinski, "Chorongula" ! Détachons ces deux répliques franchouillardes anthologiques : "La meilleure façon de ne pas se faire chier, c'est de faire chier les autres" et "Qu'est-ce que c'est marrant d'être dégueulasse !" Et Choron de conclure sentencieusement : "Voilà l'histoire de Caligula, martyr de la cause bête et méchante. (...) Le mois prochain : Hitler."

En Italie et en France circulaient depuis 1966, déjà, des petits fascicules de BD érotiques, des fumetti per adulti publiés par l'éditeur milanais Erregi (de ce côté-ci des Alpes, Elvifrance) : Messaline, plusieurs fois rebaptisés pour échapper aux castrateurs ciseaux de Dame Anastasie (Fulvia, Poppée, Vénus de Rome, Pompea etc.). Caligula se devait d'y mettre son grain de sel. Après tout, les deux personnages étaient contemporains - n'était-ce pas pour se moquer de Claude, bègue, timide et idiot que Caligula l'avait contraint à épouser Messaline, superbe et luxurieuse créature ? Les premiers épisodes trouvèrent leurs scénarios dans l'un ou l'autre passage de Suétone. Ainsi celui intitulé "La vierge Cæsonia" (sic), où l'on voit les peuples de l'Empire immoler quelque 160.000 victimes pour célébrer l'avènement du fils de Germanicus. Il s'agissait, bien sûr, de victimes animales, mais la BD traitait l'épisode avec des accents de génocide hitlérien. Nouvelle Erzebeth Bathory, Messaline voyait sa piscine privée inondée par un raz de marée hémoglobineux, le sang des malheureux assassinés sur l'ordre du tyran (Vénus de Rome, n° 9, 1972 - cf. SUÉT., Cal., 14) !

Penthouse fait tourner son fonds de commerce et consacre, bien évidemment, deux numéros spéciaux à Caligula (mai 1980 : "Special Caligula issue" et juin 1980 : "Anneka & Lori : Love scenes from Caligula" (11)). Les magazines de charme se mettent de la partie : "Orgy Maximus", titre Velvet (septembre 1981) tandis que, parée de sa seule pudeur et, peut-être, de deux gouttes de Chanel 5, l'actrice Marisa Mell prend la pose au milieu d'un chiche-kebab de hardeurs et de hardeuses hardiment emmêlés dans quelque boudoir meublé de deux statues de plâtre, d'une chaise curule et d'une coupe emplie de fruits en plastique (Le Ore, septembre 1983 et Eromania, mai 1985). Le magazine français Chic (mai 1984) propose de son côté un autre photoroman, "Sex Hur" bricolé avec des vieilles photos de péplums insérées dans des scènes prises avec des modèles : Messaline contraint deux amants, Sheena et Messala, à s'entre-tuer dans l'arène (12)!

Sur l'écran large des salles obscures va déferler toute une série de films érotico-antiques, mis en chantier dans le sillage du film de Guccione. Voici, dès 1977, Les folles nuits de Caligula (BE : Les Nuits chaudes de Caligula) de Roberto Bianchi Montero et Messaline, impératrice et putain de Bruno Corbucci - frère cadet de Sergio -, axé sur le tandem Wagner-Di Lorenzo, les deux "Pets" qu'il a, ô ironie, débauchées des plateaux de Caligula (mais le producteur est toujours Felix Film, la société de Roberto Rossellini : tout reste dans la famille). Viendront ensuite Caligula et Messaline et Les aventures sexuelles de Néron et Poppée d'A. Pass (1981), Caligula, la véritable histoire (BE : Les orgies de Caligula) de D. Hill (1982), Les orgies de Caligula (ex Les esclaves de Caligula) (BE : Roma - L'Empire des sens) de L. Webber et F. Kramer (1983) et, en Espagne, Messaline et Agrippine (Bacchanales Romaines) (1982) de J. Most, dont il y aura plusieurs épisodes. Et nous en oublions, qui axés sur Poppée, qui sur Cléopâtre ! Une véritable "caligulamania" va sévir de 1976, début du tournage du film de Guccione, jusque dans le milieu des années '80. C'est ainsi qu'en France Topodis réédite en vidéo Constantin le Grand (Lionello De Felice, 1960) sous le titre racoleur de La Chute de Caligula. Aux Etats-Unis (13), le sympathique Carry on Cleo (1964) devient, en vidéo, Caligula : Funniest Home Videos et Les Aventures sexuelles de Néron et Poppée (1981) sont reprogrammées Caligula Reincarnated as Nero. L'incontournable méchant empereur de Quo Vadis est désormais passé de mode. Dans les Eighties il n'y en a plus que pour Caligula ! Nous en passons et des meilleures, comme cette comédie d'horreur chirurgicale de 1976, signée Joel M. Reed, Blood Sucking Freaks rebaptisé en vidéo, la même année, Heritage of Caligula; de même que l'érotico-nazi Ultima orgia del III Reich (Cesare Canevari, 1976) qui, pourquoi se gêner ?, devient en vidéo tantôt Caligula Reincarnated as Hitler, tantôt Gestapo's Last Orgy (titre alternatif).
En 1996, Joe D'Amato reprendra les mêmes personnages julio-claudiens pour en tirer une demi-douzaine de hardcores de plus : Caligula, Néron, Cléopâtre, Messaline, Les travaux sexuels d'Hercule, Ulysse et les Sirènes lascives...

