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Alexandre
(Oliver Stone, GB-Fr-AL, 2004)

3. Le réalisateur et son héros : une alchimie

 

Page précédente :

1. Un film historico-hagiographique ?

2. Un «biopic» intimiste

Sur cette page :

3. Le réalisateur et son héros : une alchimie

3.1. Bonjour, Docteur Freud !

3.2. «Madame Bovary c'est moi»

3.3. La re-création d'un personnage

3.3.1. Après l'«Internationale», la mondialisation
3.3.2. Alexandre le compatissant...
3.3.3. ... ou l'ange exterminateur ?
3.3.4. Le fou de guerre
3.3.5. La politique comme prolongement de la guerre...
3.3.6. Le mystère Alexandre, selon O. Stone

Pages suivantes :

4. Un projet de société ?

5. Hephæstion

6. Politique contemporaine

7. La reconstitution

8. Personnages (à paraître)

9. Alexandre le Grand à l'écran

10. Bibliographie

11. Fiche technique

12. Chronologie

3. Le réalisateur et son héros : une alchimie

3.1. Bonjour, Docteur Freud !

«J'ai dédié ce film à ma mère. Elle l'a vu, à plus de quatre-vingt ans, et elle a adoré. Ce qui m'a procuré un immense plaisir», confie Oliver Stone (1). Le réalisateur concentre son attention sur les relations entre Alexandre et sa mère Olympias. «N'y a-t-il aucun amour dans ta vie, Alexandre ? (...) N'augmentes-tu pas tes conquêtes pour mettre le plus de distance entre ta mère et toi ?», s'inquiète le fidèle Hephæstion à Babylone. Pour des raisons personnelles, «j'y ai trouvé des similitudes avec ma propre personne, dit O. Stone, revendiquant cette approche psychologique, freudienne. Mes parents étaient deux fortes personnalités. Ma mère n'était pas la rationnelle, tout comme Olympias, tandis que mon père ressemblait à Philippe qui est un peu l'image du Grec ancien pessimiste» (2). Commentant les figures mythologiques qui décorent le couloir de l'ancien palais royal - Achille, Prométhée, Œdipe, Hercule - et qui sont la grille à décoder du film, Philippe insiste sur Médée, la magicienne matricide : «Il n'est jamais facile d'échapper à sa mère, Alexandre. Méfie-toi des femmes, pires que les hommes.»

olympias - philippe II - alexandre
Olympias, la Sorcière aux Serpents (Angelina Jolie), Philippe le Borgne (Val Kilmer) et Alexandre (Colin Farrell) : la triade parentale réunie. Une déesse-mère possessive, un dieu-père autoritaire et jaloux, et... la pure merveille issue de ce couple si affreux, le Messie, le Fils crucifié ! (phot. Intermedia).
Ci-dessous : Couronne d'olivier en or retrouvées dans une tombe à Derveni. Val Kilmer, ci-dessus, en porte une copie (extr. HATZOPOULOS, op. cit.).
couronne

Hercule et Achille sont les ancêtres de la dynastie. Sa mère, la princesse molosse Olympias est une prêtresse de Dionysos - le dieu de toutes les extases et de tous les excès mystiques - et tire ses origines dynastiques du grand héros de la Guerre de Troie, Achille. Comme roi de Macédoine, son père Philippe descend d'Hercule. Hercule et Dionysos sont demeurés dans la mémoire des Grecs comme des héros voyageurs qui en des temps immémoriaux entreprirent des expéditions jusqu'aux confins du monde, en Inde. Le film revient à plusieurs reprises sur leurs exploits que tente de rééditer Alexandre (Hercule assimilé au dieu védique Krishna).
Prométhée est le héros bienfaiteur de l'Humanité, qui donna le feu aux hommes : c'est lui qui incarne le projet de société d'Alexandre, la réconciliation du genre humain.
Œdipe aux yeux crevés, Œdipe le maudit... c'est Alexandre lui-même, simple jeune homme écrasé par le poids de son hérédité. Est-il le fils de son père mortel, Philippe, ou celui de l'immortel Zeus (3), le Roi des Dieux, comme l'affirme sa mère (4) ? «La nuit qui précède l'entrée des époux dans la chambre nuptiale, Olympias rêve qu'un éclair, suivi d'un coup de tonnerre, la frappe au sein. Vierge, elle conçoit, immatériellement, au passage de cette lumière fulgurante, un fils, dont, physiquement, après la consommation des noces, Philippe reste le procréateur. D'ores et déjà, Alexandre est un homme-dieu» (5).
Quant à Médée, cette forte personnalité féminine, elle personnifie toutes les difficultés du couple Philippe-Olympias. Le soudard aviné aurait souhaité avoir une épouse à sa botte; il n'a trouvé que la prêtresse de rites étranges, qui vit dans l'intimité des reptiles, au milieu de ses paniers remplis de serpents au venin desquels elle semble immunisée. Dans le mythe, Médée, trompée par l'inconstant Jason, égorge les fils qu'elle lui avait donnés, avant de s'envoler sur un char attelé de serpents. C'est bien ce que craint Philippe, sur le point de convoler avec une nouvelle épouse : dans le cœur de son fils, Olympias a tué le père...

