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Alexandre
(Oliver Stone, GB-Fr-AL, 2004)
6. Politique contemporaine
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L'entrée à Babylone (phot.
Intermedia). |
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6. Politique contemporaine
Le préjugé aristotélicien veut que les Orientaux
soient une race d'esclaves. Et le film montre bien que, avec beaucoup
de philosophie, les généraux macédoniens
envisageaient de ne rien changer à leur «nature».
Seulement les changer de maîtres ! Désormais, ils
obéiraient aux Grecs, la plus noble et la plus libre des
races - ethnocentrisme quand tu nous tiens... Cependant, en stratège
avisé, Alexandre avait compris qu'il ne pourrait régner
sur les peuples de l'ancien Empire achéménide qu'en
ménageant leur susceptibilité. C'était cohérent.
Toutefois le pensait-il réellement, c'est-à-dire
en termes de «liberté» ? N'y avait-il pas là
plutôt une simple opportunité politique de sa part
? Nous ne le saurons jamais. Ptolémée dit clairement,
dans le film, que chacun voit Alexandre un peu à sa manière.
G.W. Bush envisageait-il réellement d'apporter la liberté
et la démocratie aux Irakiens, ou n'était-ce pour
lui que des prétextes pour accaparer leur pétrole
? Tout film est le reflet de son époque. L'Alexandre
d'Oliver Stone n'échappe pas aux références
contemporaines, qu'il s'agisse du bras de fer engagé par
les Etats-Unis contre les «Etats terroristes» jadis
théâtre de l'épopée du héros
macédonien... ou, plus prosaïquement, du conflit identitaire
de la Macédoine, depuis la dissolution de la fédération
yougoslave.
Ci-après, nous examinerons brièvement la problématique
des Américains en Irak, puis - plus longuement - celle
de la Macédoine dans la mosaïque des Balkans. |
«Beau comme un Pilotorama»,
Babylone et le décor des Portes d'Ishtar, une recréation
virtuelle de l'antique réalisée tandis que
les missiles US labouraient Bagdad
(phot. Intermedia). |
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6.1. G.W. Bush, fondateur d'Empire...
Pendant qu'Oliver Stone tournait Alexandre au Maroc, les
Etats-Unis se taillaient un empire au Moyen-Orient : l'Afghanistan
d'abord, l'Irak ensuite. L'Irak, l'antique Mésopotamie
- le Pays entre les Deux Fleuves - eut autrefois pour capitale
Babylone, sur l'Euphrate, à 110 km au sud de l'actuelle
Bagdad. Babylone où, à la tête de ses troupes,
Alexandre entra en vainqueur en décembre 331.«Il
y a un côté ironique car à travers cette histoire,
j'ai vu un prolongement du conflit Est-Ouest actuel. Alexandre
avait réussi à unifier les deux en incorporant les
vaincus. Il n'a cessé d'élargir son empire en faisant
la fortune de bon nombre : il a construit plus de quarante villes,
il avait une vision globale du monde. Son idée était
belle : un roi, un monde» (1).
Evoquant Darius vaincu à Gaugamèle et maintenant
en fuite, errant sans armée dans les montagnes du nord,
mais toujours redoutable par l'idée qu'il représente
- l'incertitude quant à son sort laissant la porte ouverte
aux rêves de revanche, donnant de l'espoir aux vaincus -
le film fait directement allusion à Ben Laden, et Oliver
Stone ne s'en cache pas dans ses interviewes : «L'erreur
qu'a commis George Bush, à mon sens, c'est de ne pas être
allé jusqu'au bout en Afghanistan. Il a laissé ses
ennemis s'enfuir au Pakistan, ce que je crois qu'Alexandre n'aurait
jamais fait. Il aurait continué à traquer Ben Laden,
même au Pakistan, quitte à vaincre une à une
toutes ces tribus de la zone frontalière. Mais nous ne
l'avons pas fait parce que nous ne voulions pas offenser notre
allié pakistanais. La politique est venu détruire
une équation qui était au départ purement
militaire» (2).
