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TROIE
(Wolfgang Petersen, 2004)

 

 

Sur cette page :

Que voulez-vous qu'il fît contre Troie ?

1. Laisser son nom dans l'Histoire...
2. Archéologie
3. Batailles
4. En marge du film

Pages suivantes :

5. Fiche technique
6. Scénario

Hélène de Troie (John Kent Harrison, 2003)

Filmographies de la Guerre de Troie, des Atrides, d'Electre

 

 

Que voulez-vous qu'il fît contre Troie ?

 
C'était à Hambourg, en étude secondaire de latin-grec... Je n'étais pas très amoureux du grec, mais j'étais fasciné par Achille. C'était le James Dean de l'histoire, le rebelle, celui qui n'accepte ni le pouvoir des dieux ni celui des rois. (...) C'est mon côté allemand : Heinrich Schliemann, qui découvrit le site voilà plus d'un siècle, était allemand. Et un autre de mes compatriotes, Manfred Korfmann, mène les fouilles là-bas, actuellement.
Wolfgang Petersen
 
Quatre-vingts ans après Helena - Die Zerstörung Troja's (1924) de Manfred Noa, un cinéaste allemand plante à nouveau ses caméras sous les remparts de Troie, cette cité de légende magnifiée par le «Poète Aveugle». Wolfgang Das Boot Petersen nous restitue en une vision épique et globale la fameuse «Guerre de Troie», des armées et une ville plus grandes que les vraies. Des statues colossales lorgnant vers l'Egypte pharaonique. Une flotte de mille vaisseaux et une infanterie recouvrant la plaine : à faire pâlir d'envie Darryl F. Zanuck (Le Jour le plus Long) et Peter Jackson (Le Seigneur des Anneaux) réunis !
Les scènes de combat sont très réalistes. En particulier le duel d'Hector et Achille, qui est superbement chorégraphié (un peu plus de trois minutes à l'écran, mais qui nécessita une semaine de tournage).
troy (troie) wolfgang petersen
 

1. Laisser son nom dans l'Histoire...

Faut-il se battre pour la domination du monde, ou pour avoir un nom illustre gravé dans l'Histoire ? A travers l'antagonisme qui oppose l'Organisateur et le Nihiliste - le grand roi Agamemnon et Achille, l'archange exterminateur - se pose, une fois de plus, la question existentielle du sens de l'Histoire et de la raison d'être de la guerre : «On se souviendra des rois, pas des soldats !» Achille fait la guerre pour la gloire, pour la satisfaction d'une vie bien remplie, brève mais intense. Aussi pour le plaisir de tuer, assurément - ce contre quoi s'insurge Hector. Hector, son adversaire, un homme épanoui, pondéré, responsable, fraternel, mari et père de famille comblé (quelque part, Eric Bana volerait-il la vedette à Brad Pitt, le tueur au regard triste ?). «Vous croyez qu'il y a du mérite à massacrer des hommes ?»

Achille, pourquoi t'as [pas] de moustache ? (1)
Dans ses interviews, Brad Pitt insiste sur le travail qui lui a permis d'entrer dans la psychologie du héros d'Homère, les erreurs commises par Achille, sa repentance, son changement après sa rencontre avec Priam venu réclamer le corps de son fils. Il y expose en détail l'évolution psychologique du héros de l'Iliade, plus subtile - d'après lui - qu'il n'y paraît chez Homère (2) «Je voulais que l'on voie qu'Achille est sous l'emprise de la folie, que sa haine est celle d'un dément (...) au point de devenir le Mal incarné.» Pour incarner le roi des Myrmidons, Brad Pitt s'est immergé dans la lecture de l'Iliade et, pendant six mois, s'est imposé un sévère régime d'exercices physiques pour se donner un corps digne du personnage qu'il devait incarner. Ses longs cheveux blonds peuvent étonner, mais Homère insistait sur la blondeur, qu'il associait à plusieurs de ses héros, notamment Ménélas, de même les épithètes d'«Achéens chevelus» et d'«Achéens aux yeux mobiles», dont usait et abusait le poète. Brad Pitt a peut-être les cheveux longs et blonds, mais les étroites fentes plissées de son regard d'éternel ado américain malheureux sont, par contre, un rien irritantes (3).

A la question «es-tu réellement invulnérable ?», Achille répond à un jeune admirateur : «Pourquoi prendrais-je un bouclier, alors ?»

Pour les Anciens, Achille n'était pas seulement le plus fort, mais il était le plus beau de tous les héros grecs rassemblés devant Troie (après lui venait un certain Niréus de Symé [4]). N'oublions-pas qu'il était à peine sorti de l'adolescence, lorsqu'il partit assiéger la ville du roi Priam. Etant encore imberbe, sa mère Thétis l'avait dissimulé parmi les filles de Lycomède, roi de Scyros, dans l'espoir de lui éviter d'aller à la guerre (dans le film, c'est l'unique séquence avec Julie Christie), mais le subtil Ulysse l'en avait débusqué (5).
Pour cette raison, Brad Pitt est sans doute «philologiquement» plus crédible en Achille que ne le furent Gordon Mitchell (1962), Alberto Lupo (1962) ou... Stanley Baker (1955). On regrettera néanmoins sa réputation de sex-symbol qui, sous la plume de certains critiques a pris le pas sur toute autre considération.

Autre cas de figure classique du péplum : le trait de personnalité qui caractérise le héros est instauré d'entrée en matière. Achille déteste Agamemnon bien avant de partir pour Troie, tout comme Horace (Alan Ladd) est connoté «lâche» bien avant d'avoir eu à affronter les Curiaces (Les Horaces et les Curiaces, T. Young, 1961).

Il y a Achille et «Achille»
Les précédentes versions de la «guerre de Troie» avaient mis l'accent sur le couple des amants Hélène-Pâris (R. Wise, 1955; J.K. Harrison), ou encore sur le héros positif Enée (G. Ferroni, 1962). Mais sous les traits taillés à coups de serpe de Gordon Mitchell, Achille avait néanmoins, conformément au texte homérique, été le héros positif d'une précédente version de l'Iliade : La colère d'Achille (M. Girolami, 1962), où il était opposé à un assez fade Hector (Jacques Bergerac). C'est que, se bornant à raconter la colère d'Achille, l'Iliade, après le compte-rendu des jeux funèbres de Patrocle, s'achevait sur la crémation d'Hector. Cette version filmique, suivant d'assez près le poème d'Homère (avec, bien sûr, toutes les simplifications d'usage), pouvait sans trop de mal conserver son statut de héros à Achille.

