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Spartacus
(Robert Dornhelm - EU, 2004)

Le retour de Spartacus

 

Sur cette page :

Fast food

1. Cruautés guerrières

1.1. La décimation
1.2. La vengeance des gladiateurs
1.3. Un marxiste trompé
1.4. Le travail ennoblissait les Romains

2. Le roman d'Howard Fast

2.1. L'outil doué de parole
2.2. «Christ marxiste»
2.3. Plan du roman
2.4. Les protagonistes fastiens
2.5. Lourdeur et licence d'un romancier marxiste

Page suivante :

3. De la gladiature

4. Pour conclure

Chronologie de Spartacus, de la gladiature et des «guerres serviles»

Fiche technique

 
Spartacus nous revient dans une nouvelle adaptation pour la TV, signée Robert Dornhelm. Les extérieurs furent tournés en Bulgarie (1), autrefois la Thrace (2). Le roman d'Howard Fast avait déjà été porté à l'écran par Kirk Douglas et Stanley Kubrick en 1960 (4 Oscars en 1961 [3]). Au contraire du Spartacus de Koestler (1939), amer bilan d'un communiste déçu, Fast empli d'exaltation militante composa le sien (1951) en pleine répression maccartyste.

 

Fast food

Dans ses grandes lignes le scénario de Robert Schenkkan, prix Pulitzer en 1992 pour The Kentucky Cycle, reprend la trame linéaire du film de Kubrick, préférable à l'évocation toute en flash-back et allers-retours du roman de Fast, mais en le complétant d'éléments historiques négligés tant par le roman original que par la version cinématographique de 1960. Voué semble-t-il aux remakes des grands péplums des Sixties, le producteur Ted Kurdyla nous avait déjà donné l'année précédente un Helen of Troy. Desire is War (2003) (4) mis en scène par John Kent Harrison, qui reprenait la trame du film homonyme de Robert Wise.

Certes, Goran Visnjic - le Dr Luka Kovac dans la série TV Urgences - et Angus Macfadyen ne risquent pas de nous faire oublier Kirk Douglas et sir Laurence Olivier. Ni Ross Kemp, l'entraîneur des gladiateurs Cinna, le Marcellus (Charles McGraw) du film de Kubrick dans le rôle du «parfait méchant». Quand à Charles Laughton (Gracchus) et Peter Ustinov (Lentulus Batiatus), c'étaient des pointures, des vedettes confirmées, que dire : des monstres sacrés, à la cheville desquels n'arrivent pas le pourtant excellent Alan Bates (Zorba le Grec, Love), vieilli, méconnaissable, ni le cauteleux Ian McNeice.

spartacus - dvd

Déjà vu dans les rôles du roi Bruce (Braveheart, 1995), Richard Burton/Marc Antoine (The Elizabeth Taylor Story, TV 1995), Lucius (Titus, 1999) et Zeus (Jason et les Argonautes, 2000), Angus Macfadyen nous campe un Crassus pompeux et affecté, pas du tout l'homme d'affaires pragmatique enrichi par les proscriptions et la spéculation immobilière, que l'on aurait pu imaginer. De vieille noblesse consulaire, Crassus ne démarra-t-il pas dans la vie avec un capital de 300 talents pour, à sa mort, en laisser 7.500 ? Du reste, le scénario écrase la chronologie historique et le contexte politique romain pour en ramener les protagonistes à des caricatures simplifiées. Pas évident, le métier de scénariste ! C'est ainsi que Jules César «réconciliant» Pompée et Crassus en... 71, anticipera quelque peu ses bons offices de 60 (fondation du premier triumvirat). Et que rapprochées dans le temps, les deux premières «guerres serviles» de Sicile (138-132 et 104-100) paraîtront avoir eu lieu l'année précédente (5). Avec une moindre durée - Kubrick 189', Dornhelm 165' -, le scénariste Robert Schenkkan réussira néanmoins à développer certains épisodes de l'épopée des gladiateurs rebelles comme : 1) la destruction de l'armée de Clodius Glaber au pied du Vésuve (6); 2) les Romains vaincus contraints de se battre comme des gladiateurs; 3) la décimation des légions de Crassus; 4) la séparation d'avec Crixos et la défaite de ce dernier au pied du mont Garganus; 5) l'encerclement des rebelles dans le Bruttium à l'automne 72 et, enfin, 6) Pompée (7) raflant tous les mérites de la victoire, les honneurs du Triomphe et la déception de Crassus qui ne récolte que l'Ovation.