Auteur d'un documentaire sur Fidel Castro (autre admirateur d'Alexandre
le Grand, soit dit en passant), O. Stone ne s'illusionne bien
sûr pas quant aux capacités de son président,
G.W. Bush : «Ce que je dirais, c'est qu'il a été
réélu et qu'il faut bien faire avec» (3)
et «La politique menée par Alexandre était
bien plus intelligente que celle de Bush ! Cela dit, de grâce,
ne les comparez pas ! César ambitionnait un nouveau monde
exclusivement centré autour de Rome, où aboutiraient
toutes les richesses des pays conquis. Double You poursuit un
objectif similaire en englobant le Proche-Orient pour que les
Etats-Unis s'en approprient le pétrole. Alexandre, au contraire,
administrait d'une façon plus globale. Il a du sang sur
les mains, certes, mais n'a jamais souhaité un empire cristallisé
autour de ses seuls intérêts» (4).
O. Stone est bien conscient du jeu des références
entre son film et l'actualité. Le parallélisme est
du reste bien involontaire, puisque son projet de film avait été
mis en chantier bien avant l'élection de Bush à
la présidence de son pays. Et sans doute ne s'attendait-il
pas non plus à l'émotion nationaliste que son sujet
susciterait en Grèce, où la question de l'identité
macédonienne est sujette à de graves débats. |
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6.2. ... et géopolitique balkanique
|
Carte de la Macédoine (extr. Guide
Bleu, Hachette, 1967). |
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6.2.1.
Rappel historique
La Macédoine primitive s'est développée au
pied des monts Olympe et Piéros, au bord du golfe Thermaïque.
Là, dans la basse vallée de l'Haliakmon, se trouvait
Aigai (Palatitsa, près de Vergina), la première
capitale des Téménides ou Argéades, la dynastie
qui prétendait tirer son origine d'Hercule - sans doute
un rameau des Doriens ou des Eoliens, rejetés des flancs
du Pinde thessalien.
C'est à Vergina qu'à l'automne 1977, l'archéologue
grec Manoulis Andronicos fouilla le Grand Tumulus, un tombeau
qui se révéla être celui de Philippe II, le
père d'Alexandre III le Grand. Des tombes de simples particuliers
datant du IVe s. portent des patronymes grecs (5),
ce qui tendrait à prouver que les Macédoniens antiques
étaient bien hellénophones; mais la Macédoine
avait été une terre d'accueil pour nombre de Grecs
en quête d'une nouvelle patrie où s'établir,
qui se fondirent dans la population locale (6).
De 510 à 479, quoique non soumis à l'autorité
des satrapes, le royaume argéade fut un satellite de l'Empire
perse (7),
dont l'influence englobait aussi la Thessalie, sa voisine méridionale.
Cette situation ambiguë explique sans doute pourquoi, de
manière implicite, Thucydide (II, 80. 5-7; IV, 124. 1)
et, plus tard, Démosthène (III, 16, 24; IX, 31)
classaient parmi les Barbares les Macédoniens ainsi que
les Molosses et les Thesprotes d'Epire. |
Carte de la Macédoine physique (extr.
HATZOPOULOS, op. cit.). |
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Grosso modo, la Macédoine
antique était comprise, entre les fleuves Axios (Vardar)
à l'est et Haliakmon (Vistritza) au sud, sauf la Piérie
qui était en-deça de ce dernier fleuve. A l'ouest,
la Haute-Macédoine s'adossait au lac Lychnitis (act. lac
Prespa [8]),
pour descendre jusqu'au golfe Thermaïque, sa façade
littorale conquise de haute lutte sur les colonies athéniennes
(Basse-Macédoine).
Entre 650 et 410, les quatre tribus primitives de la Haute-Macédoine,
les Lyncestes (act. Florina et Bitola), les Orestes
(act. Kastoria), les Elimes (act. Kozani) et les Emathies
(act. Veria) s'étendirent à la Basse-Macédoine,
incorporant du sud au nord l'Eordaia, la Piérie,
la Bottiée et l'Amolpide. L'Eordaia
ou «levant», la région du lac Ostrovo et la
plaine de Sarigol (act. Edessa et Naoussa), a été
conquise sur les Bryges [Phrygiens] repoussés au-delà
du Strymon. La Piérie ou «les terres grasses»
se trouve à l'est de l'Olympe, où les Macédoniens
édifièrent leur première capitale, Aigai.