L'Iliade, revue, augmentée et... compactée
Dans le film de W. Petersen, les précités jeux funèbres font partie des nombreuses péripéties élaguées ou simplifiées, tandis que le scénario s'augmentait de l'épisode du Cheval de Bois (qui en fait est raconté dans l'Odyssée, VIII, l'Enéide, II, et Quintus de Smyrne, XII et XIII).
Hors les douze jours de trêve que mentionne le film, on a l'impression que la guerre de Troie n'a duré que quatre jours au lieu de dix ans ! Les événements qui ponctuent la colère d'Achille - laquelle colère n'est, en fait, qu'une péripétie de la neuvième année du siège -, sont élagués ou replacés ailleurs. Ainsi l'épidémie de peste, envoyée par Apollon pour punir les Achéens du saccage de son temple, à laquelle le film ne fait nulle part allusion sauf lorsque Priam et les siens viennent sur la plage constater le départ de l'ennemi qui a abandonné ses morts. Soit dit en passant, il est impensable que des Grecs aient ainsi abandonné leurs morts, sans leur donner une sépulture.

Modifiées ou anticipées, les destinées de nombre de personnages seront infléchies. Dans les sources classiques, Briséis n'est pas cousine d'Hector, ni Patrocle le cousin d'Achille (6), Agamemnon et Ménélas survivaient à la Guerre de Troie et rentraient dans leurs foyers, et Ajax n'était pas tué par Hector mais se suicidait (7) de dépit de ne pas avoir reçu les armes d'Achille (tué, lui, bien avant la chute de la ville [8]). En tout cas, Achille ne fit jamais partie de ceux qui se dissimulèrent à l'intérieur du Cheval de Bois (9). Quand à Hélène, elle n'est pas venue à Sparte pour en épouser le roi à 16 ans : elle était spartiate de naissance, fille du roi Tyndare, et c'est l'Argien Ménélas qui monta sur le trône de son beau-père ! Toutefois ce petit détail n'a pas grande importance et n'obère en rien le simple fait que son mariage avec Hélène ne fut point un mariage d'amour !

C'est Protésilas, et non Achille, qui le premier débarqua sur le sol troyen (et se fit tuer illico). Achille était en train de violer Polyxène (10) dont il était amoureux, lorsque Pâris lui perça le talon d'une flèche bien ajustée [dans le film, Pâris croit qu'Achille est en train de malmener sa cousine Briséis], etc. Toutes sortes de personnages ont été gommés comme les vaillants Diomède et Sarpédon, Sinôn qui persuada aux Troyens d'accueillir le Cheval de Bois et Laocoon qui tenta de les en dissuader; et la reine Hécube, et Cassandre la prophétesse que personne n'écoutait, voire Enée ravalé au rang de simple quidam, le temps d'un unique plan.

achille - brad pitt

On ne fait pas passer en deux heures de projection une œuvre littéraire qu'un lecteur normal mettrait plusieurs jours à digérer. Se pose alors le problème de la lisibilité du film de cinéma, qui impose la sélection ou l'élimination de digressions, de scènes redondantes, et la simplification des personnages (par fusion ou suppression). Un cinéaste peut être adhérent à l'œuvre littéraire qu'il adapte; il peut aussi y être totalement infidèle, en fonction de sa lecture particulière, de son désir d'innover ou de remettre au goût du jour : l'un et l'autre parti pris sont parfaitement respectables.

L'adultère n'est plus ce qu'il était !
Qui dit film, dit scénario. Porter un sujet épique à l'écran exige donc des simplifications, des coupes claires dans le casting homérique comme dans le choix des péripéties à porter à l'écran. Avec l'Odyssée, l'Iliade fut l'épopée nationale des Grecs, racontant la guerre que menèrent les Achéens pour châtier l'outrecuidance des Troyens voleurs de femmes. Point. Mais dans notre société moderne, il devient difficile de donner le beau rôle à des prédateurs de ce genre qui, sous un prétexte assez futile - venger l'honneur de Ménélas -, saccagent une ville entière, massacrent des enfants, emmènent les femmes en esclavage après les avoir violées. Ce genre de prouesses «héroïques» sont d'autant plus malaisées à accepter qu'en outre, notre société n'a pas non plus grande tendresse pour les cocus, et que Ménélas en incarne un beau spécimen : âgé, corpulent, guerroyeur; tout le contraire du beau Pâris, sensible, délicat, faible et fort en même temps. En fait, aucun texte ancien ne nous précise s'il y avait une quelconque différence d'âge entre Ménélas et la belle Hélène, ni si le fâcheux personnage ronflait au lit. Ce pour la bonne raison que, pour les anciens Grecs - et au contraire de nous -, ce genre de détail n'avait pas grande signification : une femme doit être chaste, obéir à son mari, tenir sa maison et lui donner des enfants.

L'effet Bush ?
Naturellement, le cinéaste verra les choses très différemment. Le Ménélas de Troie, n'est pas un mauvais bougre (il veut sincèrement faire la paix avec les Troyens) mais, entre les mains de son frère Agamemnon, il n'est qu'une marionnette. Au delà de la dissemblance physique, il serait difficile de ne pas reconnaître George W. Bush en le grand roi de Mycènes, le rapt d'Hélène étant en quelque sorte la version antique de certaines introuvables «armes de destruction massive» (11). Et Achille, l'élite de «la grande muette», qui au delà des flons-flons et de la gloriole commence à s'interroger sur le patriotisme. («Ce fut un honneur de servir sous vos ordres», est la virile antienne du film.)