«On voit effectivement comment ce petit garçon grandit, comment il a été influencé par cette mère qui l'oblige à maîtriser sa peur, comment elle s'opposait violemment au père d'Alexandre et combien ce fut un tournant dans sa vie. Les leçons que lui donne Aristote sont autant d'autres thèmes importants. Et puis, il y a la naissance de l'amour pour Hephæstion... Je ne considère pas ça comme un long monologue mais comme la mise en place du drame : Alexandre est, pour moi, un personnage qui se détache du pessimisme classique grec, représenté par son père, et qui en a gardé le pragmatisme allié à l'optimisme débridé de sa mère» (6).

3.2. «Madame Bovary c'est moi»

«Madame Bovary c'est moi» disait Flaubert, voulant signifier qu'un auteur se reflète dans les personnages. «Il est indéniable que (l)es parents [d'Alexandre le Grand] ressemblent, par certains côtés, aux miens, confirme O. Stone. Comme [le père] d'Alexandre, le mien était très pessimiste, tandis que sa mère était d'un grand optimisme, elle voulait qu'il soit le plus grand. La mienne aussi. C'est une sacrée motivation dans la vie. Les deux pôles, l'énergie déployée par ses parents lui ont permis de les dépasser. Il est allé plus loin que l'on ne pouvait rêver. Il est authentique, au cœur - sans jeu de mots - d'une tragédie grecque» (7).

Alexandre, notera le critique de cinéma J. Michaud, est «un homme de progrès, qui voulait que les peuples et les religions se mélangent. On découvre ses rapports douloureux avec un père dur, qui a été assassiné, et une mère possessive, dont Alexandre se demande si elle n'est pas à l'origine de sa mort. Si Oliver rêvait autant de porter sa vie à l'écran, c'est qu'il y a trouvé le parfait canevas pour décrire les chemins tortueux qu'emprunte l'humanité depuis la nuit des temps. Dans la vie d'Alexandre, il y a la peur, l'amour, la douleur, la jalousie, l'ambition, la faiblesse, la rage, le doute, l'espoir, l'éternité...» (8).

Consciemment ou pas, O. Stone a-t-il tourné un film sur ses propres parents ? Ne signe-t-il pas avec Alexandre son film le plus personnel ? «C'est sans doute vrai. En même temps, nous avons fait le plus de recherches possibles» (9). Et à la question «Comment Oliver Stone et vous, vous êtes-vous approprié un personnage aussi mythique ?», Colin Farrell répondra prudemment : «Tout est dans le scénario. Alexandre le Grand était l'un des plus grands génies militaires du monde. Il a été loué par Napoléon, étudié par Patton» (10).

Oliver Stone avait découvert Alexandre le Grand dans un de ses livres d'enfant... Colin Farrell, chargeant à cheval à la tête de quatre cents figurants, croyait retrouver les gestes de l'enfance... Et à ses côtés, l'historien Robin Lane Fox de l'Université d'Oxford, devenu conseiller historique du film, recevait comme une faveur de pouvoir revêtir la panoplie d'un Compagnon pour, dans la foulée de l'acteur irlandais, participer à la charge de cavalerie à Gaugamèle («Vous savez, Oliver, je viens de faire la chose que j'ai le plus désirée de ma vie entière... Jamais je ne pourrai vous en remercier suffisamment», dira-t-il).
Le résultat de cette psychothérapie par le biais du grand écran ? O. Stone l'estime positive, espérant lui-même avoir changé «en bien., (...) Comme Ptolémée le dit, «en sa présence, nous étions meilleurs que nous-mêmes». Il m'a donné l'envie de devenir meilleur. Le film a beau être terminé, j'espère que son esprit restera présent, pour que cette envie d'excellence, de dépassement que j'ai pu ressentir pendant mes études reste en moi. C'est quelque chose qu'on perd périodiquement, parce que la vie est corrompue. Il faut donc parfois retrouver ses racines. J'espère ne jamais oublier Alexandre» (11).