1. Cruautés guerrières

La décimation de leurs propres troupes par les Romains, punition militaire, la vengeance des gladiateurs rebelles qui, tout compte fait, ne devaient sans doute pas valoir beaucoup mieux que leurs anciens maîtres sont deux moments forts de l'épopée historique de la Troisième guerre servile. Quid à l'écran ?

1.1. La décimation
Selon le roman de Fast, Crassus décima dix pour cent des 5.000 hommes de la VIIe légion, soit un peu moins de 500 légionnaires si l'on considère qu'elle venait déjà d'encourir des pertes. Selon la VF du téléfilm 2003, «seulement» 150 légionnaires firent les frais de la décimation ordonnée par Crassus - il s'agissait de la légion de Mummius (8), qui après avoir prématurément attaqué s'était débandée.

L'épisode est emprunté à Plutarque selon qui, du reste, Mummius ne semble pas avoir été pris par les gladiateurs révoltés : «4. Crassus blâma rudement Mummius, puis arma de nouveaux soldats en leur demandant des garants pour attester qu'ils les conserveraient [leurs armes]. Enfin, prenant les cinq cents du premier rang qui avaient surtout déclenché la panique, il les partagea en cinquante dizaines et fit mettre à mort dans chacune un homme tiré au sort. Il leur infligeait ainsi un châtiment traditionnel qui était tombé en désuétude depuis de longues années. 5. Une honte particulière est attachée à ce genre de mort, et l'exécution, accompagnée de rites sinistres et effrayants, se fait sous les yeux de tous. Après avoir corrigé de la sorte ses soldats, Crassus les mena contre les ennemis» (PLUT., Crassus, IX-XV). Crassus fit donc exécuter cinquante légionnaires (cf. SALL., Hist., IV, 22), mais selon APPIEN (G. Civ., I, 118) cette décimation aurait porté sur le chiffre incroyable de quatre mille hommes, soit le dixième de dix légions de quatre mille hommes ! Entre les deux, le scénariste du téléfilm a donc opté pour... plus qu'un moyen terme !

1.2. La vengeance des gladiateurs
Œil pour œil, dent pour dent. Faits prisonniers, les généraux Marcus Servius, un ancien consul, et Pilico Mummius, ami d'enfance de Crassus, sont contraints de se battre à mort comme des gladiateurs, dans le roman de Fast. Mais, selon le téléfilm 2003, le général survivant fut ensuite, mais plus tard, crucifié - par dépit - devant les fortifications de Crassus qui a encerclé les rebelles dans le Bruttium (9).

Dans la version 1960, l'épisode a été décalé au tout début de la révolte, lorsque pillant leur villa, les esclaves contraignent deux patriciens à s'étriper mutuellement, alors que dans le téléfilm 2003, conformément au roman de Fast, c'étaient ces deux généraux romains qui étaient ainsi obligés de se combattre - ce qui est plus judicieux au niveau de l'empathie et, surtout, moins choquant que de voir ainsi maltraités deux «paisibles civils», âgés de surcroît, même si de par leur position sociale on comprend qu'ils font partie des impitoyables exploiteurs des esclaves.