La quadrature de Troie...
Le film s'articule sur quatre personnages essentiels, vraie «quadrature du cercle» de la condition humaine : Agamemnon-le Pouvoir, Achille-la Gloire, Hector-la Responsabilité, Pâris-l'Amour. Des quatre, seul l'Amour survivra, l'Amour qui est plus ancien que les dieux eux-mêmes (Eros est né du Chaos primordial, dont il est la force organisatrice) et en qui les Orphiques avaient reconnu le principe destructeur-créateur.
Pâris se trouvera une discrète porte de sortie (pour vivre heureux, vivons cachés), mais les trois autres mourront au cours de la guerre : Agamemnon victime de sa concupiscence, Hector d'avoir défendu l'indéfendable (12) et Achille d'une de ces tragiques méprises, qui est souvent le revers de la gloire. Quoi de plus faux que la gloire guerrière, derrière laquelle toujours se tapissent de sordides réalités ? Un tragique fatum pèse sur ces personnages qui vont vers leur perte, et la sénile bienveillance de Priam confine à l'irresponsabilité : l'adultère d'Hélène avec son «ambassadeur» de fils, ne saurait relever de la vie privée, mais est une affaire d'Etat. (Dans le mythe Priam sait, par un oracle, que son fils nouveau-né causerait la perte de sa patrie, aussi a-t-il fait exposer Pâris. Mais peut-on échapper au Destin ? Peter-O'Toole-Priam en a peut-être pris conscience.)
Il est significatif que Pâris et Hélène disparaissent du film presque sur la pointe des pieds, sans que le spectateur soit informé de leur sort. Cette fin est une entorse de plus à Homère (13), mais qu'importe.

 

troy - troie

2. Archéologie

Traditionnellement fixée, par Eratosthène, en 1193-1184 (1209 selon le Marbre de Paros; 1270 selon Hérodote), la Guerre de Troie a lieu à un moment charnière de l'histoire de la Méditerranée orientale : celui des «Peuples de la Mer» lesquels, débordant de leur aire égéenne, qui vont attaquer l'Egypte et détruire l'Empire hittite. Une première attaque eut lieu sous Mineptah, en 1227, et rassembla Lebbu (Lybiens), Luku (Lyciens), Sherden (Sardes de Lydie), Tursha (Etrusques de Tarse) et Akaiwasha (Achéens).
Lybiens et Achéens viennent par voie de terre; les autres par la mer. Neuf mille d'entre eux resteront sur le carreau, décimés par les archers égyptiens qui des ont surpris dans le Delta occidental (d'après les bas-reliefs de Medinet-Habou, ils ne semblent pas connaître l'arc).
Une seconde tentative d'invasion aura lieu sous Ramsès III en 1190. Rassemblant des Peleset de Kaphtor (Philistins de Crète), des Sakalasha (Sagalassiens de Phrygie), des Denyen (Danaens) et des Tjekerou (Teucriens de Chypre), cette nouvelle coalition est elle aussi repoussée par Pharaon.
Rassemblés par le hasard et la nécessité, ces peuples de pirates fuient eux-mêmes de nouveaux arrivants venus du nord; quelques-uns parmi eux sont des Hellènes comme les Achéens et les Danaens (c'est par ces deux noms qu'Homère désigne les Grecs) ou les Doriens, rameau détaché en avant-garde des Doriens aux armes de fer qui se répandent dans la Grèce du sud, saccageant Pylos et Mycènes. Avec leur arrivée s'achève l'Age du Bronze.

D'après les bas-reliefs égyptiens, les Philistins et les Teucriens possédaient des chars de combat attelés de bœufs, car le cheval - introduit par les indo-européens - n'est pas encore connu de tous ces Préhellènes.
Les Teucriens s'établirent au pied du mont Carmel et les Philistins (Peleset) sur la bande côtière à laquelle ils donnèrent leur nom, la Palestine. Quant aux Doru (Doriens ?), ils fondèrent Dor sur une presqu'île voisine des Teucriens, que la tradition fait les descendants de l'archer Teucros, demi-frère du Grand Ajax avec qui il combattit sous les murs de Troie, avant d'aller fonder Salamine de Chypre.

troie - plage

Tel est le contexte historique de la Guerre de Troie, la première grande opération amphibie de l'Histoire de l'Humanité. On sait que ceux qui y survécurent ne réintégrèrent leurs patries respectives qu'avec les plus grandes difficultés. En fait, il est probable que l'épopée homérique n'a été composée que pour commémorer les exploits des mythiques aïeux dont se flattaient de descendre les Eoliens et les Ioniens qui, chassés de Grèce par le flux dorien, colonisèrent la façade égéenne de l'Asie mineure.

Des dieux et des hommes
Voilà campé le cadre où s'inscrit notre épopée. De l'épopée homérique où les dieux se mêlaient volontiers aux affaires des hommes, W. Petersen n'a voulu retenir que l'aspect rationnel, le conflit humain. «Je ne me voyais pas faire un film avec des dieux, expliquera-t-il. Je ne sais pas comment j'aurais fait. Même avec les effets spéciaux. Il y a eu ce film dans les années '70, Le choc des Titans : c'était d'un kitsch ! A partir du moment où vous retirez les dieux, vous rendez les personnages responsables de leur destin. C'est plus réaliste» (14). Les dieux n'interviennent à aucun moment dans Troie, au contraire de chez Homère. Et Thétis apparaît comme une simple mortelle, le temps d'une séquence.

troie - coupe

La butte d'Hissarlik vue en coupe. En jaune : l'enceinte de Troie II; en rose celle de Troie VI; en bleu, la Troie IX gréco-romaine.

 

La reconstitution de Troie
Magnifiée par notre imaginaire, Troie se doit d'apparaître comme une ville aux dimensions imposantes. Sa reconstitution est, bien évidemment, le morceau de bravoure du film. Mais qu'en était-il, sous la pelle des archéologues ? Outre des traces d'occupation néolithique, neuf villes se sont superposées sur le plateau d'Hissarlik entre 3000 av. n.E. et 400 de n.E. La plupart d'entre elles furent détruites par incendie (15); une ou deux fois elles furent jetées bas par un séisme (VI et IX).

Le fameux «Trésor de Priam» exhumé le 14 juin 1873 par Heinrich et Sophia Schliemann (16), fut retrouvé au pied des murs de Troie II (2500-2200), à proximité de la rampe d'accès d'une des deux portes (FM) de la ville. Il est de mille ans antérieur à la période traditionnellement assignée à l'expédition d'Agamemnon, soit la fin du XIIe s. av. n.E.