La Bottiée est sur la rive droite de l'Axios; c'est
la région du lac Lydas, dont les habitants, des Bryges
également, furent chassés vers la Chalcidique. Le
roi Archélaos (413-399) y bâtit sa nouvelle capitale,
Pella, à l'embouchure du fleuve Loudias.
Enfin, au nord de cette dernière, les Macédoniens
annexèrent l'Amolpide, au pied du massif du Barnous.
Dans la première moitié du Ve s., Alexandre Ier
«le Philhellène» (479-452) quadruplera encore
la superficie de son royaume en s'étendant au nord et à
l'est. Ce sera donc, au nord, la plaine de la Pélagonie
et la Péonie sur l'autre rive de l'Axios; à
l'est, la péninsule de la Chalcidique (Crestonie, Bisaltie,
Mygdonie et Krousis). Abrégeons. Un siècle
plus tard, après s'être emparé, à l'est,
des colonies athéniennes du littoral - de Méthone
en Piérie jusqu'à Byzance sur le Bosphore -, Philippe
II annexera la Thrace jusqu'au Danube, soit l'actuelle Bulgarie,
et, à l'ouest, s'assurera d'une large portion de l'Illyrie,
soit l'Albanie et le Kosovo actuels. D'importants contingents
d'alliés thraces, phrygiens et illyriens - tous non-grecs
- seront incorporés à l'armée macédonienne,
notamment la fameuse infanterie légère (psiloï)
des Agrianes et les cavaliers Odryses et Péoniens.
|
Carte de la Macédoine politique
(extr. HATZOPOULOS, op. cit.).
|
|
Cette expansion menée avec
une poigne de fer, valut à Philippe l'opposition d'Athènes
dont il était occupé à démanteler
l'empire le long du littoral thrace. Les Troisième et Quatrième
Guerres Sacrées lui offrirent l'occasion de s'immiscer
dans les affaires de la Grèce centrale en se posant comme
le défenseur attitré du sanctuaire d'Apollon à
Delphes, dont le contrôle était convoité par
ses voisins phocidiens. Bras armé des amphictyons, Philippe
II étendit son pouvoir à la Thessalie, soumit à
sa loi Thèbes et Athènes avant de s'imposer comme
hégémon (leader) des Grecs, c'est-à-dire
généralissime d'une expédition commune contre
les Perses.
6.2.2. Les Macédoniens sont-ils des Grecs ?
Par commodité, on parle des Macédoniens et des Grecs
un peu comme s'il s'agissait de pommes et de poires. En fait la
Grèce d'alors n'existe pas en tant qu'Etat centralisé,
étant constituée d'une multitude de Cités-Etats
tantôt rivales, tantôt alliées - généralement
des républiques. La Macédoine, en revanche, est
un royaume grec qui inclut d'autres cultures, celles de vassaux
parlant des dialectes illyriens ou thraco-phrygiens. La situation
est - en somme - assez semblable à celle des trois cents
et quelques Etats allemands dominés par un plus gros que
les autres, la Prusse de Bismarck, face à l'Autriche-Hongrie
qui, au désespoir des pangermanistes, incluait d'autres
nationalités ! Des Illyriens on sait peu de choses. Ce
sont vraisemblablement des Pélasges, c'est-à-dire
des Préhellènes, peut-être apparentés
aux Etrusques. Lorsqu'au XIXe s. se désagrégea l'Empire
ottoman, les nationalistes Serbes se réclamèrent
de l'antique Illyricum, dont certes ils occupaient maintenant
le territoire mais n'en parlaient guère l'idiome - on ne
sait d'ailleurs à peu près rien de l'antique langue
illyrienne. En fait les Serbes sont des Slaves arrivés
dans les Balkans au Moyen Age, mais il a toujours été
seyant de faire remonter ses origines à l'Antiquité
classique. Après tout, les Slaves nouveaux venus on bien
dû, d'une manière ou d'une autre, se mélanger
aux précédents occupants du pays, assurant ainsi
la continuité génétique des antiques Illyriens,
à défaut de leur culture.