En réalité cet épisode avait mis aux prises, début 72, les 3 ou 400 survivants des légions des consuls Publicola et Clodianus, lors des jeux funèbres de Crixos. «Plus tard, (...) ceux qui haïssaient le plus les esclaves, et ceux qui en savaient le moins long sur ce qui s'était passé (10), (...) dirent que les esclaves obligeaient les prisonniers romains qu'ils avaient faits à s'entre-tuer [comme des gladiateurs]. (...) On fut donc assuré - comme l'ont toujours été les maîtres - que lorsque le pouvoir échoit à ceux qui ont été opprimés, ils s'en servent pour faire la même chose que leurs oppresseurs. (...) Il n'y avait jamais eu d'orgie de massacre dans l'arène [des esclaves révoltés]... il n'y avait eu que cette unique fois où Spartacus, animé d'une rage et d'une haine froides, avait désigné les deux patriciens romains (11) en disant : Vous ferez ce que nous avons fait ! Allez nus sur le sable, avec des couteaux, vous apprendrez comment nous mourrions pour l'édification de Rome et le plaisir de ses citoyens» (12).

 

1.3. Un marxiste trompé
Fast excuse les hommes de Spartacus, pour qui il prend fait et cause en écrivant leur roman, usant de sa liberté d'auteur-dieu pour, sinon les disculper, tout au moins minimiser leurs crimes. Car ces représailles sont des crimes et Varinia le fait clairement comprendre à Spartacus, lorsque celui-ci fait crucifier le général romain survivant (téléfilm 2003) ! «Ne fait pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît», dit le proverbe. Mais les rebelles ont «déjà donné», et doivent épancher leur rancune. Nier leurs représailles serait aussi naïf que de minimiser la dureté, voir la cruauté des maîtres romains qui s'étale dans toute la littérature, de Varron à Apulée en passant par Juvénal et Plaute (13). Autant prétendre que la Révolution d'Octobre se fit sans bavures de le part des Bolcheviques, comme du reste de la part des Blancs. Deux ans après avoir écrit Spartacus, Fast devait recevoir le Prix Staline de la Paix (1953), distinction rare pour un Américain, en pleine guerre froide. Et trois ans plus tard, bouleversé par la révélation des crimes du régime stalinien, Fast - sans renier ses idéaux, au contraire - démissionna discrètement du parti communiste américain (1956). Discrètement, afin de ne pas embarrasser ses camarades de combat.

Dans le Docteur Jivago (David Lean, 1965), conséquence de la révolution, les communistes installaient des miséreux sans-abris dans l'hôtel privé du héros «bourgeois», n'abandonnant à son propriétaire qu'une modeste chambre. La réquisition était compréhensible, même si quelque part dérangeante. La version 1960 de Spartacus n'occultait pas la brutalité des esclaves révoltés, qui parfois génère un sentiment de malaise comme la scène du pillage de la villa campanienne, lorsque les deux patriciens âgés dont nous avons parlé sont contraints de se battre l'un contre l'autre comme des gladiateurs. Utile au scénario, la séquence du pillage de la villa patricienne, avec son cortège de déprédations et de vengeances offrait à Kirk Douglas-Spartacus l'occasion d'affirmer son personnage de leader charismatique humaniste. Spartacus peut proclamer à la face de tous la honte qu'il y aurait, pour les esclaves, à retomber dans les travers de leurs anciens maîtres.
Les esclaves ne vaudraient-ils pas mieux que leurs bourreaux, dont ils prétendent s'émanciper ?

rosa luxemburg

Rosa LUXEMBOURG,
Lettres et tracts de Spartacus,
Editions de la Tête de Feuilles, 1972