Troie VI pourrait être celle du roi Laomédon (père de Priam), dont les dieux Apollon et Poséidon construisirent les murailles. N'ayant pas été rémunérés par le roi fripon, les deux divinités suscitèrent l'une la peste, l'autre un raz-de-marée qui ravagèrent la région. Si tant est que l'on puisse faire coïncider mythes et faits archéologiques, bien sûr...
Mais pour l'Américain Carl W. Blegen (fouilles 1932-1938), la Troie du roi Priam serait la VIIa. Les habitants de Troie VIIa réaménagèrent les habitations du plateau, mais continuèrent de s'abriter derrière les remparts de Troie VI, à l'intérieur de laquelle ils s'imbriquèrent. Cependant, de cette Troie VIIa qui serait celle de Priam et d'Hector, il ne subsiste plus guère que des celliers.

troie - plan

 

En jaune, Troie II. En rose, les murs et palais de Troie VI
En vert, les celliers de Troie VIIa, la Troie homérique (?)


 

Les neuf Troie

  • Troie I (3000-2500)
    Un cercle de 100 m de diamètre, mais déjà entouré d'une enceinte, à 16 m au-dessus de la plaine. Détruite par un incendie.
  • Troie II (2500-2200)
    Un cercle de même diamètre (110 m), entouré d'une enceinte. A noter : deux portes précédées d'une rampe; l'une d'elles fait 5 m de hauteur, 21 m de long et 7,55 m de large, et est trop raide pour un char. C'est la Troie du fameux «Trésor de Priam», selon Schliemann. Détruite par un incendie.
  • Troie III (2200-2050)
    De 2200 à 1800, Troie s'élargit régulièrement.
  • Troie IV (2050-1900)
  • Troie V (1900-1800)
    Troie V est habitée par des Indo-Européens qui possèdent des chevaux, probablement des Louvites chassés d'Anatolie par les Hittites. Son diamètre est, à présent, de 200 m.
  • Troie VI (1800-1300)
    Les murailles les plus impressionnantes. Des palais construits avec soin. Le profil idéal de la prospère cité qui suscita la convoitise des Achéens. Détruite par un tremblement de terre.
  • Troie VIIa (1300-1260)
    Il n'en subsiste guère que des celliers. Possède une canalisation souterraine. Construite à l'abri des murailles de Troie VI, Troie VIIa est sans doute la ville chantée par Homère. Détruite par un incendie.
  • Troie VIIb (1260-900)
    Etablissement des survivants de VIIa. Détruite par un incendie.
  • Troie VIIb2 (1190-1100)
  • Troie VIII (900-334)
    Visitée par Xerxès en 480 et par Alexandre le Grand en 334. Population estimée à 3.000 âmes.
  • Troie IX (334 av. n.E.-400 de n.E.)
    La Troie gréco-romaine. Vraisemblablement détruite par un tremblement de terre et définitivement abandonnée.

 


troie - reconstituton

Troie VIIa : reconstitution de Peter Connolly («The Legend of Odysseus», Oxford University Press, 1986). A gauche, une grosse tour flanque la Porte Scée (S.). La grosse tour centrale prend à revers les assaillants de la chicane de la Porte Dardanienne (E.), un peu plus à droite. A l'extrême-droite, la poterne N.-E

Reconstituer la Troie de l'Iliade pose donc un problème insurmontable au décorateur, qui ne peut qu'extrapoler à partir des spectaculaires vestiges de Troie VI (1800-1275) dont il subsiste encore les substructures d'une série de palais-mégarons (17) et, plus impressionnants aux yeux du visiteur, ses murs en blocs de calcaire soigneusement appareillés (18). Ceux-ci forment un arc de cercle orienté vers le sud (la portion septentrionale a disparu, ou peut-être n'a jamais existé, cette partie de la colline étant abrupte). La muraille est percée de cinq portes. Les deux de l'Ouest (VIv [19] et VIu) et celle du Sud (VIt : la Porte Scée d'Homère ?), cette dernière large de 3,30 mètres et flanquée d'une grande tour carrée, large de sept mètres. Ensuite celle de l'Est (VIs : la Porte Dardanienne ?), formée d'un couloir défensif de deux mètres de large sur cinq de long, chicane dans laquelle il est impossible de manier un bélier car la porte s'ouvre latéralement, à gauche. Entre la Porte Scée et la Porte Dardanienne, une autre grosse tour prend à revers les attaquants qui se seraient risqués dans le couloir. Enfin, une poterne VIr, au N.E., s'ouvre sous une dernière tour, surplombant une citerne où risquent de se précipiter des envahisseurs trop pressés qui ne connaîtraient pas les lieux.

«On remarque - note Jean-Pierre Adam - un tracé [des murs] à décrochements multiples dont les saillies battent la droite de l'agresseur [le côté non couvert par le bouclier], tandis que la muraille présente un fruit important, dont le profil permettait d'éliminer efficacement l'angle mort habituellement créé à son pied» (20).
On voit que les défenses de Troie étaient assez sophistiquées, ce qu'essayeront de faire comprendre les décorateurs de W. Petersen, mais non sans essayer de les amplifier pour faire plus entertainement ! Ne perdons jamais de vue que dans sa plus grande extension (l'ultime Troie IX), «le sommet aplati de la colline d'Hissarlik form(ait) un plateau carré d'environ 230 m de côté» (C.W. Ceram). Les deux armées se rangent donc face à face, sur le côté accessible du plateau, au sud, ce qui est correct, avec toutefois cette restriction que dans le film les murs de Troie forment une ligne concave, alors qu'elle est en réalité convexe. Et, surtout, de proportions plus modestes, nous l'avons déjà dit.

