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Néron, une icône satanique

La représentation de l'impérial histrion,
d'Arrigo Boïto à Jerzy Kawalerowicz

 

 

 

"Je sais, ô César, que tu m'attends avec impatience et que, dans la fidélité de ton cœur, tu te languis de moi jour et nuit. Je sais que tu me couvrirais de tes faveurs, que tu m'offrirais d'être préfet de tes prétoriens, et que tu ordonnerais à Tigellin de devenir ce que les dieux ont voulu le faire : gardien de mulets dans celles de tes terres dont tu héritas quand tu eus empoisonné Domitia. Mais, hélas ! il faudra m'excuser. Par le Hadès, c'est-à-dire par les mânes de ta mère, de ta femme, de ton frère et de Sénèque, je te jure qu'il m'est impossible de me rendre auprès de toi. La vie est un trésor, mon cher, et je me flatte d'avoir su extraire de ce trésor les plus précieux bijoux. Mais, dans la vie, il est des choses que je m'avoue incapable de supporter plus longtemps. Oh ! ne crois pas, je t'en prie, que je sois indigné de ce que tu as tué ta mère, ta femme, ton frère, brûlé Rome et expédié dans l'Erèbe tous les honnêtes gens de ton empire ! Non ! petit-fils de Chronos ! La mort est la destinée de l'homme, et l'on ne pouvait, d'ailleurs, attendre de toi, d'autres actes. Mais, de longues années encore, me laisser écorcher les oreilles par ton chant, voir ton ventre domitien sur tes jambes grêles se trémousser en la danse pyrrhique, entendre tes déclamations, tes poèmes, pauvre poète des faubourgs, voilà ce qui est au-dessus de mes forces et m'a fait désirer la mort. Rome se bouche les oreilles, l'univers te couvre de risées. Et moi, je ne veux plus, je ne peux plus rougir pour toi. Le hurlement de Cerbère, même semblable à ton chant, mon ami, m'affligerait moins, car je n'ai jamais été l'ami de Cerbère, et n'ai point le devoir d'être honteux de sa voix. Porte-toi bien, mais laisse là le chant; tue, mais ne fais plus de vers; empoisonne, mais cesse de danser; incendie des villes, mais abandonne la cithare. Tel est le dernier souhait et le très amical conseil que t'envoie l'Arbitre des élégances."
Lettre de Pétrone à Néron
Henryk Sienkiewicz, Quo Vadis ? (1895) (1)
quo vadis 2001

Quo Vadis ? est un classique de l'histoire du cinéma. Le roman parut en 1895 : fin décembre de la même année, les Frères Lumière organisaient les premières projections cinématographiques dans un sous-sol de café. Quelques mois plus tard, avec un petit film de 52", ils faisaient de Néron un des premiers "héros" du 7e Art naissant (Néron essayant des poisons sur un esclave, Georges Hatot & Alexandre Promio, 1896). Allaient suivre une bonne demi-douzaine d'adaptations à l'écran du roman de Sienkiewicz, sans compter celles qui n'osèrent reconnaître leur filiation.

Quo Vadis ? est un film magique, qui réconcilie Daniel-Rops et Henry de Montherlant : les pro- et les anti-chrétiens y trouvent leur compte ! Quo Vadis ? transfigure la laideur du monde : Zola aux poubelles de l'Histoire !

Quarante ans après l'inoubliable chef d'œuvre d'Alexander Ford, Les Chevaliers Teutoniques - autre roman de Sienkiewicz, il était temps que la Pologne - ayant recouvré son identité - porte enfin à l'écran ce classique de sa littérature. Grâce à Jerzy "Pharaon" Kawalerowicz, c'est maintenant chose faite !

 

Néron à l'écran et ailleurs

Quelques éléments de chronologie (d'après Eugen Cizek)

 Date (de n.E.)
 Vie de Néron

15 décembre 37

Naissance de Néron.

53

Néron (16 ans) épouse Octavie (12 ans), sa sœur par adoption.

13 octobre 54

Mort de Claude. Néron empereur.

fin mars 59

Néron fait assassiner sa mère, Agrippine.

59-60

Paul de Tarse interrogé par Burrus, à Rome.

60

Soulèvement en Bretagne de Bouddica, reine des Iceni.

62

Néron répudie, puis fait exécuter (19 juin) son épouse Octavie. Il épouse Poppée.

63

Poppée donne le jour à une petite Claudia Augusta (janvier). La fillette décède en mai.

fin juillet 64

Incendie de Rome. Néron ordonne la reconstruction de la ville (nova urbs) ainsi que d'un nouveau palais (domus aurea).

fin avril 65

Conjuration de Pison découverte. Enceinte, Poppée meurt; elle est divinisée.

66

Pétrone est contraint au suicide. Néron s'initie au mithriacisme. Il épouse Statilia Messalina. Conjuration de Vinicianus découverte.

fin septembre 66

Départ de Néron pour une tournée en Grèce.

67

Néron, en Grèce, participe à des jeux athlétiques (courses de chars) et des concours de poésie et de chant. Retour en Italie en décembre. Début du percement de l'Isthme de Corinthe.

68

Mars : Vindex se soulève, en Gaule. Avril : Galba se soulève, en Espagne. Mai : Macer se soulève, en Afrique.

11 juin 68

Suicide de Néron.

 

nero urbaniste

 

Le feu de la ville éternelle est éternel.
Si Dieu veut l'incendie, il veut les ritournelles.
A qui fera-t-on croir' que le bon populo,
Quand il chante quand même, est un parfait salaud ?
(Refrain :)
Honte à cet effronté qui peut chanter pendant
Que Rome brûle, ell' brûl' tout l'temps...
Honte à qui malgré tout fredonne des chansons
A Gavroche, à Mimi Pinson.

Georges Brassens (2)

Dans la littérature comme au cinéma, et même dans des ouvrages à prétentions historiques, l'Antéchrist Néron est l'exemple le plus achevé de la décadence romaine. Mieux, il en est le synonyme. Génial Peter Ustinov dans Quo Vadis ?, version 1951 ! Il est amusant de noter que dans le roman comme à l'écran, c'est le pourtant amoral Pétrone, auteur d'un licencieux roman de mœurs, le Satiricon, qui se drape dans sa toge comme le parangon des vertus républicaines... Pourtant, deux romans policiers de Frédéric Hoé, Gare aux flèches, Caïus ! (1955), adapté en BD par Martine Berthélemy, et L'idylle de l'édile (1956) - cf. infra "Biblio-filmographie" -, avaient eu le mérite de nous montrer Néron sous les traits d'un empereur plutôt bienveillant. Qui croire ?