Dans le téléfilm 2003, la patricienne Helena et son frère tombent entre les mains de l'armée des rebelles et se font lyncher par leurs propres porteurs de litière - mais hors-champ ! La caméra revient alors sur le palanquin où gît le cadavre ensanglanté de celle qui à l'école de Batiatus, peu de temps auparavant, se délectait avec ses amis de la mise à mort de gladiateurs. Spartacus en est réduit à constater qu'il ne peut totalement contrôler les forces qu'il a déchaînées. Certes, il arrive à les canaliser vers un but encore mal défini, mais il ne peut empêcher les excès ou les bavures de ces pauvres gens sans éducation, qui ont tant souffert.
En prenant de la graine, des romanciers français plus récents et plus réalistes, comme Joël Schmidt (1998) et Gérard Pacaud (2004) auront de Spartacus une vision un peu moins idéalisée : celle d'un chef de horde qui n'arrive plus à maîtriser ses troupes. G. Pacaud soulève le voile sur un patricien démembré à la hache, son épouse enceinte éventrée et le fœtus arraché, jeté aux pourceaux etc. : «Le massacre de la famille du sénateur et de ses esclaves (restés fidèles) n'éveilla en Spartacus aucune compassion (14)

spartacus - schmidt spartacus - pacaud

Joël SCHMIDT, Spartacus, Mercure de France, 1988, 207 p.
et Gérard PACAUD,
Spartacus. Le gladiateur et la liberté, Paris, Ed. du Félin, coll. «Kiron», 2004, 280 p.

Les viols en moins - qu'il faut imaginer hors champ de la caméra -, le pillage de la villa campanienne annonçait, dans le film de Kubrick, la fameuse séquence du Dernier train du Katanga (Two Mercenaries, Jack Cardiff, 1967), lorsque les passagers du train tombaient entre les mains des rebelles mulélistes, les «Simbas» qui massacraient hommes, femmes et enfants européens ou africains dans des conditions atroces (15). «C'est tout de suite l'émeute, les sévices, le pillage. (...) Des hordes de soldats mutinés, traînant avec eux des femmes blanches déshabillées et sanglantes, occupent les carrefours et brisent toutes les vitrines de Léopoldville. (...) Un seul but : humilier et tuer les Blancs. (...) Partout des agitateurs courent le pays et sèment la mort, au nom d'un marxisme teinté de sorcellerie. Crimes rituels, viols, tortures, telle est leur méthode pour prendre en main les populations de la brousse. (...) Après les injures, les coups. On me frappe à coups de gourdin, les machettes font des tourbillons impressionnants au-dessus de ma tête. Tous hurlent, comme pour se donner du courage. (...) Je songeais à ceux à qui l'on avait coupé les bras et les jambes et enfoncé des bâtons dans leurs plaies béantes, en les obligeant à marcher. Et les colons, les missionnaires, les femmes violées, les officiers massacrés par leurs hommes, les Noirs fidèles torturés avec leurs maîtres. Tant de sang, tant de larmes, tant de haine» (16).

submarine

Une version bédéique de Spartacus dessinée par Pierre-Léon Dupuis sur scénario de Sylvie de Nussac, la critique théâtrale du Monde ! (Submarine, Périscope de Bande Dessinée, nĘ 7 & 8, 1974). Curieuses connotations antifascistes : les aigles des «méchants» romains incluent la croix celtique, symbole alternatif à la croix gammée nazie. Le personnage de Spartacus est dessiné d'après des photos du danseur soviétique Vladimir Vassiliev, qui tient le rôle titre dans la version cinématographique (1976) du ballet de Khatchaturian