troie - muraille

L'épopée homérique a magnifié le siège de Troie : mille bateaux pour prendre une «ville» de deux cents mètres de diamètre, soit 50.000 assaillants pour attaquer l'équivalent d'un pâté de maisons d'une de nos villes modernes ! Certes, Troie était avant tout une forteresse, un château occupé par un prince, son administration, ses ateliers et sa garde personnelle. Comme dans notre moyen âge, la population - essentiellement rurale - devait habiter des hameaux tout autour. Homère en était conscient, qui décrit les campements des alliés des Troyens autour de la ville qui ne peut les héberger. Ainsi, au Chant X, 299 sqq., Hector tient conseil près du tombeau d'Ilos, qui est au milieu de la plaine. Mais il n'y a pas d'avant-postes à son armée. Ayant charge de leurs foyers, les Troyens veillent sur le repos de leurs alliés, lesquels se sont paisiblement endormis. Les Cariens, Péoniens, Lélèges etc. campent du côté de la mer; les Lyciens, Mysiens et Phrygiens près du mur de Thymbré (bourgade fondée par Dardanos, au sud de la ville) et les Thraces sont tout au bout. Ceux-ci dorment alignés sur le sol, sur trois rangs, mêlés à leurs chevaux. Pas la moindre défense. Envoyés en éclaireurs reconnaître les positions ennemies, Ulysse et Diomède s'y introduiront sans peine pour les égorger pendant leur sommeil. De vrais nettoyeurs de tranchées, ces gars-là ! Mais avant, ils captureront un espion troyen envoyé par Hector : Dolon. Ils le pressent de questions : «En venant ici, où as-tu laissé Hector, le pasteur d'hommes ? Où sont ses armes guerrières ? et où est son char ? où sont les avant-postes et le campement des autres Troyens ? Dis-nous ce qu'ils méditent dans leurs âmes : ont-ils envie de rester-là, près de nos nefs, loin de leur ville ? Ou veulent-ils revenir en arrière, maintenant qu'ils ont triomphé des Achéens ?»

troie - porte est

Deux murs parallèles forment le couloir de la Porte Est (Dardanienne), large de 2 mètres, long de cinq. La porte s'ouvrait au fond, à gauche. La hauteur de ces murs (5 m d'épaisseur à la base, 2 m au sommet) a été estimée à 12,5 m. Il n'en subsiste plus que six mètres

 

3. Batailles

«Il y a de nombreuses théories sur la taille réelle de la ville. Personne ne sait exactement ce qui s'y est passé et les experts sont à couteaux tirés», explique W. Petersen (21). La mise en scène des batailles également pose un problème. Si l'on s'en tient au poème d'Homère, elles ont lieu en rase campagne, à mi-chemin entre la ville et le camp des assiégeants. En effet, Troie ne se trouve qu'à cinq kilomètres de la mer. Si Homère se complait dans des descriptions d'épiques mêlées dans la plaine, il n'exclut pas les opérations de commando (celle d'Ulysse et Diomède chez les Thraces) ou la réalité d'une attaque directe contre les murs ou les portes de l'ennemi. C'est ainsi qu'Andromaque conseille à son époux, Hector : «Place tes troupes près du figuier, là où surtout la ville est accessible, et où le mur peut être escaladé. Trois fois déjà, sur ce point, les plus braves [des Achéens] sont venus tenter l'assaut» (Il.,VI).
Les Troyens aussi tenteront de forcer des défenses du camp grec pour incendier leurs bateaux. De fait, si l'on examine les murs de Troie VI, on constate qu'ils étaient conçus pour permettre aux défenseurs juchés sur des parapets, de viser le flanc droit, découvert, d'un attaquant éventuel. Et la Porte Dardanienne a été agencée de manière à empêcher le maniement d'un bélier.

Les défenseurs de Troie VI optaient donc pour une culture guerrière pragmatique (empêcher le franchissement des murs), et non celle ritualisée, «sportive» de l'affrontement dans la plaine, en un lieu convenu d'avance, où était déclaré vainqueur celui qui restait maître du terrain (22) - première ébauche de la culture hoplitique qui va dominer le paysage militaire grec jusqu'à la Guerre du Péloponnèse, lorsqu'avec l'apparition de l'infanterie légère, des archers et de la cavalerie et l'internationalisation des conflits, la tactique va remplacer le simple choc frontal de deux infanteries lourdes.

«J'étais plus intéressé par la reconstitution du monde antique de 1200 avant Jésus-Christ. A quoi ressemblait une ville, une bataille en ces temps-là ? (23). (...) Nous avons travaillé en étroite collaboration avec le British Museum qui nous a fourni beaucoup d'informations. Enfin, celles dont ils disposent sur la fin de l'âge du bronze. On a bien retrouvé quelques vases peints qui montrent des armures, des épées courtes, des lances... (24). (...) Il reste peu de traces de cette époque. On a trouvé pas mal de choses au British Museum. On a interprété le reste. Il est probable que beaucoup de choses que nous avons mises dans le film ne sont pas justes mais c'était un exercice intéressant. Pour la reconstitution des batailles, il n'existe pratiquement pas de sources. Les stratégies d'Alexandre le Grand sont de loin postérieures. Nous avons donc dû imaginer quelque chose de beaucoup plus primitif. Tout ce que l'on sait, notamment à travers l'Iliade, c'est que la personnalité de certains combattants et de certains chefs jouait un grand rôle psychologique. Le guerrier qui remportait un combat singulier pouvait influencer le moral de ses troupes. C'est ce qui se passe quand Hector a le dessus sur Ajax. Et c'est ce qui explique l'importance d'Achille» (25).

Cependant, en dépit de l'épithète de «dresseurs de chevaux» souvent associé aux Troyens on tiendra pour incongrue la présence de nombreux cavaliers sur le champ de bataille. Certes un passage de l'Iliade montre Ulysse et Diomède chevauchant à cru les chevaux volés au roi des Thraces, mais Homère décrit toujours les héros allant au combat en char. Et la bataille commence nécessairement par l'affrontement, en combat singulier, de quelques champions descendus de leur char, avant que la piétaille en vienne aux mains.

Les costumes sont des extrapolations assez réussies de fresques mycéniennes et minoennes (nous avons apprécié, au passage, le grand bouclier d'Ajax fait de sept peaux de bœufs recouvertes d'une feuille de bronze, «haut comme une tour», ainsi que disait Homère). Achille porte un plastron court, en métal, comme les fantassins du Vase des Guerriers (Mycènes, fin du XIIIe s.) mais son casque est d'inspiration plus «classique». Le costumier semble avoir renoncé au modèle clouté, à cimier et paire de cornes également porté par les soldats du vase précité (en revanche, il en a conservé les boucliers échancrés en demi-lune qui, dans le film, équipent surtout les Troyens) et n'a pas davantage tenu compte des bas-reliefs égyptiens représentant les «Peuples de la Mer» (26).