 

quo vadis 1924
A. Le matricide

Comme pour Œdipe, Electre et quelques autres, les psychanalystes ont préféré se référer au mythe grec et, par référence à la tragédie d'Eschyle, parler d'un complexe d'Oreste. Dans son opéra Nerone, Arrigo Boïto y référait déjà, bien avant Freud.
Pourtant le cas de Néron et sa mère Agrippine est exemplaire. Mieux, par rapport à la tragédie grecque, il est enrichi d'un nœud supplémentaire : la relation incestueuse mère-fils. Chose piquante, si Suétone en attribue l'initiative à Néron, selon Tacite (3), généralement plus nuancé, elle venait d'Agrippine. Agrippine avait tout sacrifié pour pouvoir mettre son fils sur le trône, et régner à travers lui; un oracle l'aurait même mise en garde qu'un jour son fils la tuerait : "Qu'il me tue, pourvu qu'il règne !" répondit-elle.
Chose curieuse, il prit parmi ses concubines une courtisane dont la ressemblance physique avec sa mère était étonnante (Suét., Nér., 28, 5).

La relation incestueuse de Néron et Agrippine n'a guère tenté les cinéastes, sans doute parce les péplums visent une très large audience - donc ils doivent rester visibles par tous. Hors un film X d'Anthony Pass [= Antonio Passalia], Les Aventures sexuelles de Néron et Poppée (1981) nous ne voyons guère à citer qu'un documentaire produit par le Teamwork de Dortmund pour la ZDF et ARTE, Néron - L'histoire d'un monstre (Martin Papirowski & Nina Koshofer, 1997) (4), qui incluait de nombreux plans de fiction interprétés par des comédiens inconnus.

"Honte à cet effronté qui peut chanter pendant / Que Rome brûle", aurait chanté Brassens, s'il eut vécu (5)."Ell' brûl' tout l'temps" Rome : le feu de la Ville Eternelle est éternel ! Dans le minable petit musée newyorkais dédié à la Rome antique dont Gérard Depardieu est le gardien, un modèle en cire de Néron brandissant sa lyre face au panorama de Rome en flammes avoisine avec un circuit Scalectric dont les petites voitures ont été remplacées par des chars romains (Rêve de Singe/Ciao, maschio, Marco Ferreri, 1978). Les stéréotypes de Rome ! Aux années noires de l'Occupation comme pendant la Guerre d'Algérie, le bon peuple a besoin de rêves et de chansonnettes, ô honte, feint de s'indigner Brassens en faisant référence à l'impérial histrion qui préférait taquiner la Muse plutôt que réserver ses faveurs aux exigeants autels de la Déesse Rome. Ce que Sténo a si bien mis en évidence dans une parodie, Les week-ends de Néron. Alberto Sordi (Néron) y réussit à rendre sympathique le fils matricide qui, en vérité, ne rêvait que de poésie et d'arts délicats. Bien fait, s'il trucide sa mère Agrippine (Gloria Swanson) qui n'arrête pas de le pousser à faire la guerre et toutes ces choses politiques ennuyeuses (Suétone note qu'il ne chercha pas les conquêtes militaires [Suét., Nér., 18]; au contraire il fit la paix avec les Parthes, gagnant leur amitié).
Françoise Xenakis en reprendra le thème dans son savoureux roman Maman, je veux pas être empereur (2001), qui ne se veut pas être un roman historique mais une réflexion sur la relation mère-fils.

quo vadis 1951
B. L'empoisonneur

 C'était en 1896, quelques mois après les premières projections cinématographiques foraines des Frères Lumière dans les sous-sols du Grand-Café, boulevard des Capucines à Paris (28 décembre 1895). Alexandre Promio, chef opérateur des Lumière, réalise un Néron essayant le poison sur ses esclaves, le premier péplum de l'histoire du cinéma... Ce petit film (il dure une minute) fait du fils d'Agrippine l'un des plus anciens "personnages" cinématographiques, coiffant au poteau le bimillénaire Jésus-Christ et... Dracula (dont Stoker publie le roman cette même année 1895 (6), année faste s'il en fut, puisqu'elle vit aussi la publication de Quo Vadis ?). Soucieux de ne pas demeurer en reste, Georges Méliès tournera lui aussi un Néron et Locuste : un esclave empoisonné (an 65 de notre ère), troisième volet de La Civilisation à travers les âges (1907-08), sorte de Musée Grévin mis en images animées, partant du meurtre fratricide d'Abel par Caïn pour aboutir à nos conflits modernes : un catalogue de ces crimes et atrocités que si volontiers l'Homme commet au nom de la "Civilisation".

C'est qu'en France, le personnage de Néron est surtout connu à travers la tragédie de Racine, Britannicus (1689) où l'on voit le fils d'Agrippine, jaloux de son frère par adoption, l'empoisonner au cours d'un repas : la scène est racontée en détail par Suétone (Suét., Nér., 33) y compris sa visite chez Locuste et les essais qu'ils firent sur un chevreau d'abord, sur un porcelet ensuite (et non sur des êtres humains !) et est reprise presque mot pour mot par A. Dumas dans Acté. C'est qu'à Rome, depuis des temps immémoriaux, les empoisonneuses florissaient ! Tite-Live (T. Liv., Hist. rom., VIII) rapporte une affaire d'empoisonneuses qui impliquait une vingtaine de femmes de l'aristocratie romaine et qui aboutit à 70 condamnations à mort, en -331. En -82, Sylla promulgua une lex cornelia de sicariis et veneficiis (renouvelée par Jules César, lex julia...) interdisant l'usage dans la pharmacopée de certaines plantes comme l'aconit et la mandragore, tandis qu'Horace (Hor., Ep., V) faisait passer à la postérité le nom de Canidie, une empoisonneuse qui exerçait ses talents dans le quartier populaire de Suburre.