Aujourd'hui ce sont les nationalistes albanais qui se réclament
des anciens
Illyriens (9)
pour proclamer l'antériorité de leurs droits dans
une péninsule où tout est remis en question depuis
l'implosion de la Yougoslavie. Les Albanais descendent des anciens
Illyriens, les Kosovars des antiques Dardaniens. En quête
d'identité, la recherche albanaise contemporaine, coincée
entre Slaves et Grecs, a instrumentalisé une continuité
culturelle illyriens-albanais jouant sur le fait que la langue
illyrienne est demeurée une énigme pour les philologues.
Quand Philippe ou Alexandre évoquent l'alliance des Grecs
et des Macédoniens, ils ne parlent point de l'alliance
de Grecs et de non-Grecs, mais - bien évidemment - de celle
d'un Etat centralisé grec, la Macédoine, avec des
républiques grecques indépendantes (Athènes,
Thèbes, Corinthe, Argos) dont ils entendaient obtenir le
concours dans leur projet de croisade contre l'Empire perse.
De même, quand le général Philotas requiert
l'assistance d'un interprète pour converser en grec avec
ses propres soldats (10),
il ne faut sans doute rien voir de plus que le snobisme d'un aristocrate
frotté de culture, face à de simples soldats qui
parlent un patois grec, voire le thrace ou l'illyrien.
Et le film d'Oliver Stone, dans tout ça ? A l'orée
du XXe s., le Royaume de Grèce issu le la guerre de l'indépendance
de 1832 avait sa frontière septentrionale en Thessalie
sur le fleuve Pénée, au sud du mont Olympe. L'ancienne
Macédoine était demeurée sous la domination
ottomane. En 1912, la Première Guerre balkanique vit Grecs,
Serbes et Bulgares arracher cette province aux Turcs. L'année
suivante, à l'occasion d'une Deuxième Guerre balkanique
(juin-juillet 1913), Serbes et Grecs privèrent leur ancien
allié bulgare des territoires qu'il briguait - en fait,
une façade égéenne pour la Bulgarie. Par
le Traité de Bucarest (10 août 1913), «La
Grèce annexa toute la Macédoine au sud du lac d'Ohrid,
et la côte avec Thessalonique et Kavala, n'en laissant à
la Bulgarie qu'un petit lambeau : la vallée de la Struma,
de Gorna Dzumaja (Blagoevgrad) à Petric, avec l'enclave
de Strumica. La Serbie recevait la Macédoine du Nord et
du centre jusqu'à Ohrid, Monastir (Bitola) et le Vardar»
(11).
Cet accès à la mer Egée par la vallée
de la Struma, les Bulgares le perdront à l'issue de la
Première Guerre mondiale, de telle sorte que la totalité
du littoral nord-égéen devint grec. De part et d'autre
de leurs frontières respectives, Yougoslaves et Grecs menèrent
une politique de slavisation ou d'hellénisation de la partie
de l'ex-Macédoine qu'ils s'étaient attribuée.
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Urne funéraire (larnax) en or
trouvée dans la tombe de Philippe II à Vergina,
contenant les ossements du défunt. Notez le motif
de l'étoile (ou soleil ?) à seize branches,
qui semble avoir été le symbole de l'antique
Macédoine (extr. HATZOPOULOS, op. cit.).
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Pendant la Guerre Civile grecque
qui suivit la Seconde Guerre mondiale, la Macédoine yougoslave
fut un sanctuaire pour les communistes grecs de l'E.L.A.S. Mais
quand, en 1991, implosa la Yougoslavie titiste, la république
fédérale dont Skopjè était la capitale
choisit l'indépendance, se proclama «République
de Macédoine» et prit comme emblème sur son
drapeau rouge l'étoile [ou soleil ?] à seize branches
de Vergina, qui ornait le larnax d'or contenant les ossements
de celui qu'on avait identifié comme ayant été
le roi Philippe II. Protestation de la Grèce qui ne peut
que dénier à un Etat non hellénophone le
droit de se réclamer de l'hellénique Macédoine,
pis encore d'arborer sur son drapeau l'étoile à
seize branche qui figure déjà sur les armes de Thessalonique,
le deuxième port de Grèce - cible assurément
d'éventuelles revendications d'un Etat «slavo-macédonien»
recherchant un accès à la mer ! Bref, un retour
à la situation d'avant 1912. Blocus économique de
la part de la Grèce, tandis que Serbes et Albanais s'étripent
pour le Kosovo et que l'Otan déploie ses observateurs sur
le territoire de la «Macédoine ex-yougoslave».