Ce fut un peu la déception, pour les amateurs de grandes machineries historiques. Les années '80 avaient laissé espérer un retour du péplum dans le sillage des mini-séries TV Massada (B. Sagal, 1981), Anno Domini (St. Cooper, 1984), Les derniers jours de Pompéi (P. Hunt, 1984) et Quo Vadis ? (F. Rossi, 1984)). Mais en fait, ce furent surtout les films X qui défrayèrent la chronique, laissant la porte ouverte à tous les détournements - de La Guerre des Gaules de Francis Ford Coppola (avec Paul Préboist et Greta Garbo (!)), poisson d'avril 1981 de Télérama, jusqu'à - étalé en poster sur double page de Zoulou, nouveau magazine rock-BD branché - Néron contre Benur de Jean-Jacques Annaud (!)... avec Serge Gainsbourg (14) dans le rôle de l'"immonde" Caligula, Eddy Mitchell en "cruel" Néron et Johnny Hallyday en "champion Benur alias Ben Max" (avril 1984). 

neron contre benhur

Serge Gainsbourg, en "immonde" Caligula ?
Néron contre Benur (affiche-gag), in Zoulou, n° 1; 1984

 

S'est-on trompé d'histoire ?

Film épique, mais film épique atypique cependant, car il est tout à fait inhabituel de monter un film érotique (avec de nombreux plans hardcore) de cette envergure. De l'aveu de Guccione, Caligula doit "révolutionner le cinéma" (15). Sans comparaison possible avec Ben Hur ou Gladiator au niveau de la débauche de moyens budgétaires, Caligula - qui, lui, relève de la débauche tout court - n'en était pas moins une authentique superproduction de 17,5 millions de dollars, avec des décors somptueux et bénéficiant d'un sacré carré d'as d'acteurs. Des décors, Bob Guccione poussera la coquetterie jusqu'à déclarer que "la vraie vedette de son film" fut le décorateur-costumier Danilo Donati, collaborateur attitré de Fellini. Quant aux comédiens, on épinglera les shakespeariens John Gielgud, Peter O'Toole et Helen Mirren, entourant le fabuleux Malcolm "Orange Mécanique" McDowell...

 

Un film érotique peut en cacher un historique...