Mais l'affaire la plus célèbre reste celle de l'empoisonnement de Britannicus, fils de l'empereur Claude et de son épouse répudiée Messaline. Le jeune homme fut brutalement foudroyé au cours d'un banquet, et l'on ne manqua pas de soupçonner le jeune empereur de 17 ans, Néron (7), à qui il portait ombrage. Fils de l'empereur Claude et de sa troisième épouse Messaline, Britannicus (né le 12 février 41) aurait logiquement dû succéder à son père. Mais après avoir fait exécuter Messaline, Claude épousa Agrippine (en 48) et en adopta le fils Néron. Mieux, à l'instigation d'Agrippine qui convoitait le trône pour son rejeton, il maria Néron, 16 ans, à sa fille Octavie, 12 ans, sœur de Britannicus. Ainsi devenu, à la fois le fils aîné et le gendre de Claude, Néron, à la mort de son "père"... empoisonné par Agrippine, monta sur le trône le 13 octobre 54. Il avait 17 ans. L'année suivante, Britannicus - qui comptait de nombreux partisans dans le peuple - décédait à l'âge de 14 ans accomplis dans les circonstances que nous allons examiner. Selon Suétone (Suét., Nér., 33), Néron jalousait Britannicus pour deux raisons : il avait une plus belle voix que la sienne et il restait un dangereux rival à l'empire.
Désiré Kosztolányi (Néron, le poète sanglant) a, dans son roman, conservé la motivation de la jalousie artistique, mais Racine - tout pétri de psychologisme qu'il était - en a trouvé (inventé, serait plus exact) une autre : les jeunes gens sont tous deux épris de Junie, descendante d'Auguste, qui a un penchant pour Britannicus. Néron fait alors tout pour contrarier leur amour : il séquestre Junie, puis fait périr Britannicus - et, finalement, Junie se retire chez les Vestales. "Par ce dénouement, notait Claude Aziza (8), Racine signifie que Dieu, bien qu'il reste caché et ne porte pas directement secours aux tristes héros de tragédie, reste le seul rempart contre le "monde" triomphant."

Junie est un personnage imaginaire. Par contre, la jalousie artistique aurait pu, à la rigueur, constituer un motif valable. En fait, Néron n'a aucune raison de convoiter le trône qui est à ses yeux un fardeau et un obstacle à ses ambitions artistiques. C'est sa mère Agrippine qui voulait le placer sur le trône impérial. Voilà pour les mobiles, mais revenons aux faits. Seul le cyanure aurait pu donner la mort en deux ou trois minutes. Toutefois, le cyanure ou acide prussique était inconnu des Romains : découvert en 1782, il ne peut s'obtenir que par une procédure passablement complexe qui n'était pas à la portée de la technologie de l'époque. Georges Roux, qui s'est penché sur la question avec le concours de toxicologues, énumère les autres poisons mortels : s'il tue en cinq ou dix minutes, le curare ou woorara - également inconnu des Romains - est inoffensif par voie buccale : il aurait fallu directement l'injecter dans le torrent sanguin, c'est-à-dire par blessure ! La strychnine peut envoyer ad patres en vingt ou soixante minutes celui qui l'a ingérée - mais alors on est assez loin de cette description d'un décès foudroyant dont Suétone (9) nous a laissé la peinture. Quant aux autres poisons connus - la ciguë, la muscarine, l'acide oxalique, l'aconit et la belladone -, au mieux ils ne provoquent la mort qu'au bout de deux heures (voire six à huit heures). Comme il tardait à mourir, l'empereur Commode - empoisonné par sa concubine chrétienne Marcia - fut finalement étranglé par son maître d'armes ! La muscarine laisse sur le corps des marques violettes, la belladone des plaques rouges (celles que l'on vit sur le corps du jeune prince, le lendemain, étaient noires [10]). Nous n'entrerons pas dans le débat de savoir si la pharmacopée romaine de l'époque nous est réellement connue dans sa totalité. Après tout, dans sa science des poisons, la pharmacopée florentine n'a pas révélé tous ses secrets...

Britannicus périt sans doute d'une rupture d'anévrisme au cours d'une crise d'épilepsie, mal auquel il était sujet comme la plupart des julio-claudiens. Quant à l'empoisonneuse Locuste, qu'Agrippine avait sortie de prison afin qu'elle lui fournisse le plat de champignons qui servit à la débarrasser de son époux Claude (Tac., An., XII, 66), faisant au passage un sort à ses affranchis Pallas et Narcisse, elle était plutôt la créature de la mère de Néron. Celui-ci, néanmoins, l'aurait couverte de bienfaits, exigeant même qu'elle prenne des disciples afin que son art ne se perdît point (Suét., Nér., 33).
On dit qu'elle fut condamnée à mort par Galba, successeur de Néron. Mais comme il nous faut bien dégager une morale de tout ceci, nous préférerons l'autre version de sa fin : dans le bras de fer engagé entre cette femme avide de pouvoir et son fils futur matricide, Locuste choisit son camp. Ainsi serait-ce Néron lui-même qui aurait fait exécuter l'âme damnée d'Agrippine, après qu'elle eut également tenté de l'empoisonner (11).

Agrippine fit périr Claude, son époux, au moyen d'un plat de champignons; de là à lui attribuer le meurtre de Britannicus... on ne prête qu'aux riches. Mais, digne fils de sa mère, Néron avait toujours à portée de main un efficace poison confectionné par Locuste pour se supprimer en cas de revers de fortune. Le testa-t-il sur des esclaves ? En tout cas il lui fit défaut, lors de la lamentable scène du 11 juin 68 à la villa de Phaon ("Qualis artifex pereo", Suét., Nér., 49) !