3.3. La re-création d'un personnage

«La mosaïque de Pompéi nous présente le fils de Philippe sous l'aspect d'un éphèbe vigoureux, mais encore doué de ce pouvoir de concentration intense propre aux très jeunes gens. Lancé en pleine mêlée, rien n'existe pour lui en dehors de la bataille, écrit J. Benoist-Méchin, commentant la célèbre mosaïque La bataille d'Alexandre, copie d'un tableau d'Apelle. Son profil est acéré comme celui d'un archer crétois. Ses yeux immenses, encore dilatés par la frénésie de l'action, sont fixés sur l'adversaire, comme pour l'hypnotiser. La taille svelte enserrée dans un corselet d'airain, il se précipite comme un frelon sur le char de Darius, tenant d'une main un javelot (...). Tout en lui est élan, dynamisme, fureur.

alexandre - mosaique

Alexandre, d'après la mosaïque du Musée de Naples, copie d'une peinture d'Apelle. Courtisan du conquérant macédonien, Apelle nous a donc laissé un témoignage visuel (extr. P. MORENO, op. cit.).

Tout autre est l'expression de la tête d'Istanbul. Son ovale est plus plein, son modelé plus harmonieux. On retrouve les mêmes cheveux ondulés, le même front dégagé, les mêmes yeux éblouis par le spectacle du monde. Ce visage est presque trop beau pour être celui d'un mortel. La première impression qui s'en dégage est la sérénité. Mais, en le regardant plus longtemps, on y voit affleurer un sentiment presque opposé : une sorte d'effarement douloureux, une angoisse muette. On dirait que le silence de la pierre est troublé, dans ses profondeurs, par un cri inarticulé.

alexandre - buste

Tête d'Alexandre trouvée à Pergame (IIIe s. av. n.E.), copie d'un original en bronze de Lysippe (Musée archéologique d'Istanbul - phot. R. Viollet, extr. Les Dossiers de l'Archéologie, HS5, 1974).

Objectera-t-on que cette expression se retrouve dans beaucoup de statues de l'époque alexandrine, notamment dans le grand bas-relief de l'autel de Pergame où l'on voit Athéna terrassant les Titans ? Un tel rapprochement serait bien hasardeux. Car ses géants combattent. Si leurs traits se contractent, c'est sous l'effet d'une tension ou d'une douleur physiques. Tandis qu'Alexandre ne combat pas. Son visage est calme. Sa tristesse est le reflet d'une souffrance intérieure» (12).
«Quand Alexandre tue certains de ses proches qui l'accusaient d'avoir comploté avec sa mère contre son père, des historiens ont vu là de l'orgueil. J'y vois de la vulnérabilité, dit Oliver Stone. Alexandre était un grand roi, donc il pouvait tuer qui il voulait ? C'est la mauvaise manière de voir. Si vous essayez de le comprendre, envisagez la douleur qu'il a pu ressentir face à ces accusations. Envisagez ce qui l'opposait à ses généraux, à la vieille garde, à son aile droite conservatrice alors qu'il tentait de bâtir un nouvel empire, d'aller vite, d'être mobile... S'il avait été un empereur typique, il serait juste retourné en Macédoine pour profiter de ses victoires...» (13).

alexandre - buste

Alexandre le Grand. Buste d'Azara, trouvé à Tivoli en 1779. Copie en marbre d'un original en bronze de Lysippe (Musée du Louvre - photo R.M.N.).