Finalement, la République de Skopjè s'inclina et
renonça à l'étoile à seize branches
de Vergina, mais n'arriva pas à se décider pour
donner un autre nom à un Etat désormais connu de
l'ONU sous le sigle ARYM (12),
c'est-à-dire «Ancienne république yougoslave
de Macédoine». (Sur la Grèce et ses minorités
: CLICK,
CLICK,
et CLICK.
Sur l'ARYM/FYROM : CLICK
et CLICK.)
Macédoine slave ou grecque ? Tout le monde
sait, bien sûr, que les slavophones conquérants
ne se sont établis dans la haute vallée
du Vardar qu'aux VIIe-VIIIe s. de n.E. Mais avant eux,
la Macédoine était-elle pour autant grecque,
ou bien thrace, illyrienne, etc. ? Les brassages de
population au sein de l'empire ottoman, les redécoupages
au parfum d'épuration ethnique qui s'ensuivirent,
n'ont rien arrangé. Toutefois, pour la République
hellénique l'enjeu est, on le voit, de taille.
Une possible remise en cause de ses frontières,
avec pour enjeu... Thessalonique, le second port de
Grèce. Or un «visuel» diffusé
pendant la production du film d'Oliver Stone montrait
la sombre masse de la phalange hérissée
de piques, dans les plis d'un drapeau rouge frappé
de l'étoile d'or à seize branches : l'emblème
contesté de la «Macédoine»
slave, ex-yougoslave ! Bien davantage que les rumeurs
circulant à propos de l'homosexualité
d'Alexandre affichée à l'écran
(qui concernaient surtout le projet de Baz Luhrmann),
c'est cet aspect du film qui a inquiété
en Grèce où, finalement, l'accueil fut
plutôt positif (environ 450.000 spectateurs en
quinze jours : un joli succès, à défaut
d'un triomphe !). Mais l'alerte avait été
chaude. Sur les forums
Internet Bulgares, Albanais, Slaves et Grecs disputaient
ferme de leur parenté avec Alexandre, et de l'appartenance
ethno-linguistique de la Macédoine. En Grèce,
il y eut même - tout au début - une action
concertée de la part de quelques personnes (des
avocats hypernationalistes, etc.) qui demandèrent
à voir le film avant sa sortie pour s'assurer
du «politiquement correct» du cinéaste
américain... (cf. forum
«Info-Grèce»). Tout rentra dans
l'ordre lorsqu'il s'avéra que le film défendait
bien une thèse proche de celle des historiens
grecs, à savoir l'hellénité du
grand conquérant, ni ne minimisait pas le rôle
militaro-politique de la Grèce. Du coup, on pardonna
bien volontiers la petite allusion «gay»
(13)
! |
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Des «visuels»
comme cette pré-affiche d'Alexander,
où l'on voit le drapeau de la République
de Skopjè (slave) contesté par l'Etat
hellénique, ont pu faire naître le doute
quant aux réelles intentions du film d'Oliver
Stone. |
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6.2.3.
Forum-Balkans
«Tu n'as pas bien compris la version d'Oliver Stone
? En quelle langue l'as-tu vue, en version grecque ? ironise
Lorena, une internaute albanaise intervenant sur un Forum
(«Le
Courrier des Balkans»). (...) Te serais-tu endormi
quand Val Kilmer, alias Philippe, rentre chez lui après
avoir massacré les Grecs ou encore durant ses noces,
quand il dit qu'il reçoit «ses amis grecs»
et qu'il veut «que les Grecs le voient parmi
les siens» ? Tu as vu aussi quand Alexandre va voir
ses soldats blessés [après la bataille de Gaugamèle]
et, comme par hasard, il s'arrête sur un soldat illyrien
nommé Glaukos : il lui dit «pense à
ta patrie», puis le tue pour abréger ses souffrances
et se met à pleurer comme un enfant. Te serais-tu aussi
endormi pendant cette scène ? As-tu lu les articles
de la belle Angelina Jolie qui dit avoir été
conseillé par Monsieur Stone de prendre un accent Albanais
?» Chaque indication du film est discutée
avec passion, par exemple le symbole de l'aigle qui survole
le champ de bataille et qui, bicéphale, figure sur
le drapeau albanais. Les arguments invoqués ne valent
souvent pas grand chose. Bien évidemment, le fait que
Philippe ait massacré des Grecs ne saurait pour autant
le retrancher de l'hellénisme : les Grecs se massacraient
entre eux très volontiers et avec beaucoup de talent
! Dans une interview à Première (14),
Angelina Jolie aurait affirmé avoir pris, à
la demande d'Oliver Stone, un «accent albanais»
afin de marquer le fait qu'elle était une princesse
étrangère en Macédoine : elle était,
en effet, Epirote, une descendante d'Achille. L'ancienne Epire
était une région correspondant à celle
qui porte toujours le même nom dans l'actuelle Grèce
occidentale, plus l'Albanie. La capitale des Molosses - principal
peuple de l'Epire antique - était Buthrote (Vatzindro)
dans la baie de Butrinto qui, face à Corfou, ouvre
sur le lac du même nom en Albanie, près de la
frontière grecque. Buthrote avait été
fondée par le fils d'Achille, Néoptolème-Pyrrhos
qui, comme beaucoup d'autres Achéens retour de Troie,
s'était vu contraint de fuir sa patrie, Phthie en Thessalie.
