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Alexandre
(Oliver Stone, GB-Fr-AL, 2004)

Un Oliver peut en cacher un autre

alexandre - oliver stone

Sur cette page :

1. Un film historico-hagiographique ?

Bref rappel chronologique

Pages suivantes :

2. Un «biopic» intimiste

3. Le réalisateur et son héros : une alchimie

4. Un projet de société ?

5. Hephæstion

6. Politique contemporaine

7. La reconstitution

8. Personnages (à paraître)

9. Alexandre le Grand à l'écran

10. Bibliographie

11. Fiche technique

12. Chronologie

1. Un film historico-hagiographique ?

Ce n'est sans doute pas un hasard si, à une semaine d'intervalle, paraissaient sur nos écrans deux films retraçant l'ascension et la fin (1) de deux monstres sacrés de l'Histoire du Monde, qui l'un et l'autre régnèrent de façon absolue sur d'éphémères empires : le kosmokratôr Alexandre de Macédoine et le Führer du IIIe Reich, Adolf Hitler. De Gaugamèle (331) à sa mort (323), l'empire d'Alexandre dura huit ans; celui d'Hitler onze. «Un Monde, un Maître.» «Ein Führer, ein Volk.» On aurait aimé oublier le second, si par ces temps troublés un devoir de mémoire n'invitait à la vigilance. Du premier, toutefois, a subsisté dans la mémoire collective l'image éblouie d'un conquérant aussi invincible que magnanime, une sorte de Messie de la réconciliation Orient-Occident, dont il n'est jusqu'aux écrits talmudiques(2) et même le Coran qui se souviennent d'Iskander (3) avec éloge et respect...
Alexandre appartient à l'Histoire et au Mythe - comme le rappelle à plusieurs reprises le vieux général Ptolémée (Anthony Hopkins), devenu pharaon d'Egypte et, accessoirement, son biographe. Peut-être même davantage au Mythe qu'à l'Histoire ?

Oliver Stone... Oliver Hirschbiegel. Un Oliver peut-il en cacher un autre ? Un vieil homme aigri par la haine, ravagé par la maladie, espérant d'hypothétiques victoires d'armées inexistantes attend la mort au fond de son bunker, entouré de généraux fanatiques autant que résignés, partageant son délire et... les dernières capsules de cyanure (Die Untergang [La Chute], Oliver Hirschbiegel, AL - 2004). En contretype : un jeune demi-dieu agonise à Babylone après avoir conduit ses armées victorieuses aux confins du monde connu, mais sans avoir réussi à faire partager son rêve à ses généraux. «Il valait mieux qu'il meure avant qu'il ne nous tue», énoncera Ptolémée à son secrétaire. Avant de lui faire déchirer la page pour lui en dicter une toute autre, plus conforme à la légende. Le personnage de Ptolémée, on l'aura compris, n'est qu'une hypostase du cinéaste Oliver Stone (5) qui lui aussi réécrit l'Histoire pour la subordonner à l'icône héroïque du nouvel Achille - que le spectateur le plus inculte devrait, sans hésiter, identifier au lumineux sex-symbol Brad Pitt de Troie, dont les épiques péripéties avaient paru à l'écran quelques mois plus tôt.
Oliver Stone se réclame principalement de l'historien britannique Robin Fox Lane (1973), une biographie qui n'est pas des plus récentes (6), mais qui surtout avait, en son temps, «surpris par sa visée presque apologétique»; mais il est amusant de noter qu'il se réfère aussi à l'ancien haut fonctionnaire vichysois Jacques Benoist-Méchin (7) (Alexandre le Grand ou Le rêve dépassé, 1964), par ailleurs auteur d'une magistrale Histoire de l'armée allemande et des Soixante jours qui ébranlèrent l'Occident.