3.3.1. Après l'«Internationale», la mondialisation
O. Stone - on l'a vu - aime à comparer Alexandre au leader communiste Fidel Castro. «La présentation du vainqueur des Perses comme «le premier mondialiste» méritera de figurer, elle aussi, dans les futures anthologies du mythe. Quel rapport entre l'action militaire qui, par la force, accroît le territoire, soumet les peuples, abolit les particularismes, et les processus qui conduisent de nos jours, à tort ou à raison, à lever les entraves au commerce, mettre en place des juridictions internationales ou procéder à des abandons partiels de souveraineté ?», s'interroge Paul Vaute (14). Alexandre faisait la guerre selon les coutumes de son temps, magnanime ici, impitoyable là-bas, selon sa convenance : terroriser l'ennemi ou rassurer ceux qui sont disposés à se soumettre, soient-ils Barbares ou Grecs ! Ayant marché sur Thèbes la rebelle, il la rase après avoir tué 6.000 hommes et réduit en esclavage 13.000 autres. Les Grecs qui servent comme mercenaires chez l'ennemi excitent particulièrement sa vindicte : dès lors que les cités grecques avaient consenti à le reconnaître comme leur leader, il ne reconnaissait à aucun de leurs citoyens le droit à avoir des idées politiques personnelles, différentes - comme refuser la prédominance de la Macédoine et la combattre les armes à la main. Il est vrai que ces Grecs, qui sont souvent des exilés politiques, formaient l'élément le plus offensif de l'armée achéménide. En particulier ce Memnon de Rhodes. Curieux que Stone ait largement gommé la problématique du conflit gréco-macédonien, comme s'il eut contredit sa thèse du héros pacificateur !

«J'ai découvert qu'il nourrissait des idées très actuelles, ancrées dans la mentalité européenne. Il a édifié un empire unifié, imprimé son visage sur une monnaie unique, simplifié le commerce entre les pays, dit encore Oliver Stone. Je voulais raviver le souvenir d'une époque où l'on poursuivait l'idéal de la connaissance, de la liberté et de l'amour avec plus de ferveur» (15). Et d'expliquer ce qui fait à ses yeux d'Alexandre un modèle, quitte, dans son élan, à paraphraser malgré lui un autre conquérant de sinistre mémoire. «Il a bâti des cités et initié un processus de civilisation. Ce sont les prémices de notre propre monde. Il fut le premier mondialiste, dans le bon sens du terme, selon le principe : UN ROI, UN MONDE» (16).

3.3.2. Alexandre le compatissant...
Deux mille trois cents ans près sa mort, le prestige d'Alexandre est toujours aussi grand, exalté au Moyen Âge dans Le Roman d'Alexandre, puis par la tragédie (17), enfin par des historiens comme Gustav Droysen ou Robin Fox Lane ou des biographies romanesques comme Jacques Benoist-Méchin, Maurice Druon, Roger Peyrefitte, Mary Renault et Valerio Manfredi... «Il était bien plus qu'un conquérant. Il est entré dans l'histoire par sa générosité et son sens de la politique. Par sa compassion, aussi. On sait qu'il a pleuré sur un champ de bataille en voyant ses hommes morts. Aucun général n'avait jamais été vu en train de pleurer sur un champ de bataille auparavant» (18). Dans le film, O. Stone montrera Alexandre ensanglanté, lui-même blessé «mais pouvant attendre» arpentant plein de compassion le mouroir après Gaugamèle, et aidant un chirurgien à donner le coup de grâce à un soldat illyrien incurable.

C'est au moment de la «sédition d'Opis», au printemps ou dans le courant de l'été 324 (épisode que le film place au bord de l'Hyphase, affluent de l'Indus (19), immédiatement après sa grave blessure), «qu'Alexandre s'est littéralement sacrifié pour ses hommes et sa gloire. Il ne pouvait envisager la défaite, sans quoi il aurait commis l'équivalent d'un hara-kiri» (20). En mettant un terme à ses conquêtes. En acceptant de ramener chez elles ses fidèles troupes. Une ultime victoire, remportée... sur lui-même.

3.3.3. ... ou l'ange exterminateur ?
Compatissant pour qui le sert loyalement, mais aussi pour le courage digne (Sigygambis, mère de Darius; Pôros, le roi indien), Alexandre en revanche se s'embarrasse d'aucuns scrupules - aucune raison qu'il en ait eus, du reste - pour liquider ceux qui lui ont résisté ou lui ont simplement donné du fil à retordre. Ainsi, par exemple, cette ville indienne qui s'était rendue, dont il fit traîtreusement exterminer les habitants (PLUT., Alex., C). «Alexandre était surtout très humain, déclare O. Stone. Son modèle était Achille dans l'Iliade (21), bien que ce personnage fut une sorte de monstre, un être complètement froid. Dans l'Iliade, Achille est une vraie machine à tuer qui n'a aucune pitié pour ses adversaires. Ce n'est que lorsqu'il rencontre Priam, le roi de Troie, qu'il change de comportement. Achille avait beau être son modèle, jamais Alexandre n'a fait preuve de brutalité», assure encore, un peu naïvement, le réalisateur américain (22).