Dans les mémoires cinéphiliques, Caligula restera - nous l'avons déjà dit - davantage comme la plus extraordinaire illustration de Suétone, que comme un film historique. Du reste, était-il possible, justement, de faire un film différent sur le très controversé Caius Cæsar Caligula (16) ? Son court règne ne nous est principalement connu qu'à travers les ragots de pissotières collationnés par Suétone, que des historiens aussi réputés que J.P.V.D. Balsdon ne peuvent que nuancer, sous peine de tomber dans le révisionnisme. Mais n'était-ce pas Albert Camus qui de Caligula faisait dire par Scipion, son courtisan : "Je l'aime. Il était bon pour moi. Il m'encourageait et je sais par cœur certaines de ses paroles. Il me disait que la vie n'est pas facile, mais qu'il y avait la religion, l'art, l'amour qu'on nous porte. Il répétait souvent que faire souffrir était la seule façon de se tromper. Il voulait être un homme juste" (Caligula, Acte 1er, Scène VI) ? Fondateur de la revue Bédésup (17), notre regretté ami Jean-Claude Faur, qui lui avait consacré sa thèse de doctorat ainsi que de nombreux articles dans la littérature scientifique (voir "Bibliographie"), nous avait laissé entrevoir un tout autre personnage, plus humain, partant moins croustillant...

 

Empereur et dieu...

Après Jules César, le dictateur à vie qui prudemment refusa le titre de "roi", après Octave-Auguste, le prince des sénateurs qui cumula suffisamment de pouvoirs pour être empereur de fait s'il ne l'était en titre (tous deux déifiés après leur mort), et après Tibère - qui refusa la déification post-mortem mais appréciait suffisamment le confort pour avoir été le premier à s'être fait bâtir un vrai palais, au lieu du modeste hôtel de maître dont s'était contenté Auguste - voici, donc, Caius Caligula, arrière-petit-fils d'Auguste, mais aussi de Marc Antoine lequel avait régné sur l'Egypte aux côtés de la fameuse Cléopâtre. Lui-même prêtre d'Isis, Caligula a médité sur les avantages de la monarchie de type hellénistique et compris que de son vivant se faire adorer comme un dieu était la solution idéale, pour les empereurs. L'avenir lui donna finalement raison, mais avant que la notion ne s'impose aux Romains il en essuya les plâtres. Adoré par le peuple, Caius Caligula fut impitoyablement combattu par les oligarques du Sénat dont il rognait les privilèges et, à l'occasion, les têtes. Leur rendant coup pour coup, Caligula ne faisait pas dans la dentelle non plus - ainsi lorsqu'il leur dit que son cheval Incitatus ferait un meilleur consul qu'aucun d'entre-eux.

C'est de ces frasques que les historiens se sont souvenus. Et pas seulement les historiens, puisque le producteur italo-américain Bob Guccione, multimillionnaire propriétaire du magazine de charme Penthouse - concurrent de Play-Boy -, célèbre pour ses photos très hard, vola à la rescousse du neveu de Roberto (18), Franco Rossellini (19), initiateur du projet de porter à l'écran la vie de Caius Cæsar, le fils du grand Germanicus.

 

... et star !

Avec Guccione à la barre, Caligula risquait d'autrement décoiffer que la mini-série TV de la BBC, I, Claudius (1976) tirée du roman de Robert Graves, qui avait tout du sitcom.
Moi Claude, empereur insistait plutôt sur la démence du personnage, qui au cours d'un rituel sadomasochiste éventrait sa sœur et maîtresse Drusilla pour extraire le fœtus qu'elle portait et que, nouveau Cronos, il dévorait tout sanglant. (Inutile de dire que cette scène ne figurait pas dans le roman de Robert Graves.)

Nous traiterons ailleurs du tournage et de la manière dont il se déroula (avec des scènes pornographiques tournées à l'insu des vedettes (20)) et des litiges avec le réalisateur Tinto Brass, qui venait d'achever Salon Kitty.

On avait d'abord approché les réalisateurs John Huston puis Lina Wertmuller (qui aurait souhaité imposer Jack Nicholson dans le rôle titulaire). Tinto Brass était un érotomane - c'est du reste sur la base de ce critère que Guccione l'avait choisi - qui racontait que dans la Venise de sa jeunesse, il y avait trente cinémas et trente bordels, et qu'il n'avait jamais été dans l'un sans passer par l'autre !
Autre collaborateur de choix : l'écrivain marginal américain Gore Vidal, porte-drapeau gay qui avait planché sur le scénario de Ben Hur dix-huit ans plus tôt et qui se vantait d'avoir fait tourner des scènes plus qu'ambiguës à Charlton Heston (ses retrouvailles avec Messala-Stephen Boyd, où celui-ci lui faisait carrément une déclaration d'amour) (21). Comme il y avait eu le Fellini's Satyricon, il exigea de baptiser le film Gore Vidal's Caligula. Finalement, le scénario de Vidal fut rejeté, étant jugé vraiment trop homosexuel pour un producteur qui, tout de même, avait bâti sa fortune sur le charme féminin. Il en restera néanmoins des séquelles, histoire nous rappeler que les Romains étaient très banalement bisexuels.