Homère, qui semble avoir vécu entre 850 et 750, précède de peu l'apparition de l'hoplite (700-650). Il décrit une infanterie moyenne ou légère, qui suit des guerriers lourds qui se font conduire en char jusque sur le lieu du combat. Là, ils apostrophent un de leurs pairs du camp ennemi, mettent pied à terre et en viennent aux mains. Alors leurs suivants entreprennent de neutraliser les suivants ennemis. C'est une guerre de barons ayant les moyens de s'offrir non seulement une panoplie complète, mais aussi un char et des chevaux, et des gens de pied pour les accompagner. Si l'armure de Dendra (près d'Argos) n'était pas uniquement une cuirasse de parade comme on l'a parfois supposé, on peut imaginer le lourd cataphractaire à pied, se taillant un chemin dans la piétaille adverse, lui-même épaulé par sa propre piétaille qui protège ses flancs. Le Philistin Goliath devait leur ressembler, qui terrorisait les Hébreux de Saül, demi-nus.
Le pouvoir, dans la cité, s'élargissant à l'ensemble des citoyens - des citoyens qui n'ont pas nécessairement les moyens d'entretenir des chevaux -, la «révolution hoplitique» va démocratiser tout cela. La charrerie qui, en Grèce, n'a jamais été une arme de choc en soi est désormais obsolète; quant à la cavalerie, elle est reléguée dans une rôle très accessoire (observation, liaison, poursuite). A présent règne sans partage sur le champ de bataille l'hoplite, le soldat-citoyen, mais un citoyen encore suffisamment fortuné pour posséder une armure complète de fantassin lourd.

Les archers troyens
Parmi les extrapolations les plus étonnantes, il y a dans le film de W. Petersen l'emploi massif des archers (l'arme préférée des Troyens, nous précise-t-on)... combiné avec des pieux défensifs plantés dans le sol (ou à flanc de dunes ?). Quelque part, on songe aux Anglais de la Guerre de Cent-Ans s'apprêtant à contrer la lourde chevalerie française ! Pour les Grecs classiques, l'arc est l'arme asiatique par excellence : les Perses, les Scythes, les Amazones - bref, des Barbares - excellent à son maniement. C'est l'arme du lâche, au moyen de laquelle le sournois Pâris triomphera du grand Achille (et Philoctète de Pâris !). C'est aussi l'arme du dieu Apollon, qui protège les Troyens (et dont Achille, dans le film, décapite la statue). Dans le poème, lorsque le dieu voudra se venger des Achéens qui ont saccagé son temple et enlevé Chryséis (27), fille de son prêtre Chrysès (28), Apollon saisira son arc d'or et décimera l'armée des Achéens en leur envoyant ses flèches pestifères. Enfin, c'est au moyen de celles-ci que les Egyptiens massacrèrent les Peuples de la Mer cherchant à débarquer sur les incertains îlots des marais de l'embouchure du Nil.

troie - pieux

Les pieux acérés pour stopper la charge des Grecs, de même que les boules de feu roulées vers leur camp (empruntées au «Spartacus» de Kubrick) ne font pas partie des descriptions d'Homère. Chez le poète aveugle, les pieux sont intégrés au dispositif défensif du camp achéen à partir du Chant VII : c'est-à-dire que les Grecs s'en sont passés durant les neuf premières années du siège.

Les pieux acérés
L'usage des pieux en rase campagne surprendra sans doute le lecteur d'Homère. Pourtant, le poète aveugle en a parlé largement. Après une bataille à l'issue douteuse, qui a vu s'affronter Diomède et Glaucus (Il., VI), puis Ajax et Hector (Il., VII) et à l'issue de laquelle une trêve a été conclue pour que chaque parti puisse ramasser ses morts, les Achéens décident de se retrancher [enfin !]. «L'aurore n'avait pas paru, la nuit était encore obscure, quand autour du bûcher se leva une troupe d'Achéens choisis. Ils firent autour du bûcher un tertre unique, qui se dressât pour tous au-dessus de la plaine, et, contre lui, bâtirent un mur, des remparts élevés, défense des vaisseaux et d'eux-mêmes. Ils y pratiquèrent des portes bien ajustées, où pût passer un chemin carrossable. En dehors ils creusèrent, tout près, un fossé profond, large, grand, et y plantèrent des pieux» (Il., VII, 436 sqq.).
Plus tard, les Achéens refluants en déroute «se heurte[ro]nt au fossé ouvert, à la palissade» de leur camp. Alors, «Phœbos Apollon, d'un coup de pied, sans effort, fait crouler le talus et le renverse du milieu du fossé profond; il jette ainsi un pont, une chaussée longue et large» qui permet aux Troyens de pénétrer dans le camp ennemi (Il., XV). Ici, c'est un dieu qui enfonce l'enceinte des Grecs - le poète n'indique pas de moyens «humains» prévus pour combler le fossé, par exemple des fascines comme les Gaulois à Alésia. Au Chant XII déjà, ils avaient improvisé, Hector en fracassant la palissade en balançant dessus un bloc de rocher, et les Troyens en enfonçant la porte (à coups d'épaule ?) ou en sautant par-dessus le mur (qui ne devait pas être bien haut ?).

Rites funéraires
Conformément aux usages classiques et homériques, les Grecs pratiquent la crémation dans le film. C'est une des nombreuses contradictions entre le poète aveugle et les usages mycéniens qui prévoyaient l'inhumation des morts (cf. les tombes à coupoles de Mycènes).
Signalons un détail archéologique amusant : les pièces de monnaies déposées sur les paupières des défunts à l'intention du nocher des Enfers. A la fin de l'Age du Bronze, la monnaie n'avait pas encore été inventée; les plus anciens monnayages connus sont ceux de la Lydie, au VIIe s., petit anachronisme excusable dans le contexte du mélange des époques (29) !