3.3.4. Le fou de guerre
Un conquérant trop sûr de soi, de son bon droit ou de la faveur divine. Ou de sa supériorité. «Des scènes du film mettent en exergue un mélange d'orgueil et d'immense courage, assure le réalisateur. Les gens, certains en tout cas, pensent que je suis arrogant parce que je parle avec passion, mais ce n'est pas de l'arrogance. Les Grecs haïssaient la fausse modestie, et il y a beaucoup de fausse modestie aujourd'hui. Dans le film, on voit combien il est dur de ne plus pouvoir être «grand»; c'est difficile de redevenir comme tout le monde. L'idée du courage que j'associe à Alexandre n'est pas celui du fou qui rit parce qu'il sait qu'il va mourir. C'est celui d'un personnage qui a maîtrisé sa peur de la mort. Appelez ça de l'orgueil si vous voulez...» (23). La scène de la bataille contre les éléphants est particulièrement effarante. Entouré de partout par l'ennemi, ruisselant de sang, Alexandre trouve des accents nietzchéens pour s'écrier, sur fond de chœurs digne d'un crépuscule wagnérien : «N'est ce pas une chose merveilleuse de vivre avec grand courage et de mourir dans une gloire éternelle ?».

alexandre

Alexandre, ou l'extase du combat (phot. Intermedia).

Il était de bon ton, dans l'Antiquité, de montrer l'exemple à ses troupes, Jules César, s'il n'en faisait pas une habitude, ne dédaignait point de payer de sa personne, à l'occasion - notamment pendant le Guerre des Gaules mais aussi pendant la bataille d'Alexandrie. Alexandre avait de qui tenir : son père Philippe était couturé de cicatrices; une flèche l'avait privé d'un œil, un coup de lance illyrienne lui avait démoli le genou (24). Le jeune roi n'hésitait donc pas à s'exposer sur le champ de bataille «pour gagner la confiance de ses soldats, affirme O. Stone (pour notre part, nous croirions plutôt que c'était par goût), il se battait en première ligne avec eux. Il était de toutes les batailles. Jamais il n'a demandé à ses hommes de faire quelque chose que lui-même n'aurait pas fait. Au moment de sa mort, il avait été blessé huit fois au combat ! Il a gagné l'amour de ses hommes et une partie du film est consacrée à cet aspect du personnage. Il y avait vraiment un lien entre ses troupes et lui, quelque chose de fort. Il les aimait et eux l'aimaient aussi» (25). «Il n'y a pas une partie de mon corps qui n'ait été blessée...», rappelle Alexandre-Farrell à ses soldats, lassés de toujours s'éloigner de chez eux. Les privations qu'ils ont subis, il les a lui-même endurées. Il fut huit fois blessé au combat, les historiens grecs en ont tenu une comptabilité minutieuse (26). O. Stone a déjà exprimé cette fascination dans Platoon, à propos de l'impitoyable sergent Barnes (Tom Berenger), que les G.I.'s soupçonnent d'avoir profité de l'embuscade pour discrètement liquider son rival, le sergent Elias (Willem Dafoe), un idéaliste qui prend la guerre pour une croisade que l'on peut mener proprement ! «Ce mec, Barnes, a été blessé sept fois. Ca ne vous dit rien ? Et il est toujours là, s'exclame le toubib. Barnes, rien ne peut le tuer. La seule chose qui pourra tuer Barnes, c'est Barnes !»

3.3.5. La politique comme prolongement de la guerre...
«La beauté d'Alexandre, c'était qu'il mettait la politique de côté. Il intervenait d'abord de façon militaire, puis recourait à la diplomatie pour rédiger les traités. Il tenait à bout de bras tout ce système et, finalement, ce même système s'est effondré après sa mort parce qu'aucun de ses généraux n'avait l'étoffe suffisante pour prendre la relève...» (27).