 

De la reconstitution

Décors et costumes : le travail de Danilo Donati
Hors trois scènes filmées en extérieurs (prégénérique dans le sous-bois; sur la route de Capri; l'invasion de la "Bretagne") le film fut entièrement tourné en studio et les intérieurs y prédominent, avec une affection particulière pour les ambiances sombres, noyées de fumigations, qui évoquent avec assez de bonheur l'ambiance "sacrée" des palais impériaux romains. Danilo Donati créa soixante-quatre décors, fort mal exploités par Tinto Brass qui privilégiait... les plans rapprochés. Un plateau de la Dear Film, via Nomentana - qui faillit être inondé par une crue du Tibre -, percé d'un escalier central suggère que le palais de Caligula était à deux étages, et que faute de mieux, le vrai ayant brûlé lors de l'incendie de Rome en 64, l'architecte de cinéma s'était inspiré de celui de Domitien construit dessus, avec sa loge dominant le "stade" (22) où Macron est supplicié. On peut encore aujourd'hui en admirer les restes sur le Palatin, mais bien sûr le cinéphile amateur d'architecture romaine ne doit pas s'attendre à une reconstitution pointilleuse de l'aula regia d'après les travaux de F. Dutert ou de Tognetti. Donati a aimé multiplier les références fantaisistes comme ces colonnes ornées de guirlandes qu'aimaient à imaginer les peintres romains du Deuxième style pompéien, mais qu'en son temps Vitruve critiquait car de telles colonnes n'existaient pas, dans la réalité architecturale (VITR., VII, 5). Ou encore ces colonnes baguées néo-classiques et autres colonnettes "Renaissance".

Les costumes
Au premier abord, les ambiances chromatiques du film oscillent du fade au "tape-à-l'œil" : nulle chaleur, nulle patine ne vient certifier l'authenticité, le vécu de ce sex-shop palatin qui déploie les fastes vénéneux d'un trop blanc rêve de marbre, figé comme dans une "galerie d'antiques", telle qu'on les aimait au XVIIIe s. ... ou un boudoir de cocotte, avec ses faux bronzes de plâtre peint. Ainsi ces armures dorées des prétoriens, qui paraissent sortir de chez un marchand de jouets. Le costumier, peut-être pour rester conventionnel, semble avoir voulu ignorer que les prétoriens de faction au palais impérial portaient rarement l'armure complète (23).

caligula loge

La loge impériale. Notons l'absence de toges laticlaves
(sénateurs) et les trop rutilantes cuirasses des prétoriens

Au premier siècle de notre Ere, la lourde toge de laine blanche allait progressivement cesser de devenir le costume national des Romains. Chose étonnante, sauf Caligula aucun sénateur du film ne porte le laticlave, qui caractérisait leurs toges. Par contre, lorsqu'au Sénat Caligula prononce le discours funèbre à la mémoire de son grand-père Tibère, tous portent - tel un uniforme de deuil - une très légère toge noire ornée d'une très large grecque de fil d'or. Fantaisie du décorateur qui dut créer 3.592 costumes, dont 26 rien que pour McDowell ! Le vêtement blanc qui habille les personnages de second plan, sont de voile léger, en particulier ceux transparents des femmes, et rarement fermés sur le côté. Comme nous le confirme les scènes dessinées sur la céramique, cette manière de courir demi-nu à toute heure du jour est plus grecque que romaine, mais contribue à l'ambiance érotique du film.

caligula robe

Des robes largement échancrées,
plus grecques que romaines !