C'est là donc qu'il avait fondé sa nouvelle
résidence, à l'embouchure du Xanthos, où
il fit souche de sa concubine troyenne Andromaque (la veuve
d'Hector) - laquelle, à sa mort, se remaria (15)
ensuite avec le devin Hélénos, fils de Priam,
lui aussi esclave de Pyrrhos. L'épisode est bien connu
du public français, car il a inspiré à
Racine sa fameuse tragédie Andromaque, elle-même
tirée de la tragédie homonyme d'Euripide ! Et
voilà comment Olympias, la princesse molosse, descendait
d'Achille, de souche helléno-phrygienne en terre illyrienne
(?). Mais il existe plusieurs versions aux déclarations
d'Angelina Jolie qui qualifiera son accent tantôt de
«méditerranéen» (16),
tantôt de transylvanien ou de mélange de diverses
intonations (17).
Les tenants de l'hellénisme ne manquent pas de noter
que le générique du film est «bilingue»,
les caractères grecs se retournant pour devenir latins
(en fait, il y a aussi des caractères cunéiformes
etc.). Mais sur le «Courrier
des Balkans» Ellinas aura beau s'étonner
«que «Megas Alexandros» (comme Ptolémée
le nomme en grec, à la fin du film dans la version
originale en anglais) serait Albanais ? (...) et rappeler
qu'avant la bataille de Gaugamèle Alexandre, pour
encourager ses troupes, leur crie qu'ils se battent pour
«la liberté et la gloire de la Grèce»
(mais pas pour l'Illyrie).» A en croire certains
intervenants de ce Forum,
dans l'Albanie d'Enver Hoxha on enseignerait en effet que
l'albanais est proche de la langue d'Homère, alors
que le grec moderne serait une récente «invention
de la religion orthodoxe» (sic). Que les Albanais
descendraient tout droit des Doriens et des Ioniens, alors
que les Grecs contemporains seraient des surgeons de Turcs-Slaves-Valaques-Tziganes...
Risum teneatis ? Bon, il y a eu pas mal de mouvements
de population, d'invasion etc. Les gênes se mélangent,
et parfois même des peuples entiers changent de langue.
Passe encore que les Albanais descendraient des Pélasges.
De toute façon, tous les peuples des Balkans ont nécessairement,
quelque part, quelques gouttes de sang de ce peuple préhistorique,
c'est-à-dire en fait préhellénique, auquel
se superposèrent d'abord les Grecs, puis les Romains,
Slaves, Turcs etc. Bien vain serait le débat (Homère,
Alexandre le Grand... «albanophones» !), si ne
s'y greffaient des revendications nationalistes, donc territoriales,
toujours lourdes de conséquences... |
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6.2.4. Imbroglio nationaliste
En facilitant les mélanges de populations, la domination
ottomane n'a sans doute rien arrangé. Les voyageurs européens
du XVIIIe s. attestent bien qu'Athènes était à
l'époque «un village albanais»; l'héroïne
spetsiote de la révolution grecque Laskarina Bouboulis
(la «Bouboulina») était albanaise, et il n'est
jusqu'à la fameuse garde des Evzones qui ne porte le gilet
brodé albanais, le fermeli ! Eh oui, ce n'est pas
un hasard si, au XVIIIe s., la Macédoine entrée
dans la langue française comme synonyme de salade de fruit,
soit devenue maintenant celle de «salade balkanique».