Puissant ou misérable, l'homme reste un loup pour l'homme. Toutefois, il convient de relativiser les choses, sous peine de révisionnisme. Il ne nous appartient pas de porter un jugement moral sur les Romains et leur système esclavagiste qui, après tout, n'a été aboli dans nos sociétés occidentales que depuis fort peu de temps. Encore ne sommes nous pas toujours à l'abri de certaines résurgences, de bouffées de totalitarisme de droite ou de gauche faisant peu de cas de la dignité humaine ! Jacques «Alix» Martin, dans sa BD Le fils de Spartacus, n'a pas craint de résumer l'épopée spartaciste comme n'étant rien de plus que le pillage de l'Italie par une bande de brutes sauvages ! «L'on va revoir ces bandes de pillards féroces mettre l'Italie à feu et à sang» (p. 5, 4e v.), «ivres de rancune, (ils) pillèrent et saccagèrent les villes de Nola, Suesula et Calatia... Ce fut terrible» (p. 19, 10e v.), puis ils «allèrent détruire Métaponte, l'antique cité grecque» (p. 24, 2e v.). Et Martin de montrer, en gros plan, un gladiateur au faciès patibulaire, serrant dans un bras un jeune garçon terrorisé, en brandissant de l'autre main une volaille sur fond d'incendie et de corps brutalisés. Influencé par son ambitieuse maîtresse Maia, Spartacus se comporte en potentat et dans sa «cité idéale»(17) se dressent bientôt croix et gibets où se balancent ceux qui entrent en désaccord avec lui. Les marxistes auront beau faire sur Spartacus une projection de préoccupations qui leur sont propres, il n'en demeure pas moins vrai que nous ignorons tout des intentions du gladiateur thrace et de son projet de société, s'il en eut jamais un(18). Si leur système social était impitoyable, les Romains nous ont au moins légué les bases de notre civilisation, notamment les concepts de droit et de justice. Bien sûr, leurs excellents principes étaient déformés par les préjugés de leur temps : qui n'est pas citoyen n'est rien, et les esclaves sont moins que rien. Mais les citoyens eux-mêmes sont peu de chose quand l'intérêt public est en jeu. Les Romains avaient les défauts de leurs qualités. Les choses étaient-elles mieux chez leurs voisins ? Il est permis d'en douter.

1.4. Le travail ennoblissait les Romains
Les choix idéologiques de Fast transsudent par tous les pores de son bouquin. Ainsi au Sénat, le sénateur Gracchus interroge un légionnaire rescapé, Aralus Porthus : «As-tu un métier ? (...) Non... je n'ai pas de métier sinon de faire la guerre, dit le soldat. (...) Depuis combien de temps sers-tu dans la Troisième Cohorte ? - Deux ans... et deux mois. - Et avant ? - Je vivais des secours de la république». Instrument d'oppression, l'armée romaine est donc le débouché naturel des chômeurs, des propres à rien qui n'ont pas de métier. Les guerres civiles, puis d'expansion ont transformé le soldat-citoyen en mercenaire corps et âme inféodé à son condottiere de général.

«Sur les terres de notre bon hôte, pérore Cicéron, vivaient jadis au moins trois mille familles de paysans. A raison de cinq personnes en moyenne par famille, cela faisait quinze mille individus. Et ces paysans étaient de rudement bons soldats (...). Et de bons fermiers aussi. Ils ne savaient peut-être pas cultiver des pelouses ni tracer des parcs, mais prenez l'orge. Rien que l'orge : le soldat romain marche à l'orge (19). Y a-t-il un arpent de ton domaine, Antonius, qui produise moitié autant d'orge qu'un paysan travailleur parvenait à en récolter sur la même surface ?
- On n'en produit même pas le quart, reconnut Antonius Caius.
(...)
- Et pourquoi... pourquoi ?
demandait Cicero. Pourquoi nos esclaves ne sont-ils pas capables de produire autant ? La réponse est bien simple.
- Parce qu'ils n'en ont pas envie,
déclara tout uniment Antonius.
- Voilà... parce qu'ils n'en ont pas envie. Pourquoi cela les intéresserait-il ? Quand on travaille pour un maître, le seul but que l'on ait est de saboter le travail. Inutile d'affûter le soc des charrues, ils auront tôt fait de l'ébrécher. Ils brisent les faux, rompent les fléaux et avec eux le gaspillage devient un principe. Voilà le monstre que nous avons créé à notre usage. Sur ces dix mille arpents vivaient jadis quinze mille personnes; il y a maintenant ici un millier d'esclaves et la famille d'Antonius Caius, tandis que les paysans croupissent dans les faubourgs et les ruelles de Rome. Il faut bien comprendre cela. C'était facile, bien sûr, quand le paysan en rentrant de la guerre trouvait sa terre envahie par les mauvaises herbes, sa femme dans le lit d'un autre et des enfants qui ne le reconnaissaient même pas, c'était facile de lui donner en échange de sa terre une poignée d'argent et de le laisser venir à Rome pour y vivre dans les rues»(20).