La machine à décapiter [séq. XII]
La machine à décapiter de Caligula dont, assure le dossier de presse, "certains historiens" (lesquels ?) ont parlé, ne figure pas dans Suétone, ni ailleurs. Il nous semble que le décorateur n'ait rien fait d'autre ici que fantasmer à propos de la fameuse phrase de Caligula, d'ailleurs prononcée par McDowell à cet endroit précis : "Plut aux dieux que le peuple romain n'eût qu'une seule tête" (SUÉT., Cal., 30). On sait par Suétone que Caligula se plaisait à faire "scier par le milieu du corps" ceux qui lui avaient déplu (SUÉT., Cal., 27).
Précisons enfin que la machine montrée dans le film, véritable accessoire de théâtre bardé d'éperons, avec des matelots brandissant des sortes de rames et des femmes nues enchaînées dessus, était techniquement possible dans la Rome antique puisque le palais de Néron, plus extraordinaire encore, comportait une chambre qui pivotait sur elle-même en suivant la course du soleil sans que nous sachions exactement comment cela fonctionnait, pas plus que nous ne connaissons le fonctionnement de ces deux théâtres de bois édifiés sur le Forum par Jules César, qui pivotaient sur eux-même pour former un amphithéâtre.

 Caligula a véhiculé dans le monde entier, et jusqu'au Japon, une certaine image de l'Antiquité romaine. Nous qui connaissons le Japon par ses films de samouraï, de geishas et de yakuza, ne perdons jamais de vue l'impact de l'image filmique.

caligula jap

L'affiche japonaise

On trouvera sur la Toile quelques études intéressantes sur Caligula :

 

 


 

NOTES :

(1) On ne va pas gloser sur la différence entre l'érotisme réputé "haut de game" et la pornographie supposée "bas de game" : Bob Guccione s'en est longuement expliqué dans Penthouse (éd. EU, mai 1980), dont de larges extraits furent repris dans la presse francophone - voir notre Bibliographie. Il nous semble clair que quelques plans particulièrement hard ne suffisent pas à faire de l'ensemble du film un banal hardcore. Caligula vaut beaucoup mieux que ça. - Retour texte

(2) Ou des roseaux, dans le film. - Retour texte

(3) Cité par Michel CAEN, Video News, op. cit. - Retour texte

(4). Ou le contraire, Gore Vidal claquant la porte ! D'une interview à l'autre, allez savoir... - Retour texte

(5) Robert GRAVES, I, Claudius (1934). - Retour texte

(6) C'était le lobby "Penthouse" contre le gang de Brass qui comprenait, outre Teresa Ann Savoy, tous les seconds rôles italiens comme Giancarlo Badessi (Claude) ou Osiride Peverello (le géant, garde du corps de Caligula)...
Cet Osiride Peverello, par exemple, avait précédemment tourné dans un péplum, La révolte des gladiatrices (1973) et dans plusieurs westerns-spaghetti de la série "Trinita" ou encore Il Mio Nome è Shangai Joe (1972) et ... E alla fine lo chiamarono Jerusalem l'Implacabile (1972) [Tinto Brass ayant lui-même tâté du western avec Yankee (1967)]. On reverra Peverello dans des films d'heroic fantasy sous le pseudonyme de Curtis Hershel dans Ator l'Invincibile (1984) et sous celui de Renzo Pevarello dans The Barbarians (1987). - Retour texte

(7) Pier Paolo Pasolini avait replacé dans le contexte de la République sociale de Salò (1944) le fameux roman du marquis de Sade (Salò ou les 120 Journées de Sodome, 1975). - Retour texte

(8) P. THONON, in Pourquoi pas ?, op. cit. A remarquer que plus tard dans le film, à propos de la galère-bordel où Caligula prostitue les épouses et filles des sénateurs, il y aura tout de même cet échange entre Longinus et Cassius Chærea : LONGINUS (colère rentrée) : Il fait des prostituées de nos femmes et de nos filles ! CHÆREA (désabusé) : Il humilie le Sénat et se concilie l'armée... LONGINUS : C'est pour cela que le peuple l'aime. - Retour texte

(9) On se reportera aux premiers paragraphes du présent article. - Retour texte

(10) Sans vouloir pinailler : le Strombus gigas L. que l'on voit porter à l'oreille par Caligula, dans le film, est un gastéropode qui ne vit qu'aux Antilles. Faut-il y voit l'affirmation que les Romains avaient découvert l'Amérique dès le Ier s. de n.E. ? - Retour texte