C'est davantage comme persécuteur de chrétiens et comme incendiaire de Rome que Néron marquera notre imaginaire. Au long de l'histoire du cinéma, Néron sera l'archétype absolu de l'empereur romain décadent, en particulier sous les traits de Peter Ustinov dans la version 1951 de Quo Vadis : c'est en vain que l'envieux Caligula, incarné par les néanmoins excellents Jay Robinson (1954) et Malcolm McDowell (1979), tentera de lui en ravir l'apanage. Néron est tellement "l'empereur romain cruel" qu'on se demande à quoi devait bien penser le bon Méliès lorsqu'il mit en scène une bande, hélas aujourd'hui perdue, Les torches humaines de Justinien (1907) - sans doute une erreur de plume du cataloguiste de la Star Film (12) ! Du reste, il semble qu'ajoutée après, la précision "de Justinien" ne fît point partie du titre original.

nigida
C. Le débauché

Sienkiewicz peignait des héros édifiants sur un fond de stupre, mais ses descriptions d'orgie restaient de bon ton - "Nigidia, ivre, le torse nu, laissa choir sa tête enfantine sur la poitrine de Lucain, ivre lui-même, qui se mit à souffler sur la poussière d'or dont elle avait les cheveux saupoudrés" -, mettant en scène d'impénitents bavards avinés - "Si l'on admet que le Spheros de Xénophane est un dieu tout rond, alors comprends bien, ce dieu là, on peut le faire rouler devant soi, comme une barrique" -, adressant des clins d'œil au travers de détails guère plus sordides que "Il agrippa une des danseuses syriaques dont il se mit à baiser, de sa bouche édentée, le cou et les épaules" et, finalement, se résument à la soûlographie -"Les convives avaient, pour la plupart, disparu sous la table; quelques uns titubaient par le triclinium; d'autres dormaient sur des lits de repos (...)." Tel grand commis de l'Etat peut se rengorger, la bouche pâteuse : "Où sont-ils ceux qui prétendent que Rome va périr ?", ça sera toujours l'occasion pour lui de prophétiser, in vino veritas, l'inéluctable victoire à long terme des valeurs chrétiennes "(...) Rome devait périr, puisque la foi aux dieux et les mœurs austères avaient péri ! Rome devait périr !... Pourtant quel dommage !... car la vie était bonne, César magnanime, le vin excellent." Il n'est jusqu'au "jeune premier", Marcus Vinicius, comme les autres complètement bourré, qui ne peut arracher à Lygie ce qu'il finira par conquérir quatre cents pages plus loin, une fois faite sa soumission à l'ordre nouveau, c'est-à-dire dûment marié et baptisé : "Donne tes lèvres ! Aujourd'hui, demain qu'importe ?... (...) César t'a promise à moi... Tu dois être à moi..." (13). Allons, sois gentille, laisse-toi faire, puisque César l'a dit !

Autrement plus gratinées seront les descriptions du malicieux pastiche érotique de Philippe de Jonas Jusqu'où oseras-tu, Néron ! (1983). Les chrétiens sont avides de martyre, des Montanistes avant l'heure (du reste certains passages et personnages sont empruntés à Fabiola) : "Ne pleure pas, Eponine, songe que Probius va entrer dans la gloire du Seigneur. Ce qu'il va souffrir le conduit à l'apothéose, et si nous le perdons c'est pour le retrouver un jour dans le chœur triomphant des élus." Même les chastes regrets de la vierge Eponine se comprennent à double sens : "Oh ! Probius, gémissait-elle, que va devenir sans toi la pauvre Eponine à qui t'attachaient les liens d'une chaste affection ? Reverrai-je jamais ta tête blonde penchée sur mon épaule tandis que je te lisais les Saintes Ecritures ? Ne toucherai-je plus ta main si douce et ne reposerai-je jamais plus ma tête au creux de tes genoux si frais, pour mieux goûter au charme de tes cantiques ?". Avant la fin du roman Eponine et Probius libérés de leur inhibitions feront des parties à quatre avec le tribun chrétien Valérius et Antonine, fille de l'affranchi Doryphore en disgrâce, qui ne cède aux caprices de Néron que pour éviter qu'il ne s'irrite contre son père. Brave fille. Dans ce roman, Néron et Tigellin ne pensent qu'à b... (mais sans que la jalouse Poppée, enceinte jusqu'aux yeux, ne le sache). C'est donc avec ravissement que l'empereur verra Tigellin lui amener le blond diacre Anicius, qui ressemble tant à Poppée. Gavé des hormones femelles contenues dans les vulves de truie et autres ovaires de brebis que lui prépare le cuisinier impérial, Anicius, qui a fini par se prêter au jeu dans l'espoir d'arrêter la persécution des chrétiens, achève sa mutation transsexuelle. Il devient "Anicia" et épouse Néron après que celui-ci ait tué Poppée à coups de pied. Quant à Néron, puisqu'il a promis d'arrêter le massacre des chrétiens, il leur a trouvé de nouveau supplices : le plaisir. Ce plaisir... qu'ils détestent tant ! Garrotté nus à leurs poteaux dans l'arène, ce ne sont plus des fauves, mais une armée de bacchantes et de faunes qui viennent s'occuper de leurs parties naturelles. Les dignes matrones et leurs époux peuvent ainsi conjointement évoquer la Vierge Marie et leur maman ! "Vois ces femmes à la mine austère que mille doigts excitent frénétiquement et dont les lèvres tremblantes murmurent de vaines prières ! (...) Vois le plus grand supplice que par ton génial caprice, ô Néron, souffrent ces maudits chrétiens à qui nous faisons expier par d'ignobles délices leur haine du genre humain !"

livre ph de jonas

Philippe de Jonas,
"Jusqu'où oseras-tu, Néron ?" (1983)

Les fantaisies érotiques vraies ou supposées de Néron ont défrayé la chronique. N'alla-t-il pas jusqu'à posséder sa propre mère ? Et, jeune mariée rougissante, n'épousa-t-il pas son affranchi Doryphore (14) (ou Pythagore [15]), et même l'eunuque Sporus à qui Cristina Rodriguez consacrera un roman (Moi, Sporus, prêtre et putain, 2001) ? Couvert d'une peau de bête, ne se jetait-il pas brutalement sur ses esclaves nu(e)s pour assouvir ses pulsions ? Suggérant plus qu'il ne montre, le cinéma surenchérit sans scrupules en lui faisant rencontrer même... Messaline dans Nerone e Messalina (Primo Zeglio, 1947) (titre original du précité Néron, tyran de Rome). Au juste s'agissait-il seulement de suggérer au bon public des Gavroches et autres Mimi Pinson la rencontre des deux sex-symbols de l'éros antique ? Destiné au public le plus large, le film de P. Zeglio était très sage et la Messaline en question... n'était autre, en vérité, que Statilia Messalina - qui fut effectivement la quatrième épouse de Néron, mais qu'il eut été plus correct de nommer "Statilia" conformément à l'usage qui la distingue ainsi de Valeria Messalina, la fameuse impératrice qui exacerba les fantasmes du "Père" d'Ubu, Alfred Jarry (Messaline, roman de l'ancienne Rome, 1901). Ennemie d'Agrippine, Valeria Messalina avait tenté de faire périr Néron enfant, en pension à Antium chez sa tante Domitia Lepida (mère de Messaline) (16); lorsque son époux Claude fit mettre à mort Messaline, en 48, Néron avait onze ans.
Notons que, dans les péplums érotiques des Eighties, Caligula aura plus de chance, ayant avec la bénédiction des scénaristes la possibilité de s'offrir du bon temps avec l'épouse de Claude (Caligula, 1979; Caligula et Messaline, 1981).
Pour ne pas demeurer en reste, le producteur de ce dernier Caligula et Messaline tourna simultanément, dans les mêmes décors et avec la même équipe des Aventures sexuelles de Néron et Poppée. De son côté, Mel Brooks, dans sa Folle histoire du Monde, flanqua un Néron franchement bouffi (Dom Deluise) d'une impératrice répondant au doux nom de Nympho, inconnue des historiographes ! Tant pis pour Poppée...