L'impérialisme romain est une hydre qui a commencé par dévorer ses propres défenseurs, les soldats-citoyens. Aucune des deux versions (1960 et 2003) n'a jugé bon de reproduire ce discours qui, en vérité ne figurera que dans la bouche de James Mason, plaidant au Sénat pour l'intégration des Barbares dans l'Empire, paysans libres plutôt qu'esclaves. Et c'était dans une production de Samuel Bronston, La chute de l'Empire romain (1964), réalisée - ironie - par Anthony Mann. Cet Anthony Mann qui, imposé par Universal à Kirk Douglas, travailla une semaine sur le film (la scène dans les mines de Lybie, filmée en Californie dans la Vallée de la Mort, en janvier 1959, c'est lui), avant que l'acteur-producteur ne le vire au profit de Kubrick (21) ! Trois cents pages plus loin, Gracchus rétorquera à Cicéron :

«Songe un peu, mon cher Cicero, à ce que le soldat romain a à perdre si les esclaves triomphent. Les vainqueurs auraient terriblement besoin de lui, car il n'y a pas assez d'esclaves pour cultiver comme il faut la terre. Il y aurait assez de terres pour tout le monde, et notre légionnaire verrait alors se réaliser son rêve le plus cher : avoir son petit coin de champ et sa maison. Et pourtant il marche pour détruire ses propres rêves, afin que seize esclaves puissent continuer à trimbaler un gros porc comme moi dans une litière capitonnée. Nies-tu la vérité de mes propos ?» (22).

Le travailleur libre est donc de meilleure rentabilité que l'esclave. Mais est-ce pour autant la solution au problème de l'exploitation de l'homme par ses semblables ? Non sans inquiétude, le marxiste Fast laisse entrevoir à Caius la seconde étape de la révolte de l'homme asservi : la révolte prolétarienne. Le capitaliste Crassus convie ses amis à visiter ses fonderies où travaillent des hommes libres, «Un esclave mange votre nourriture et meurt. Mais ces ouvriers se transforment en or. Et je n'ai pas à m'occuper de les nourrir et de les loger non plus. (...) Les ouvriers se révolter ?» Crassus sourit et secoua la tête. «Non, cela n'arrivera jamais. Ce ne sont pas des esclaves, tu comprends. Ce sont des hommes libres. Ils peuvent aller et venir comme il leur plaît. Pourquoi se révolteraient-ils jamais ? (...) Non. En fait, durant toute la Guerre Servile nous n'avons jamais éteints nos fours. Il n'y a aucun lien entre ces hommes et des esclaves.»
Pourtant, alors qu'il quittait la fabrique, «Caius se sentait envahi par une impression de malaise. Ces hommes étranges, silencieux, barbus qui travaillaient si vite et avec une telle dextérité, lui inspiraient une sourde crainte. Et il ne s'expliquait pas pourquoi» (23).