En refusant de diaboliser les chefs nazis, Oliver Hirschbiegel - cinéaste à la réputation sulfureuse depuis l'assez glauque L'expérience [Das Experiment], 2001 -, semble créer un courant de sympathie en leur faveur. Quelque chose comme l'«Honneur au vaincus !» du bon Malraux, retourné ! C'est que nous assistons à la fin d'un monde, au fameux crépuscule des dieux annoncé par Wagner (8). Pour quelques lucides qui choisissent la fuite ou la négociation, nombre d'officiers refuseront de se rendre, préférant le baroud d'honneur ou le suicide. Fanatisme, ou peur de tomber vivant entre les mains des Untermenschen ? On a un peu l'impression d'être sur une autre planète, d'assister à une sorte de space opera du genre Starship Troopers (9) ou à l'engloutissement de quelque démoniaque Atlantide... C'est la guerre à outrance, sans la moindre commisération pour les souffrances de la population civile - Goebbels : «Le peuple allemand nous a donné un mandat. Qu'il en subisse les conséquences !»; Hitler : «A la guerre, il n'y a pas de civils.» Mais cette guerre sans rémission, dont au XXe s. on aurait cru le spectre à jamais évanoui, était la même que celle des Macédoniens de Philippe et de son fils Alexandre, comme du reste celle de tous les autres peuples de l'Antiquité. Des villes prises d'assaut, des populations massacrées ou vendues comme esclaves... Il n'y a aucune rémission possible pour le vaincu. Le massacre, les supplices ont une valeur rituelle, religieuse. Au terme de la Troisième Guerre Sacrée, Philippe II - qui vient d'occire neuf mille Phocidiens sur le champ de bataille de Crocus - fait noyer dans la mer ses trois mille prisonniers et crucifier le cadavre de leur général. Ayant empiété sur les territoires du sanctuaire de Delphes, ces Phocidiens avaient - il est vrai - été déclarés «sacrilèges». Mais un vaincu est toujours, quelque part, un sacrilège puisqu'il a encouru la défaveur des dieux. En 1945 comme il y a 2.300 ans.

Les conquêtes d'Alexandre sont jonchées de cadavres de captifs massacrés, qu'il s'agisse des mercenaires grecs qui se sont rendus après le siège de Milet et qu'il considère comme «traîtres à la cause grecque» (10), de villageois sogdiens qu'il juge complices du désastre du Polytimétos ou des belliqueux Malliens qui ont eu tort de se mettre en travers de sa route (11), le conquérant ne fait pas dans la dentelle. Pourquoi le ferait-il, d'ailleurs ? Il se conforme aux usages guerriers de son temps, ni plus ni moins cruel que les Perses qui, un peu avant la bataille d'Issos, ont torturé et massacré les blessés surpris dans un hôpital de campagne macédonien. Alexandre fut tour à tour impitoyable ou magnanime, selon les opportunités qui s'offraient à lui. Et en cela guère différent d'un Jules César qui l'avait pris pour modèle, n'eussent été leurs différences de psychologie. Le froid Romain, sobre, subtil et calculateur; le Macédonien exalté, sujet à des crises d'alcoolisme...
Un massacre toutefois lui est plus spécialement reproché : celui qui accompagna la destruction de Thèbes, une ville grecque. D'ordinaire favorable à Alexandre, Plutarque (12) souligne l'émotion que parmi les Grecs suscita cette exécution barbare - seuls les édifices religieux, la maison du poète Pindare et celles de quelques particuliers réputés promacédoniens furent épargnés. «Oliver Stone suggère que les 6.000 morts et les 13.000 esclaves de Thèbes furent le prix à payer pour éviter une guerre civile qui eût été beaucoup plus coûteuse - note Paul Vaute (13). Mais les données de ce froid calcul changent radicalement si on prend en compte le caractère éphémère d'une construction impériale qui n'a pas survécu à son fondateur.» Certes. Mais ceci est un jugement a posteriori d'historien.

(A noter qu'O. Stone élude carrément cette problématique dans le film qu'il nous donne à voir : pas de bataille de Chéronée (338), et moins encore de sac de Thèbes (335).)

empire alexandre

Carte des conquêtes d'Alexandre (extr. G. RADET, op. cit.).

Bref rappel chronologique
Pour une chronologie plus détaillée : CLICK

356 Naissance d'Alexandre à Pella
343 Il étudie la philosophie à Mieza, en compagnie d'Aristote
340 Régent en l'absence de son père, il fait campagne contre les tribus balkaniques
338 Agé de 18 ans, il commande l'aile gauche macédonienne à la bataille de Chéronée et défait les Thébains
336 Philippe est assassiné. Alexandre, âgé de 20 ans, monte sur le trône
335 Il soumet les Thraces au nord, à l'est et à l'ouest; au sud, il rase Thèbes et se fait reconnaître «Hégémon» de toute la Grèce, en vue de combattre les Perses
334 Agé de 22 ans, il envahit l'Asie Mineure avec 30.000 hommes et remporte la victoire du Granique
333 Défaite de Darius à Issos
333-331 Alexandre consolide ses conquêtes en Asie Mineure, se fait reconnaître pharaon en Egypte, assiège et prend Tyr - coupant les Perses de la Méditerranée
331 Ecrase définitivement Darius à Gaugamèle (Arbèles), et prend le titre de Roi des Rois
329-328 Entre en Asie Centrale avec ses armées
327 Epouse une princesse bactre, Roxane
327-326 Expédition en Inde
10 juin 323 Alexandre le Grand meurt de malaria à Babylone, âgé de 32 ans et onze mois (14).