C'est la politique comme prolongement de la guerre : Clausewitz doit se retourner dans sa tombe. Le film, présente Alexandre comme un conquérant responsable et respectueux des cultures qu'il soumettait : «Alexandre n'a jamais rien imposé. En premier lieu, il respectait les autres religions. Sur le plan politique, il conservait le système du pays et se contentait d'améliorer certains aspects. Il importait beaucoup de la culture hellénique. D'un autre côté, il apprenait énormément à leur contact. Il a été l'initiateur d'échanges commerciaux intenses au sein de son empire et le boum économique qui s'en est suivi a perduré jusqu'à l'avènement de l'empire romain» (28).

Par touches successives, O. Stone arrive tout de même à brosser un état des lieux assez convaincant. Aucune réplique du film n'est anodine. Lorsqu'Alexandre, avant la bataille de Gaugamèle, complimente un soldat nommé Timandre dont le frère Adaios a trouvé la mort au siège d'Halicarnasse, il fait référence à des personnages réels. Chaque protagoniste du dialogue apporte son écot, la part du lion étant réservée à Ptolémée qui est au film ce que le Coryphée est à la tragédie grecque. «N'y a-t-il aucun amour dans ta vie, Alexandre ?», interroge assez étrangement son autre lui-même, Hephæstion. «Toutes les sources vantent la «modération» de sa vie sexuelle. Aucune ne suggère qu'il pratiquait le célibat; l'eût-il fait qu'on l'aurait supposé impuissant; l'idéal chrétien de chasteté était encore à naître, commente Mary Renault dans L'Enfant perse (29), second volume de son «Alexandriade». Il en émerge une impression générale d'assez faible pratique de l'amour physique - qui ne peut surprendre quand une énergie si gigantesque est dépensée ailleurs - couplée avec une capacité passionnée d'affection. Si nous connaissons mal ses amours, c'est en partie parce qu'il en eut peu, en partie parce qu'il choisissait bien : aucun de ses partenaires ne l'impliqua dans un scandale. Qu'Hephæstion fût son amant semble, au vu des documents, probable jusqu'à friser la certitude.»

De même à propos des causes de sa mort - maladie ou empoisonnement - le film ne se prononce pas autrement que par des gros-plans appuyés sur sa coupe, qui peuvent tout aussi bien accuser ses excès alcooliques. Mais Stone n'avait-il pas anticipé, par le biais du commentaire de Ptolémée, après que le conquérant convalescent ait été ovationné par ses troupes sur les bords de l'Indus : «Sa vie aurait dû finir en Inde, mais ça c'est le mythe ! Dans la vie Hercule mourut d'une tunique empoisonnée offerte par sa femme jalouse, par erreur.»

3.3.6. Le mystère Alexandre, selon O. Stone
«Mais pour moi, le vrai grand mystère de la vie d'Alexandre, c'est pourquoi il s'est marié si tard, pourquoi avec une femme qui n'avait qu'une envergure politique insignifiante, et pourquoi a-t-il attendu si longtemps pour concevoir un héritier ? La logique aurait voulu qu'il épouse une princesse de Macédoine, ce que sa mère souhaitait, ou mieux encore, la fille de Darius, roi des Perses, ce que nous suggérons. Celle-ci avait une aura équivalente à la sienne et lui aurait permis d'accomplir de grandes choses. Toute cette partie de la vie d'Alexandre reste encore empreinte de beaucoup de mystères, de même que sa relation avec Hephæstion» (30). «Ce que je ne comprends pas - et je ne sais pas si c'est assez souligné dans le film - c'est pourquoi il est mort deux ou trois mois avant la naissance de son propre fils. Pourquoi n'a-t-il pas vécu quelques semaines de plus, le temps de voir naître son fils ? En disparaissant aussi tôt, il condamnait son fils à mort. Et il le savait» (31).

On ne fait pas toujours ce qu'on veut. Alexandre avait avec sa majesté la mort un rendez-vous qui ne pouvait différer.

Le chagrin de Roxane - l'épouse pleine de tempérament jalouse d'Hephæstion (mort depuis une demi-année), mais aussi probablement des autres concubines royales, sans oublier Bagoas - semble exclure la fille d'Oxyartès de la liste des suspects. Enceinte de six mois, il manquerait à son fils d'avoir été officiellement reconnu par son père, ce qui obérait son avenir. On a parlé d'un complot carthaginois, de la jalousie de Cassandre, de la malaria contractée dans les marais de l'Euphrate. «La perte de sa voix correspond à la complication mortelle la plus courante avant la découverte des antibiotiques : la pneumonie. La pleurésie en serait une suite certaine au vu de sa blessure mallienne», écrit encore M. Renault (32).