neron et poppee
Néron (Peter Ustinov) et Poppée (Patricia Laffan)
("Quo Vadis ?", 1951)
fellini satyricon
Dans le "Fellini-Satyricon", le pirate Lychas convole avec le vigoureux étudiant Encolpius. Comble de la perversité et de l'indignité - pour un Romain - il assume le rôle passif de la jeune mariée, dans ses voiles orange !
 

Qu'en fut-il de toutes ces débauches ? Il est à noter qu'Eugen Cizek, sans minimiser l'appétence de Néron pour les plaisirs hétéro- et homosexuels, explique ses mariages avec des hommes (Pythagore, Sporus, qui étaient tous deux des prêtres de Cybèle) par des rites mystiques dont la portée aurait été sciemment déformée par ses contempteurs (17).

reve de singe
D. L'incendiaire

Dans la nuit du 18 au 19 juillet 64 éclata un incendie qui, six jours durant, dévasta Rome, anéantissant trois des quatorze régions de la ville, en dévastant sérieusement sept autres. Quatre seulement furent épargnées (Porte Capène, hors les murs; Transtévère, de l'autre côté du Tibre; Esquilin et Alta Semita). Le feu prit du côté du Cirque Maxime et tout de suite emporta d'assaut le Palatin, puis l'Esquilin (réduisant en cendres la Domus Transitoria, le palais impérial qui était entre les deux). Dans le centre de la ville, seuls le Forum et le Capitole furent partiellement épargnés.
Les incendies étaient fréquents à Rome. Le Forum flamba en tout ou en partie une bonne demi-douzaine de fois entre 64 et 283 de n.E. et Crassus, le triumvir, bâtit sa fortune en spéculant sur l'immobilier grâce à un corps de pompiers qu'il avait créé (pompiers qui, à l'occasion, étaient aussi des incendiaires). De là à croire que le Grand Incendie de 64 ne fut pas accidentel mais, peut-être, criminel...

L'incendie de Rome est le grand moment des jours de Néron; rares sont les écrivains qui l'éluderont comme le fit Désiré Kosztolányi ou l'expédieront en trois lignes comme Alexandre Dumas. Dans l'opéra d'Arrigo Boïto, Nerone (1924), c'est Simon le Magicien qui, après avoir aidé le matricide à enterrer sa mère Agrippine (18), décide d'incendier Rome pour se venger du chrétien Fanuel qui a refusé de partager avec lui les dons miraculeux qu'il tient du Christ.

En vain Simon tente de séduire Néron par l'étalage de sa prétendue science magique. Néron fait arrêter le charlatan en même temps que les Chrétiens, que Simon a dénoncés et qui doivent être livrés aux fauves dans l'arène. Simon le Magicien est condamné à y faire la preuve de sa capacité à voler dans les airs. Au début de l'acte IV, Simon et son complice Gobrias complotent d'incendier Rome pour échapper au supplice qui les attend. Informé de leurs projets, Tigellin avertit Néron, mais celui-ci refuse d'annuler les jeux au risque de déplaire au peuple. Fanuel marche au supplice en dépit des efforts de la vestale Rubria pour obtenir sa grâce; Simon la démasque comme crypto-chrétienne. Le lointain s'empourpre des lueurs de l'incendie allumé par Astéria (19), qui ravage la ville dans un déchaînement musical wagnérien. A la faveur de la panique générale, Fanuel et Astéria échappent au supplice. Dans de spolarium, ils découvrent Rubria mourante, que Fanuel console en évoquant pour elle le Christ en sa paisible Galilée. (Il nous manque l'acte V, dont la musique n'a jamais été écrite (20) - mais bien le livret : tout en contemplant l'incendie de Rome, Néron interprète le personnage du matricide qui l'obsède, l'Oreste d'Eschyle.)

"Fusion de deux conceptions antithétiques de l'opéra (...). Les deux styles sont au service de l'idée fondamentale : l'opposition entre la Rome païenne des vestales et des mages et la Rome chrétienne des martyrs et des apôtres. Wagner du côté du Mal, Puccini du côté du Bien", écrit Jean-Jacques Nattiez (21). L'opéra de Boïto élude le poème troyen pour placer, l'incendie de Rome sous le signe maléfique du matricide eschylien, qui amène Néron à se commettre avec un magicien félon. Ni l'Empereur ni Tigellin ne sont responsables de la catastrophe qui dévaste la ville. On notera comme une erreur historique flagrante la présence à Rome de Néron au moment de l'incendie. Assez curieusement, Néron persécute déjà les chrétiens, avant même que n'ait été perpétré le crime dont on les accusera (sans doute est-ce un prolongement des "mesures de police" prises par Claude pour contrer les troubles sectaires judéo-chrétiens ? - Suét., Claude, 25). Ayant attribué à Néron d'avoir accusé les chrétiens d'être responsables de l'incendie de Rome, en punition de quoi il en fit mettre à mort un certain nombre, Tacite situe implicitement la première persécution - les fameuses "lois néroniennes" - en septembre-octobre 64 (Tac., An., XV, 44, 7) (22). Toutefois, selon saint Jérôme (23) cette persécution eut lieu en 68 (24), tandis qu'Eugen Cizek (25) n'exclut pas la possibilité qu'elle ait commencé dès 62 - ce qui, s'il n'était futile de vouloir à tout prix le justifier historiquement, donnerait quelque crédibilité à l'argument de l'opéra de Boïto.