 

Suite…


 

NOTES :

(1) La fin seulement, dans le cas du second film. - Retour texte

(2) Faut-il rappeler que la tradition chrétienne qui fait mourir Jésus-Christ à trente-trois ans est un souvenir du météore Alexandre ? - Retour texte

(3) Sous le nom de Zul-Qarnayn, ou Dhou al-Qarnaïn («Celui-qui-a-deux-cornes», allusion à sa représentation en tant que fils de Zeus-Ammon, le front orné de cornes de bélier) dans la Sourate 18 de la Caverne. - Retour texte

(4) «Possesseur de deux cornes.» C'est le nom sous lequel les Arabes entendaient Alexandre le Grand. Chacune de ces cornes représente cent ans - une extrème longévité étant une preuve de respectabilité (N.d.M.E.). - Retour texte

(5) Quand Ptolémée commente le combat contre les éléphants indiens dans la jungle - «Ce fut la plus sanglante de toutes ses batailles, une boucherie. La fin de toute raison. Nous ne serions plus jamais des hommes» - c'est clairement le réalisateur de Platoon, le vétéran du Viêt-nam qui parle. - Retour texte

(6) N'oublions pas que le projet d'Oliver Stone ne datait pas d'hier non plus; précisément, il fut suscité par la lecture de ce livre. - Retour texte

(7) Oliver Stone : «Je crois que j'ai une interprétation de la vie d'Alexandre qui se tient. Je pense avoir trouvé quelques clés qui permettent de comprendre sa personnalité, aidé notamment par les notations psychologiques de l'historien français Jacques Benoist-Méchin» (Historia, n­ 697, décembre 2004-janvier 2005, p. 7). - Retour texte

(8) La remise en perspective de la chute du IIIe Reich par le cinéaste allemand ne doit pas être considérée comme une apologie. Les crises de rage d'Adolf Hitler flottant sur le nuage de ses illusions, ses propos excessifs, son refus de pitié pour les autres comme pour lui même ne constituent pas précisément un plaidoyer en faveur du national-socialisme, dont les dirigeants succombent en rats acculés, prisonniers de leur délire collectif - ne sachant plus où aller dans un monde qui, désormais, n'est plus le leur. - Retour texte

(9) En son temps, on n'a pas manqué de souligner la ressemblance avec les troupes du IIIe Reich des Terriens supérieurs en uniformes gris luttant contre de répugnants monstres de l'espace. Ces quelques lignes extraites du résumé d'un programme-TV laisse rêveur : «La Terre au XXIVe s. Une Fédération musclée fait régner l'ordre sur toute la planète, exhortant sans relâche la jeunesse à la lutte, au devoir, à l'abnégation et au sacrifice de soi.» - Retour texte

(10) Si les mercenaires grecs au service de la Perse combattirent jusqu'à la dernière extrémité, ce fut aussi parce qu'Alexandre ne leur laissa aucun choix, ayant d'avance annoncé qu'il seraient tous passés par les armes. - Retour texte

(11) Il est vrai que c'est en tentant d'investir leur capitale qu'Alexandre fut si gravement blessé que sa carrière de conquérant faillit s'achever chez eux (scène qui inspira celle du film d'O. Stone). - Retour texte

(12) Il est probable que, Béotien lui aussi et écrivant longtemps après les faits, Plutarque de Chéronée parle en voisin.
Il est à noter que les alliés béotiens d'Athènes - trahis par celle-ci, qui les avait abandonnés à la discrétion de Thèbes, sa nouvelle partenaire contre la Macédoine - se montrèrent plus impitoyables encore que la soldatesque d'Alexandre. - Retour texte

(13) La Libre Belgique, 5 janvier 2005. - Retour texte

(14) Certaines sources le font décéder à 32 ans et huit mois. Mais si Alexandre est né un 21 juillet et décède un 10 (ou 13 ?) juin, nous obtenons onze mois moins onze jours. - Retour texte