Suite…


 

NOTES :

(1) G. DOUQUET, Ciné Live, n­ 86, p. 38. - Retour texte

(2) A. LORFÈVRE, La Libre Belgique, 5 janvier 2005. - Retour texte

(3) Dans la version 1956, Robert Rossen traite astucieusement cette problématique : Alexandre serait peut-être né des œuvres de Nectanébo, le prêtre et astrologue égyptien confident d'Olympias. D'où qu'il ait été salué en Egypte comme «Fils de Zeus-Ammon». - Retour texte

(4) C'est depuis ce temps-là que toutes les mamans prennent leur fils pour un dieu, ainsi que l'a montré le père Sigmund ! Impensable que leur balourd de mari ait pu jouer un quelconque rôle dans la procréation de cette pure merveille de leur industrie... - Retour texte

(5) G. RADET, Alexandre le Grand (1931), Paris, L'Artisan du Livre, 1950, pp. 11-12. - Retour texte

(6) Le Soir (Bruxelles), 5 janvier 2005, p. 4 [Mad]. - Retour texte

(7) G. DOUQUET, Ciné Live, n­ 86, p. 38. - Retour texte

(8) J. MICHAUD, Studio, n­ 207, p. 80. - Retour texte

(9) G. DOUQUET, Ciné Live, n­ 86, p. 38. - Retour texte

(10) J. MICHAUD, Studio, n­ 207, p. 80. - Retour texte

(11) Le Soir (Bruxelles), 5 janvier 2005, p. 4 [Mad]. - Retour texte

(12) J. BENOIST-MÉCHIN, Alexandre, op. cit., p. 116. - Retour texte

(13) Le Soir (Bruxelles), 5 janvier 2005, p. 4 [Mad]. - Retour texte

(14) P. VAUTE, «Que l'empire est beau sous la république», La Libre Belgique, 5 janvier 2005. - Retour texte

(15) F. VANDECASSERIE, Télé-Moustique, n­ 4119, p. 23. - Retour texte

(16) A. LORFÈVRE, La Libre Belgique, 5 janvier 2005. - Retour texte

(17) On trouvera le bilan d'Alexandre dans la littérature et au théâtre dans O. BATTISTINI & P. CHARVET, Alexandre le Grand. Histoire et dictionnaire, Laffont, «Bouquins», 2004, pp. 498-516. - Retour texte

(18) R. LYNCH, Cinéma S.F.X., n­ 113, p. 20. - Retour texte

(19) Opis est en réalité en Mésopotamie, sur le Tigre. Cet épisode se situe après qu'Alexandre ait ramené son armée d'Inde. - Retour texte

(20) Le Soir (Bruxelles), 5 janvier 2005, p. 4 [Mad]. - Retour texte

(21) Achille modèle d'Alexandre : PLUT., Alex., XII. - Retour texte

(22) R. LYNCH, Cinéma S.F.X., n­ 113, p. 21. - Retour texte

(23) Le Soir (Bruxelles), 5 janvier 2005, p. 4 [Mad]. - Retour texte

(24) Détail en passant, auquel nous sommes d'autant plus sensibles que ni le film ni le cinéaste n'en ont fait étalage : on voit très bien Val Kilmer portant au genou une sorte de corsetage qui lui permet de se tenir debout et de marcher. - Retour texte

(25) R. LYNCH, Cinéma S.F.X., n­ 113, p. 21. - Retour texte

(26) PLUT., Sur la fortune d'Alexandre, I, 2. - Retour texte

(27) R. LYNCH, Cinéma S.F.X., n­ 113, p. 21. - Retour texte

(28) R. LYNCH, Cinéma S.F.X., n­ 113, p. 20. - Retour texte

(29) M. RENAULT, L'Enfant perse (1972), Julliard, 1984, p. 417. - Retour texte

(30) R. LYNCH, Cinéma S.F.X., n­ 113, p. 19. - Retour texte

(31) R. LYNCH, Cinéma S.F.X., n­ 113, p. 20. - Retour texte

(32) M. RENAULT, Op. cit., p. 421. - Retour texte