Très premier degré, la BD de Marc Sleen, L'Empereur Rouge (1953), montrait Néron déambulant dans les rues de Rome en jetant des torches à droite et à gauche par les embrasures de fenêtres... Aujourd'hui, plus personne ne songe sérieusement à attribuer l'incendie au fils d'Agrippine, ce pour au moins deux bonnes raisons : 1) lorsque se déclenche l'incendie, l'Empereur romain se trouve à trente-cinq kilomètres de là, à Antium (encore qu'il lui aurait suffi de donner quelques ordres avant de partir...); 2) la première victime des flammes fut... Néron lui-même, puisque son Palais - la Domus Transitoria - brûla avec toutes ses collections d'œuvres d'art auxquelles il était très attaché. (Les incendiaires auraient mal calculé leur coup ? N'avait-il pas pris la précaution d'évacuer préalablement les œuvres auxquels il tenait le plus ? On ne sait. Mais on peut toujours spéculer !)

La tradition selon laquelle, revenu dare-dare en sa capitale, il aurait chanté l'incendie de Troie du haut de la Tour Mécénate, ressemble beaucoup à une de ces caricatures politiques comme on en voit dans nos journaux : "Néron, l'urbaniste va pouvoir édifier sa Neropolis..." : l'occasion de rappeler qu'en bruxellois, souvenir de quartiers populaires sacrifiés à la marche inexorable du progrès, "architekt" est une des pires injures qui soient. Cette tradition, donc, est en parfaite contradiction avec l'attitude de l'empereur qui fut, notamment, d'organiser les secours à la population sinistrée en lui ouvrant ses jardins et nombre de bâtiments officiels qui avaient échappé aux flammes.

Comment le roman et le cinéma digérèrent-ils l'épisode ?

nero chante

Neropolis : Y a-t-il un superflic pour sauver Rome ?
Neropolis (1984) d'Hubert Monteilhet - auteur connu surtout pour ses polars - est un anti-Quo Vadis ? des plus réjouissants. Qu'on en juge : le jeune Kæso est amoureux d'une esclave juive, Séléné. Pour gagner de quoi la racheter, il se loue comme gladiateur. Mais Séléné est condamnée à mort pour le meurtre de son maître, le sénateur Marcus Aponius. Elle est vouée à être préalablement accouplée à un âne au cours d'une représentation théâtrale, un de ces snuff-movies avant la lettre dont les Romains étaient semble-t-il friands. Kæso, qui fréquente les chrétiens (Paul le convertit), doit à ses prouesses dans l'arène d'entrer dans le cercle des intimes de Néron. Jouissant de la faveur impériale, il réussit à faire lever la sentence qui pèse sur Séléné et affranchit l'esclave : c'est alors que Rome s'embrase...
Télescopant le ludique avec le didactique, Monteilhet construit une intrigue malicieuse à la croisée de la Vie quotidienne à Rome de Carcopino et de la trop fameuse "loi de la vexation universelle" : l'amoureux transi Kæso échoue à chaque fois qu'il essaie d'avoir commerce avec Séléné, laquelle se fait régulièrement "violer" par tous les godelureaux de passage... "Angélique Marquise des Anges" revu par Catulle.
Or donc, Monteilhet nous le confirme et c'est du reste le titre de son roman, Néron rêve d'une nouvelle ville, Neropolis, dont, bien avant l'incendie, la maquette a été installée dans une pièce voisine de sa chambre - allusion à une scène du film de Mervyn Le Roy où Néron-Ustinov dévoile à ses courtisans ses projets (mais après l'incendie) ? Jamais forfait ne fut mieux planifié que l'incendie de Rome... dans le roman de Monteilhet. Anticipant toutes les hypothèses imaginables, le fils d'Agrippine passe en revue les réactions des Romains. Si plus de deux ou trois régions brûlent, le peuple criera-t-il à l'incendie criminel ?... Les préoccupations poétiques du Prince, son poème sur l'incendie de Troie ne le trahira-t-il pas ?... Néron s'interroge, indécis (clin d'œil ironique, dont l'amateur d'histoire romaine se régale). Finalement, ce sera le trop "dévoué" Tigellin qui prendra l'initiative de passer aux actes. Un peu par haine de cette vieille "nobilitas" enfermée dans ses villas et palais, qui le méprise lui, un chevalier parvenu. Beaucoup pour plaire à son maître Néron. "Tigellin sentait bien qu'après un coup pareil, son sort serait indéfectiblement lié à celui du Prince, mais il avait confiance dans la capacité du régime de brider le sénat, et le grand incendie ne pourrait qu'y aider. L'hypothèse lui semblait improbable que Néron se débarrasse de lui. César ne tuait que par peur et n'était pas ingrat pour ceux qui le servaient avec intelligence et efficacité". Le meilleur du roman réside sans doute dans la genèse de l'idée d'en accuser les chrétiens : elle émane du grand rabbin de Rome (titre qui n'existait pas, à l'époque) qui, par haine des chrétiens qui pratiquent un judaïsme hétérodoxe, se fait une joie de conseiller à Néron de prendre chez ceux-ci les boucs émissaires qui apaiseront la vindicte populaire. Cette accusation - car c'en est une - suscita une levée de boucliers lors de la parution du livre. Du reste, l'éditeur Julliard/Pauvert rassembla dans une petite brochure les principaux extraits de presse pour ou contre le livre. A en croire certains, on en était revenu aux pires malveillances de l'antisémitisme ordinaire. Monteilhet antisémite ? Son roman essaie de faire la part des choses et nous paraît plus nuancé qu'on l'a dit. Préfet du Prétoire autant que chef de la police secrète, Tigellin - qui sait parfaitement bien qui est le coupable (lui-même) -, tient le rôle du juge d'instruction et part d'un rapport défavorable aux chrétiens, établi par le sénateur romain Aponius inquiet de voir son fils Kæso fréquenter cette secte étrange. Le "grand rabbin de Rome" (sic) n'est consulté que pour un complément d'information, et rentre du reste un avis très circonspect - les Juifs et les chrétiens ayant malgré toutes leurs différences, beaucoup de choses en commun, au regard du paganisme en tout cas. (Au juste, au Chap. L de Quo Vadis ?, une délégation de rabbis amenés par Poppée et Tigellin tenait déjà le même langage que chez Monteilhet, rappelant à Néron que les chrétiens étaient les ennemis du genre humain, à défaut d'être les incendiaires de Rome [26].) Tigellin organise alors la répression d'une manière procédurière et pleine de bon sens, se refusant à aveuglément frapper les chrétiens. Seuls l'intéressent les éléments qui, en tant que policier, lui paraissent les plus extrémistes - ceux qu'il nomme, langue de bois oblige, "les vrais coupables". Le superflic de Rome se propose, tout simplement, d'anticiper une répression, celle qu'inéluctablement il faudra un jour livrer à cette engeance subversive, les chrétiens. Ce plan qu'il tire sur la comète, avec l'approbation tacite de Néron, n'est pas sans étonner "Sénèque (qui) s'expliquait mal cette cruauté subite chez un homme [Néron] qui, jusque-là, s'était abstenu de verser le sang gratuitement".