spartacus - howard fast spartacus - koestler

2. Le roman d'Howard Fast

Achevé d'écrire à New York en juin 1951, le roman d'Howard Fast (CLICK, CLICK et CLICK) (24) fut d'abord vendu sous le manteau. Il importe de rappeler que ce communiste américain plus tard repenti (cf. «The Naked God : The Writer and the Communist Party», 1957) avait été inscrit sur la liste noire du sénateur Maccarthy en raison de son soutien aux républicains espagnols, comme il le contera dans son livre Le Serment (25), et même emprisonné (26). Spécialiste des récits historiques, il a traité de la guerre de l'indépendance américaine (Two Valleys, 1933 et The Unvanquished, 1942), composé la chronique de cinq générations de fermiers américains (Strange Yesterday, 1934), raconté l'armée révolutionnaire de Valley Forge (Les Héros désespérés/Conceived in Liberty, 1939), la déportation des Peaux-rouges (Le Dernier espoir : le roman des Peaux-rouges/The Last Frontier, 1944), la guerre de Sécession (La Route de la Liberté/Freedom Road, 1944), les frères Macchabées (My Glorious Brothers [27], 1950) et Moïse (Moses, Princes of Egypt, 1959). Egalement auteur de nombreux polars, il est - paradoxalement - surtout connu du public français pour son recueil de nouvelles de science-fiction publié chez Marabout, Au seuil du Futur (1961).

2.1. L'outil doué de parole
Pourtant Howard Fast, de son propre aveu, n'a pas cherché à écrire un «roman historique». N'espérons donc pas trouver dans Spartacus la relation «archéologique» d'un événement du passé : l'auteur a seulement voulu composer un apologue, se livrer à une réflexion sur l'esclavage. D'où l'insertion d'un M. Tullius Cicero - notre Cicéron - porte-parole de l'idéologie romaine-esclavagiste, pour laquelle l'esclave qu'est qu'un «outil doué de parole» (instrumentum vocale, l'expression est, en réalité, de Varron). Les esclaves ne respectent rien de ce qui est à leur maître. «On obtient de meilleurs résultats en attelant des esclaves à la charrue, observa Cicero (...). La bête qui pense est toujours préférable à celle qui est incapable de pensée. Cela va de soi. Et puis un cheval vaut cher. Il n'y a pas de tribus de chevaux contre lesquelles nous puissions partir en guerre pour ramener cent cinquante mille prisonniers qu'on vendra aux enchères. Du reste, si on utilise des chevaux, les esclaves les abîmeront. (...) - C'est exact, acquiesça Antonius. Les esclaves tueront un cheval. Ils n'ont aucun respect pour rien de ce qui appartient à leur maître... sinon leur propre personne» (28).

Le mépris ou l'ignorance des Romains est également signifié d'une manière plus insidieuse par des phrases comme : Helena «méprisait toute cruauté inutile envers les animaux, qu'il s'agît d'esclaves ou de bêtes de somme» (29). Ou nos patriciens de s'étonner de ce que la vue des 6.412 crucifiés de la voie Appienne terrorise leurs porteurs de litières, ces objets fonctionnels en principe dénués de sentiments, de psychologie :

- Sans doute s'imaginaient-ils à la place des suppliciés, dit le général [Crassus] en souriant.
- Peut-être. Crois-tu qu'on puisse trouver chez des esclaves de pareils sentiments ? Nos porteurs de litière sont pour la plupart nés en servage, presque tous ont été rompus au fouet à l'école d'Appius Mundellius et, tout en étant robustes, ils ne valent guère mieux que des animaux. Seraient-ils capables de s'identifier ainsi à autrui ? J'ai du mal à croire à l'existence de telles qualités chez des esclaves. Mais tu dois le savoir mieux que moi. Penses-tu que tous les esclaves aient compati aux malheurs de Spartacus ?
- Je crois que oui, pour la plupart
(30).