Mais telle est l'obsession de se trouver des ancêtres grandioses
que les Albanophones se déclarent plus Grecs que les Grecs
eux-mêmes... et Alexandre le Grand... albanais, comme si
les quelques gouttes de sang épirote-illyrien coulant dans
ses veines suffisait pour annuler le sang paternel, la langue
maternelle et, surtout, l'éducation grecque prodiguée
par son maître Aristote : «Les Grecs ont été
soumis par les Macédoniens. La mère de Philippe
était une princesse illyrienne, Eurydice. Regarde bien
la carte et dis-moi s'il a envahi les terres illyriennes qui,
je te le rappelle, allaient jusqu'à la Slovénie
actuelle (18)
- poursuit Lorena l'Albanaise. Il admirait la culture hellénique
et son modèle des cités et de démocratie
tout à fait contraire au monde barbare. Il est aussi attesté
que les Grecs avaient besoin d'un traducteur pour comprendre les
Macédoniens. Drôle de manière de faire partie
d'un même peuple tu ne crois pas ?»
Dont acte. |
|
Suite… |
NOTES :
(1) R. LYNCH, Cinéma S.F.X.,
n 113, p. 21. - Retour texte
(2) R. LYNCH, Cinéma S.F.X.,
n 113, p. 21. - Retour texte
(3) R. LYNCH, Cinéma S.F.X.,
n 113, p. 21. - Retour texte
(4) F. VANDECASSERIE, Télé-Moustique,
n 4119, p. 23. - Retour texte
(5) M. ANDRONICOS, in HATZOPOULOS...,
Philippe, op. cit., p. 201. - Retour
texte
(6) Plus de la moitié de la
population de Mycènes, détruite par Argos en 478,
mais aussi les habitants d'Histiée (Nord de l'Eubée),
ravagée par les Athéniens en 446, etc. (Charles
F. EDSON, in HATZOPOULOS..., Philippe, op. cit., p. 24).
- Retour texte
(7) En 492, préparant la première
invasion perse de la Grèce, Mardonios y concentra ses
avants-gardes, confirmant dans ses «devoirs» le
roi Amyntas Ier. Onze ans plus tard, son fils Alexandre Ier
prit la tête d'un contingent macédonien qui suivit
l'armée de Xerxès jusqu'aux Thermopyles (HDT.,
VII, 185. 2). Ce qui n'avait pas empêché ledit
Alexandre Ier de manifester son soutien à la cause grecque
en vendant préalablement à Thémistocle
le bois nécessaire à la construction de la flotte
qui anéantit celle des Perses à Salamine (480)
- d'où son surnom de «Philhellène».
Ceux qui nient l'hellénité des Macédoniens
en tireraient argument : si Alexandre Ier était «l'ami
des Grecs», c'était bien la preuve qu'il n'était
pas Grec lui-même. - Retour texte
(8) Sa frontière naturelle
avec l'ex Yougoslavie. - Retour texte
(9) Cf. Michel PILLON, «Nos
ancêtres les Illyriens : continuité illyro-albanaise
et affirmation de l'identité nationale dans l'Albanie
d'Enver Hoxha», in Sylvie CAUCANAS, Rémy CAZALS
& Pascal PAYEN [sous la dir.], Retrouver, imaginer, utiliser
l'Antiquité, Toulouse, Privat éd., 2001, p.