(11) La fameuse scène lesbienne tournée en cachette par Bob Guccione et Giancarlo Lui avec deux modèles-vedettes du magazine : Lori Wagner (Agrippine) et Anneka Di Lorenzo (Messaline). - Retour texte

(12) Nous limiterons notre énumération aux titres parvenus à notre connaissance, sans en tenter un inventaire exhaustif ! - Retour texte

(13) Renseignements pris sur Internet Movies Database (IMDb). - Retour texte

(14) Tous les amateurs de péplums le savent : Serge Gainsbourg a joué dans trois films historico-mythologiques, son physique le vouant au rôle du traître de service (La révolte des Esclaves, Hercule se déchaîne et Samson contre Hercule). L'éditeur vidéo L.C.J., dans sa collection "Péplum de Légende", rééditera Samson contre Hercule, avec sur la jaquette cette indication amusante mais plus qu'approximative : "Serge Gainsbourg dans le rôle de Néron" (!). - Retour texte

(15) Guccione, interview dans Penthouse, éd. EU mai 1980 - éd. GB janvier 1981. - Retour texte

(16) Bien sûr que oui ! Il suffit de modifier l'éclairage des spots scénaristiques en se rappelant 1) que tout accusé est présumé innocent; 2) le principe de Machiavel selon qui le Prince doit déléguer à ses ministres les responsabilités déplaisantes en se réservant les décisions magnanimes. C'est ainsi que le cinéaste Pierre Kast, quinze ans après sa série TV La naissance de l'Empire romain (1966), se fendit d'un remarquable roman, La mémoire du tyran (J.-Cl. Lattès, 1981), consacré à Tibère, et que Cristina Rodriguez, écrivant Les Mémoires de Caligula, Chicoutimi (Québec), éd. JCL, 2000 et Le César aux pieds nus, Flammarion, 2002, s'énamoura des "Petites Bottes" de Caius Cæsar. - Retour texte

(17) ... et créateur de la section "Littérature graphique" à la Bibliothèque municipale classée de Marseille. - Retour texte

(18) Roberto Rossellini, le pape du néo-réalisme recyclé à la TV, était l'auteur de la première mouture de Caligula. - Retour texte

(19) Franco Rossellini est le fils du compositeur Renzo Rossellini, frère de Roberto. - Retour texte

(20) Ce fut certainement vrai pour John Gielgud, qui n'apparaît que dans deux séquences au début du film ("A 75 ans j'ai tourné un porno sans le savoir", déclarera-t-il). Mais, même ivre, Peter O'Toole - qui était le seul à ne pas tomber la toge - ne pouvait pas ne pas remarquer que tous ses partenaires, des deux sexes et de tous âges, jouaient nus. Quant à McDowell, Mirren et Savoy, si leurs effusions restent du domaine du soft, il et elles donnèrent sans compter le meilleur d'eux(d'elles)-mêmes !
Les inserts hards consistent principalement en les plans de partouze dans la galère-bordel et la torride scène lesbienne insérée en montage alterné dans la partie à trois de Caligula, Cæsonia et Drusilla. - Retour texte

(21) Dans le registre "antiquité", nous sommes également redevables à Gore Vidal d'une biographie romancée de Julien l'Apostat (Julien, R. Laffont, 1964 et 1966) et d'un roman historique sur la Grèce, la Perse, l'Inde et la Chine au moment des Guerres médiques (Création, Grasset, 1982). - Retour texte

(22) Ce stade ne l'était que de nom. Il semble plutôt que ce fut un jardin qui, peut-être, servait aussi d'espace d'entraînement pour les prétoriens. - Retour texte

(23) Cf. Dr Boris RANKOV (ill. Richard HOOK), The Prætorian Guard, Londres, Osprey, coll. "Elites Series", n° 50, 1994. On sait que, sous le règne de Claude, les prétoriens portaient une simple toge blanche et ne se distinguaient des civils que par leur brodequins militaires, et le pommeau du glaive qui émergeait d'un pli de leur ample vêtement de laine. - Retour texte