(Dans la télésuite Quo Vadis ? (F. Rossi, 1984), les chrétiens une fois massacrés, Tigellin prend à témoin le téléspectateur : "On ne voudra pas nous croire... Mais nous n'avons fait que nous défendre !")


Anno Domini et Barabbas : un chrétien peut en cacher un autre
La série-TV Anno Domini (1986) montre, deux mille ans avant Ben Laden, un Zélote lassé des bavardages de rabbi Gamaliel et ses disciples, venant à Rome dans l'espoir d'y retrouver ses sœurs emmenées en esclavage. Et ensuite bouter le feu à l'orgueilleuse Ville Eternelle, la tanière de la Louve romaine, la métropole et le symbole insupportable des occupants de la Palestine. Mais Caleb - c'est son nom - s'assagit vite et, sous le nom de Metellus, devient - il faut bien vivre - gladiateur; il se met en ménage avec une patricienne romaine exerçant la même honteuse profession de gladiatrice. Ce sont bien Tigellin et ses prétoriens qui mettent le feu à ville, initiative du préfet du Prétoire pour complaire à l'impériale rêverie urbanistique (27). Un passage (28) nous montre Néron et Tigellin envisageant de financer la reconstruction de cette Rome à détruire, en taxant les temples richissimes, les juifs et les étrangers (par exemple, en leur vendant la citoyenneté romaine). Ce qui est intéressant à retenir, c'est que deux ans après Monteilhet, l'idée a effleuré l'esprit à Anthony Burgess et Stuart Cooper (le scénariste et le réalisateur) que l'incendie aurait pu être un fait de guerre d'un activiste juif (29).

Dans le film de Richard Fleischer, Barabbas (d'après le roman de Pär Lagerkvist, Prix Nobel 1951), Barabbas, le brigand devenu esclave dans les mines, puis gladiateur, est sollicité par les chrétiens de Rome qui ont appris qu'il a vu le Christ. Peu lui chaut ces indécrottables non-violents. Cependant, lorsque brûle Rome et qu'un quidam lui affirme que ce sont les Chrétiens qui ont fait cela, il se joint avec enthousiasme aux... serviteurs de Néron occupés à attiser la brasier. La police s'empresse d'arrêter cet imbécile primaire ravi de proclamer que c'est lui et les chrétiens qui ont mis le feu à la ville. Il finira avec ses "coreligionnaires" crucifié sur la colline du Vatican et, rééditant les ténèbres du Golgotha, une belle éclipse du soleil saluera la mort de celui qui fut gracié à la place du Christ (la scène fut filmée le 15 février 1961 dans les environs de Rome, pendant une vraie éclipse !).


Saint Paul
Donc, dans Barabbas, nous voyons à l'œuvre de vrais serviteurs de Néron, qui sont de faux chrétiens ! Dans L'Incendiaire : Vie de Saül, apôtre, troisième tome de L'Homme qui devint Dieu, Gérald Messadié - on ne peut plus conciliant - attribue l'incendie de Rome à... des chrétiens membres de la Maison de Néron. Ainsi, tout le monde a raison. N'était-il pas, Néron, entouré de judaïsants comme Poppée et de christianisants comme Acté et l'affranchi Narcisse ? Les pro- et les anti-Néron sont ainsi renvoyés dos à dos : les incendiaires sont bien des gens à Néron, et en même temps ce sont des chrétiens désireux de "mettre fin à la corruption de l'Empire païen" (30).

Dans le curieux Néron, tyran de Rome (1949-1953), de Primo Zeglio, c'est par accident que Néron (Gino Cervi) - épris d'une jeune chrétienne et prêt à se convertir lui-même - met le feu à Suburre. Hélas, son incognito est percé lorsqu'il sort la grosse émeraude qui lui sert de loupe pour lire une lettre de saint Paul que lui a remise Acté. Dans la confusion qui s'ensuit, il renverse une lampe et met involontairement le feu à Rome. Le scénario est tiré d'un roman de David Bluhmen, Nero und Messalina : on retiendra parmi les parti-pris du scénario que c'est bien Agrippine qui fait empoisonner Britannicus. Bizarrement, elle achève Poppée en l'étouffant sous un coussin (alors qu'en réalité Poppée mourut six ans après la mère de Néron) et Acté ne fait pas partie du personnel du palais impérial. Et Néron est bien présent à Rome, au moment de l'incendie, puisque c'est lui-même qui l'allume par mégarde.

Jean-Charles Pichon, dans Saint-Néron (rééd. complétée et augmentée : Néron et le mystère des origines chrétiennes - cf. infra, "Bibliographie") avait vu en l'empereur romain un chrétien converti par Saint Paul. C'est là un de ces exercices contestataire - et contestable - à la "Henri Guillemin", basé sur des citations tirées de leur contexte et ingénieusement pliées pour confirmer la thèse de l'auteur : le procédé, qui fait recette, fera encore le bonheur de Gérald Messadié. Celui-ci s'interroge : "Comment ne pas supposer que Saül rêva de convertir la maison impériale et, qui sait, jusqu'à Néron lui-même ?" (31) (L'épître aux Philippiens ne suggère-t-elle pas qu'il y a déjà des chrétiens parmi les serviteurs de l'Empereur ? (Phil., 4 : 22).) L'idée fera tâche d'huile et le bonheur des romanciers toujours avides de faire se rencontrer les gens : ainsi Monteilhet dans le précité Neropolis (32). Ce genre de rencontres, amusantes en roman, ne doivent bien sûr pas être prises pour argent comptant, pas davantage que Dracula débarquant en Angleterre qui, manquant singulièrement d'ambition, aurait jeté son dévolu sur une petite bourgeoise épouse d'un notable de la banlieue de Londres (B. Stoker), alors qu'il eût suffi de s'en prendre directement à sa Gracieuse Majesté comme l'expose si bien Kim Newman dans Anno Dracula, une uchronie qui est aussi une savoureuse métaphore d'un siècle d'Angleterre réactionnaire, de Queen Victoria à Maggy Thatcher !