59 sqq. - Retour texte
(10) Ce n'est pas dans le film. -
Retour texte
(11) Georges CASTELLAN, Histoire
des Balkans (XIVe-XXe s.), Fayard, 1991 (éd. augment.),
p. 375. - Retour texte
(12) En anglais : FYROM. - Retour
texte
(13) Sur le forum
«Info-Grèce» on disputa surtout de l'homo-
ou bisexualité d'Alexandre, niée en bloc, sur
base d'une (mé)connaissance scolaire de l'Histoire et
de ses protagonistes de la part de certains intervenants. L'un
d'eux affirmera même qu'Hephæstion était
un personnage inventé par O. Stone..., que Roxane était
en réalité une fille de Darius..., etc., et dénonça
comme une grosse machinerie hollywoodienne focalisée
sur la sexualité ce qui - il faut bien le dire - fut
en réalité l'uvre d'un cinéaste indépendant
franco-américain cultivé; une production européenne
dans laquelle l'implication de la Warner fut très limitée;
et qui fut fort mal accueillie aux Etats-Unis par un public
puritain et bigot, qui n'avait vraiment rien à envier
à ses homologues grecs de ce côté-ci de
l'Atlantique. - Retour texte
(14) Nous n'avons pas vu ce texte.
- Retour texte
(15) Pyrrhos ayant été
tué par Oreste, fils d'Agamemnon, devant l'autel d'Apollon
dont il était venu consulter l'oracle à Delphes.
- Retour texte
(16) Un «ridicule accent méditerranéen
pour faire 'étrangère'», note A. LORFÈVRE
dans La Libre Belgique (5 janvier 2005). - Retour
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(17) Relevons sur le Net, à
propos de l'accent d'Angelina Jolie : «Jolie goes so
far beyond vamp that she reaches vampire, soaking every line
with a Transylvanian accent» (Absolutely.net).
Q. Was there some historical reason for the odd accents
in this film ?
A. Viewers may find it a little disconcerting to hear
Scottish burrs and Irish brogues in an epic about the ancient
Greek world. (Although, interestingly, the Irish-born Colin
Farrell spoke with an American accent, and the American-born
Angelina Jolie spoke with, well, an accent apparently of her
own imagining.)
Oliver Stone has said that the Scottish and Irish lilts were
deliberate, meant to evoke the language difference between Greece
and its northern neighbor, Macedonia-Alexander's homeland. Macedonians
spoke an accented Greek, scorned by «proper» Greeks
as uncouth.
While I applaud Stone for the creative concept, it just doesn't
work. Even though we know that everyone in the ancient world
didn't speak in plummy British accents, it's become a convention
we expect in our toga movies. Imagine the shock of Russell Crowe's
character in Gladiator using his native Australian accent.
G'day, Maximus (Timesnewsweekly.com).
All of the actors in Alexander speak in their own natural accents,
including Farrell's Irish drawl. Jolie, an American, created
her own accent to blend in with the variety of cultures in the
film. «She was referred to often as the outsider. Some
people called her Barbarian, so it was mainly, what are the
boys doing ? What do the men sound like ? And how can I sound
different from them to give that ? So I mixed, I didn't want
it to be one specific sound, so it's sort of rolled Rs from
a certain sound, Ts from a certain sound and I kind of blended
this sound that will hopefully just make people feel like they
were in a period, watching something that felt like history.
And then also, because she had this way of being somewhat like
a socialist, I wanted it to be a sound that I thought could
be mysterious and hypnotic. It couldn't be sharp, and when she
screams, you take her seriously because it wasn't too silly.
All those kind of things. Just basically just trying to find
a sound that made her the outsider was the main thing»
(Movieweb.com).
Played by Irish actor Colin Farrell with a blond wave and a
most convincing Irish accent, Alexander is a spoiled, paranoid
snot with a batch of Greek complexes...In a scene in which Alexander
is roaring at his troops to rouse them to battle, he sounds
like Mighty Mouse pretending to be Superman... the casting of
Jolie as Olympias is a disaster. Not only is she nearly the
same age as Farrell, she's more ambitious and less talented.
She does attempt a foreign accent, but unfortunately picked
the one we recognize from old movies as Transylvanian... unless
you want to tie yourself in a Gordian knot drawing parallels
between Alexander's desire to Hellenize the world and George
W. Bush's desire to Americanize it, this is a history lesson
you can skip. - Jack MATHEWS, The New York Daily News
(Moviecrazed.com).
- Retour texte
(18) Non, mais Alexandre remit au
pas les Illyriens rebelles en lâchant sur eux ses Agrianes
(QUINTE-CURCE, VI). Apparemment, les Illyriens (pas plus que
les Grecs, en fait) ne tenaient pas spécialement à
être gouvernés par leur «compatriote»
Alexandre III de Macédoine (N.d.M.E.). - Retour
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