 

4. En marge du film

Plaidoyer pour Agamemnon
Il est à noter que dans toutes les œuvres filmiques inspirées par la Guerre de Troie, Agamemnon a systématiquement le mauvais rôle : le film de W. Petersen n'y déroge pas. Au cinéma, Agamemnon est toujours un tyran autoritaire, mais aussi un père indigne puisqu'il a sacrifié sa fille Iphigénie afin de pouvoir partir à la guerre. Celle-ci ayant été déclarée, bien évidemment, à la seule fin de satisfaire à ses ambitions guerrières. Ce point de vue est très subjectif. Si l'on s'en tient aux textes, Agamemnon était tenu par un serment, liant tous les princes grecs, de défendre Ménélas. Ce serment avait, du reste, été prêté dans les meilleures intentions du monde : empêcher une guerre fratricide entre l'heureux élu et les prétendants évincés de la Belle Hélène. Frère aîné de Ménélas, Agamemnon - moins qu'un autre - pouvait s'y soustraire.
L'argument de l'«ambition» n'est valable que dans la mesure où l'intention de piraterie serait le vrai mobile de la guerre des Achéens contre Troie. Plausible, mais invérifiable, bien entendu. Ne jugeons pas les mobiles des Anciens avec un casque bleu sur la tête. Les guerres de l'Antiquité sont inexpiables; la défaite d'un peuple signifie son effacement de la surface du globe. Ce qui arriva aux Troyens. Mais pour Homère, clairement, les Achéens ont été victimes d'un acte de piraterie de la part des Troyens. Qu'ils en soient sincèrement outrés - ou secrètement ravis de piller une ville opulente (opulente pour quelle raison ?) - n'entre pas en ligne de compte et n'intéressera que des juristes nés 3.000 ans plus tard, dans une toute autre culture, celle qui reconnaît un droit international. G.W. Bush aurait-il attaqué l'Irak s'il n'y avait eu du pétrole à la clé ? Et des débouchés pour son industrie d'armement ?

Agamemnon «bénéficie» d'un préjugé nettement défavorable selon notre sensibilité moderne, laquelle professe que chaque peuple a le droit de vivre en paix, et même de bénéficier de la solidarité internationale (laquelle du reste, le plus souvent, n'a jamais fonctionné que pour des raisons bassement intéressées. Ah ! les donneurs de leçons !).
Mais Agamemnon a permis que soit immolée sa fille Iphigénie, afin que soufflent les vents qui permettront à la flotte grecque de naviguer vers Troie. Comme ses ennemis, comme tout un chacun, Agamemnon est frappé d'un fatum qui le conduira à sa perte, car d'Achille à Alain Delon, il n'est de héros que tragique. C'est-à-dire mort, de mort violente. Notre sensibilité, si prompte à condamner autrui mais a oublier nos propres fautes, nos lâchetés, se trouve confortée par le cri de détresse d'une mère, Clytemnestre, si bien rendu par Euripide dans Iphigénie. Toutefois, Euripide avait sur ces questions un sentiment étonnamment moderne pour son temps (comparez avec ses contemporains Sophocle et Eschyle !). On oublie que le pater familias a le droit de vie ou de mort sur les siens. Que les Anciens jugeaient les gens sur ce qu'ils avaient accomplis, non sur ce qu'ils feraient peut-être un jour. Un enfant n'est donc rien, puisqu'il n'a rien accompli. Et l'individu est peu de chose face à la collectivité.

D'ailleurs, qui dira la détresse d'un père contraint de sacrifier sa fille à la raison d'Etat ? Agamemnon n'est pas une simple personne privée, en droit de préférer sa petite vie égoïste. Il est le roi. Le grand roi de Mycènes. Il doit garder son rang et assumer ses responsabilités politiques : Agamemnon a sacrifié sa fille parce que son peuple, c'est-à-dire son armée, le laos, le «peuple armé», l'exigeait (et aussi la déesse Artémis - n'oublions l'implication des dieux, leur «volonté» !).
Et parce qu'on ne joue pas impunément avec ses alliés convoqués sous les drapeaux, et prêts - eux - à assumer leur rôle dans la bataille, à mourir peut-être...

La société antique est dure, et des femmes comme Andromaque ou Pénélope ont pu en témoigner par delà les siècles. Respectée des Troyens tant que son mari les mènera victorieusement à la bataille, Andromaque sait qu'elle ne sera plus qu'une moins que rien à partir du jour où celui-ci aura été tué et remplacé par un autre chef de guerre (Il., VI). Quand à Pénélope - toute l'Odyssée en témoigne -, elle aura à rendre des comptes aux ayants droit des guerriers embarqués sur les douze vaisseaux que, chef de guerre malchanceux, Ulysse mena à leur perte - les «prétendants» qui maintenant pillent son palais.

 

Suite…


 

NOTES :

(1) Rengaine d'une populaire chanson française des années '50. Mais là, amis, nous parlons d'un temps... - Retour texte

(2) Ciné-Live, nŒ 79, mai 2004, pp. 47-48. - Retour texte

(3) C'est W. Petersen lui-même qui voit en Achille une sorte de James Dean antique. - Retour texte

(4) Il., II, 671. - Retour texte

(5) Déguisé en marchand, il apporta des tissus et autres fanfreluches qui plaisent aux jeunes filles... dissimulant des armes au fond de la corbeille ! - Retour texte

(6) Achille et Patrocle n'étaient pas cousins, mais amis (et même un peu plus a-t-on insinué : vous savez, les Grecs...).
En fait, Patrocle - fils de Ménœtios, roi d'Oponte en Locride - était un baron de Pélée, le père d'Achille. Contraint de fuir sa patrie pour un crime de sang, il s'était réfugié à Phthie et avait été élevé avec Achille, de qui il était un peu plus âgé (Il., XI, 765 sqq.). - Retour texte

(7) C'est le sujet de la tragédie de Sophocle, Ajax. - Retour texte

(8) Il y a différentes versions de la mort d'Achille (tué par Pâris) : certaines sont en relation avec son amour pour Polyxène et sa défection de la cause grecque, d'autres le font mourir sur le champ de bataille, après avoir occis l'Ethiopien Memnon, venu au secours de Troie avec une nouvelle armée (dans cette version, c'est Ajax qui emporte le corps d'Achille sur ses épaules). - Retour texte