Suite…

 


 

 


 

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NOTES :

(1) Trad. Halpérine -Kaminski (rééd. Garnier-Flammarion, N° 362, pp. 506-507). - Retour texte

(2) Brassens, "Honte à qui peut chanter" (1985 © Editions Musicales 57). - Retour texte

(3) Cyzek, Néron, op. cit., p. 39. - Retour texte

(4) Time Life Video, réf. 794 02 17. - Retour texte

(5) Cet extrait est tiré d'une des 28 chansons inédites que son collaborateur et ami Jean Bertola enregistra à titre posthume en 1982 et 1985. - Retour texte

(6) Dracula devra attendre 1922 et le Nosferatu de Murnau (plagiat de Stoker), puis - ou enfin -, pour une entrée dans le monde plus officielle, le Dracula de Tod Browning (1931). - Retour texte

(7) Né le 15 décembre 37, Néron monte sur le trône le 13 octobre 54, à l'âge de 17 ans. - Retour texte

(8) Claude Aziza, Claude Olivieri, Robert Sctrick, Dictionnaire des figures et des personnages. Littérature, Opéra, Cinéma, Bande dessinée, Garnier, 1981, p. 269. - Retour texte

(9) Suét., Nér., 33; cf. Tac., An., XIII, 16-17. - Retour texte

(10) Georges Roux, Néron, Arthème Fayard, rééd. C.A.L. 1963. - Retour texte

(11) Suétone (Suét., Nér., 47) en donne une autre version : Locuste avait fourni à Néron un poison, qu'il conservait dans une boîte en or, et qu'il emporta dans sa fuite de Rome. Toutefois, pour mettre fin à ses jours, l'empereur finalement choisit le poignard. - Retour texte

(12) Cf. Essai de reconstitution du Catalogue français de la Star-Film, suivi d'une Analyse catalographique de Georges Méliès, recensés en France, Service des Archives du Film du Centre National de la Cinématographie, Bois d'Arcy, 1981, p. 121. - Retour texte

(13) Quo Vadis ?, op. cit., pp. 99-101. - Retour texte

(14) Selon Suétone. - Retour texte

(15) Selon Tacite - Retour texte

(16) Agrippine était alors en exil, par la volonté de son propre frère Caligula. - Retour texte

(17) Cyzek, Néron, op. cit., pp. 41-42. - Retour texte

(18) Néron, qui se croit pourchassé par le fantôme de sa mère ou les Furies (id. est Astéria, dans l'opéra de Boïto) recourt à des mages pour en fléchir les mânes (Suét., Nér., 34). - Retour texte

(19) Astéria, couronnée de serpents et que Néron prend pour une des Furies qui persécutent les matricides est sans doute la plus curieuse figure de cet opéra. Amoureuse de Néron, elle lui est apparue lors de l'enterrement de l'urne d'Agrippine, puis dans un jeu de miroirs dans le temple de Simon le Magicien - mais l'empereur découvre vite la supercherie. Instiguée par Simon, elle accepte de bouter le feu à Rome dans l'espoir qu'à la faveur du désordre les chrétiens pourront s'évader. - Retour texte

(20) Gustave Kobbé, Tout l'opéra, de Monteverdi à nos jours, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1982, pp. 414-415; Laffont-Bompiani, Dict. des Œuvres, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1982, IV, pp. 728-729; [Riccardo Mezzanote & alii], L'opéra. 800 œuvres de 1597 à nos jours (Intrdo. Rolf Liebermann), Ramsay, coll. "Image", 1979, pp. 395-396. - Retour texte

(21) Jean-Jacques Nattiez, "Un vrai cinéma ! - Néron de Boïto", Le Monde de la Musique, n°  74, janvier 1985, pp. 70-71.
Nerone : trois disques et une plaquette de 125 p., Hungaroton, SLPD 12487-89 (Orchestre de l'Opéra d'Etat de Hongrie sous la direction d'Eve Queller). - Retour texte

(22) C'est la contiguïté dans les Annales de la description de l'incendie de Rome (Tac., An., XV, 34-43) et de la persécution des chrétiens (Tac., An., XV, 44) sur laquelle embraye l'historien romain qui a suggéré l'existence d'une relation de cause à effet entre les deux événements. Rien n'est moins sûr, en réalité. Bibliographie de la question chez Cizek, Néron, op. cit., p. 434. - Retour texte

(23) Saint Jérôme, Chronic., p. 185 - cité par Cizek, Néron, op. cit. - Retour texte

(24) C'est probablement sur la base de cette date que le roman de Sienkiewicz établissait une relation de cause à effet entre la persécution des chrétiens et la chute de Néron. Dans les autres cas de figure ci-dessus évoqués il y aurait en effet un hiatus de 4, voire 6 ans entre le "crime" des chrétiens et leur "châtiment". - Retour texte

(25) Cizek, Néron, op. cit. p. 358. - Retour texte

(26)  Quelques pages avant, Chilon Chilonidès exposait à Marcus Vinicius que se sentant protégés par Poppée, l'impératrice judaïsante, les Juifs de Rome ne se privaient pas de persécuter les chrétiens. L'inimitié entre les deux communautés est un fait historique. - Retour texte

(27) Kirk Mitchell, Anno Domini, Acropole, 1986, pp. 298-305 (novelisation). - Retour texte

(28) Kirk Mitchell, Anno Domini, op. cit., pp. 298-299. - Retour texte

(29) Depuis l'affaire de l'effigie de Caligula qui devait être placée dans le Temple de Jérusalem, la révolte couvait, qui éclata en 66 et ne s'achèvera qu'avec la destruction de la Cité de David en 70. - Retour texte

(30) Messadié, L'Incendiaire, op. cit., p. 479. - Retour texte

(31) Messadié, L'Incendiaire, p. 393. - Retour texte

(32) Monteilhet, Neropolis, p. 310. - Retour texte