(9) Mais bien Néoptolème-Pyrrhus, son fils ! - Retour texte

(10) Amoureux de Polyxène - la plus jeune des filles de Priam, mais qui n'est pas mentionnée dans l'Iliade - Achille était prêt à trahir la cause des Achéens et à embrasser le parti des Troyens quand Pâris le tua. C'est pour cette raison que, la ville prise, son fils Pyrrhus-Néoptolème égorgea la jeune fille sur la tombe paternelle, pour en apaiser les mânes (Ov., Mét., XIII, 439 sqq.). Ou encore, elle s'y suicida.
Il existe une demi-douzaine de versions différentes à son histoire (cf. P. Grimal, Dict. myth. gr. et rom., s.v. et R. Graves, Mythes grecs, 163.o et 164.k), mais il est clair que le scénariste de Troy s'est inspiré d'elle, ainsi que de Chryséis, pour étoffer «Briséis». - Retour texte

(11)La comparaison d'Hélène avec les armes de destruction massive est de W. Petersen lui-même, in La Libre Belgique, mercredi 12 mai 2004 (suppl. La Libre Culture, p. 6). - Retour texte

(12) Il a couvert son frère irresponsable, cause de la guerre. La raison d'Etat et le simple bon sens s'y opposaient. - Retour texte

(13) Dans l'Odyssée, Homère nous montre Télémaque enquêtant sur la disparition de son père (qui n'est toujours pas rentré en Ithaque dix ans après la fin de la guerre). Ainsi arrive-t-il à Sparte où il retrouve le couple Ménélas-Hélène coulant des jours paisibles (même si Hélène, repentante, se traite encore de «face de chienne»). Tenons-nous en aux données Homériques, encore que d'autres textes nous donnent des précisions : bien avant la fin de la guerre, Pâris fut tué par une flèche de Philoctète - une de ces fameuses flèches empoisonnées avec le venin de l'Hydre de Lerne - et Hélène fut alors donnée à Deiphobos, frère et successeur d'Hector, le nouveau chef de guerre des Troyens.
Troie prise, c'est Deiphobos qui fut égorgé par Ménélas vainqueur, venu reprendre sa femme. Le cinéma oublie généralement ce personnage (et c'est Pâris lui-même qui est tué pendant le sac de la ville - ainsi dans le film de R. Wise), sauf dans un épisode de Xena la Guerrière (1ère saison, 1995-1996), «Méfie-toi des Grecs», où on le voit vivre maritalement avec Hélène. - Retour texte

(14) La Libre Belgique, 12 mai 2004. - Retour texte

(15) On ignore toutefois comment finirent Troie III, IV et V, ces couches ayant été ravagées par les excavations d'Heinrich Schliemann. - Retour texte

(16) Il était composé, notamment d'un diadème formé de 16.353 pièces d'or. Ramené en fraude en Allemagne, il disparut en 1945 «dans un bombardement». Il fut retrouvé en 1993, à Moscou, dans les réserves du Musée des Beaux-Arts Pouchkine où l'avait ramené l'Armée soviétique.
La collection a fait l'objet d'un superbe catalogue sous la supervision scientifique de Mikhail Treister : Le Trésor de Troie. Les fouilles d'Heinrich Schliemann, Gallimard-Electa, 1996, 247 p. - Retour texte

(17) Soit d'ouest en est : VIa, VIb, VIm, la «Maison à piliers», la «Maison 630», VIc, VIe et VIf. - Retour texte

(18) En ce qui concerne les blocs utilisés, ils sont d'une taille plus modeste que ceux du formidable appareil cyclopéen des enceintes de Mycènes et de Tyrinthe. - Retour texte

(19) Large de 2,50 m. - Retour texte

(20) J.-P. Adam, L'architecture militaire grecque, Picard, 1982, p. 9. - Retour texte

(21) Première, nŒ 327, p. 68. - Retour texte

(22) C'est la conception classique du combat des hoplites. Cf. l'étonnement du général perse Mardonios, en 490, cité par Hérodote, VII, 9. 2. - Retour texte

(23) La Libre Belgique, 12 mai 2004. - Retour texte

(24) Première, nŒ 327, p. 68. - Retour texte

(25) La Libre Belgique, 12 mai 2004.- Retour texte

(26) Cf. P. Connolly, The Legend of Odysseus, Oxford University Press, 1986. - Retour texte

(27) Chryséis fut donnée en butin à Agamemnon. Contraint de la rendre à son père pour conjurer la peste qui ravage son armée, le grand roi s'approprie - en compensation - Briséis, la captive d'Achille.
Le film de W. Petersen condense Chryséis et Briséis (et plus loin Polyxène), pour en faire une seule personne et, d'un point de vue scénaristique, rendre intéressant de rôle de la captive d'Achille, interprété par Rose Byrne. - Retour texte

(28) Les Achéens ne semblent pas avoir grand respect pour Apollon : Agamemnon profane le temple de Chrysè (ville de Troade), emmenant captive la fille du prêtre de ce dieu, et, dans l'Odyssée, Ulysse rançonne son prêtre Maron, après avoir pillé sa ville d'Ismaros. Nous ne saurions suivre Jean Zehwyn lorsqu'il reproche à W. Petersen ce «refus de spiritualité» qui lui a fait retrancher les dieux de son scénario (c'est son choix, que nous devons respecter même s'il semble trahir l'Iliade) et, surtout, en montrant Achille mutilant la statue d'Apollon.
Si religieux fussent-ils, les Grecs savaient être impies à l'occasion (Alcibiade mutilant les hermès avant de partir pour la désastreuse expédition de Sicile). Savoir remettre à leur place ces dieux qui se mêlaient des affaires humaines était de bon ton : sur le champ de bataille, le vaillant Diomède blessa de son glaive la déesse Aphrodite et même Arès, le dieu de la guerre en personne. Ce qui ne l'empêchera pas de rentrer paisiblement en Argos, la guerre finie. Là il découvrit son infortune conjugale : mais il n'est pas nécessaire de blesser Aphrodite sur un champ de bataille, où elle n'avait rien à faire, pour que votre femme vous trompe, non ? - Retour texte

(29) Homère, supposé avoir vécu du VIIIe s., traite d'événements censés s'être déroulés quatre siècles auparavant. - Retour texte.