Fast mêle la dialectique marxiste à des emprunts à Caton l'Ancien, homme rude et avare, mais qui s'y connaissait en matière d'esclaves car il peinait aux champs avec les siens et partageait leur ordinaire. Caton l'Ancien ou Caton le Censeur (234-149), M. Porcius Cato pour l'état civil, appartenait à ces «vieux romains» de la République, austères et vertueux. Moins d'un siècle après lui, les patriciens de Fast sont - bien évidemment - d'une toute autre trempe, fats et délicats.
Ainsi, pour pouvoir manger «convenablement» une personne de qualité doit avoir au moins quatre esclaves spécialisés : un libarius (pâtissier), mais encore «le cocus, les pistores et obligatoirement un dulciarus, sinon il faut envoyer acheter les sucreries cuites au marché, et l'on peut tout aussi bien s'en passer». Et un privata qui ne s'occupe que de ranger les vêtements, pas même de les laver, et cependant tout est en dessous de tout ! Quel service, mes amis ! Et l'épouse de reprocher à son mari qu'il lui faut «tous les mois un nouveau tonsores (sic); il n'y a qu'un dieu qui puisse te raser comme il faut, mais moi si je te demande un autre coiffeur ou un masseur...» Et le mari de répondre, du tac au tac : «Ce n'est pas tout d'avoir besoin de cent esclaves (...), mais il faut les former... et même quand on les a formés, je me demande parfois si cela en vaut la peine.»

spartacus - crucifiés

2.2. «Christ marxiste»
La version 1960 nous montre un Spartacus ignorant (il est né esclave, et n'a reçu aucune éducation) mais avide de savoir, qui demeure toutefois muet quant à d'éventuels états d'âmes mystiques. Bien évidemment à l'époque, un film américain ne pouvait trop ériger en héros un adepte du matérialisme historique pur et dur. Le téléfilm 2003, par contre, nous fait découvrir un Spartacus athée, qui ne croit en rien, en aucun dieu. C'est Varinia la Celte qui tentera de lui inculquer quelque spiritualité (31) - mais dans le roman d'H. Fast, Varinia ne semble pas spécialement concernée par les questions d'ordre spirituel. C'est une liberté qu'a pris le romancier américain d'avec ses sources : Plutarque (Crassus, VIII, 4) nous apprend, en effet, que la compagne anonyme de Spartacus - Thrace comme lui - est une prêtresse de Dionysos, sujette à des transes mystiques. Joël Schmidt (Spartacus, 1998), qui la nomme Thracica, en fera ses choux gras, et plus récemment G. Pacaud (Spartacus, 2004) verra Arcanoë - ainsi l'a-t-il baptisée - régulièrement organiser des bacchanales pour le plus grand bien des damnés de la terre : la horde des esclaves rebelles est devenue un «club échangiste» ! Voilà le paganisme remontant aux sources du «communisme primitif»...

Il est à noter - et le détail n'est certes pas innocent - que le dernier gladiateur crucifié, devant les portes de Capoue, sera le Juif David, de la sorte implicitement promu «Christ marxiste». Dans le film 1960, David n'est plus qu'un nom plaqué sur un personnage de gladiateur interprété par Harold J. Stone, relégué à l'arrière-plan. Le juif David, avait un rôle autrement plus intéressant dans le roman : c'est lui qui voulait transformer les prisonniers romains en gladiateurs, lui aussi qui était crucifié le dernier, aux portes de Capoue. Mais Kirk Douglas (à la ville Yssur Danielovitch Demsky, fils d'immigrés juifs russes), qui voyait en Spartacus un second Moïse sortant d'Egypte son peuple d'esclaves, avait une vision «sioniste» de son film (32). Spartacus/Moïse aurait tenté de conduire les opprimés/les élus vers la Terre promise... (!). C'est pourquoi Douglas transféra sur Spartacus, c'est-à-dire sur lui-même, certains traits qui initialement appartenaient à David. Et c'est ainsi que, dans le film, c'est Spartacus qui sera - anonymement - crucifié, en dernier, alors que chez les historiens romains le Thrace était tué dans la bataille, mais son corps n'était pas identifié - ce qui laissait le champ libre à toutes les hypothèses romanesques possibles (33).

2.3. Plan du roman
Le roman d'H. Fast ne se présente point comme un récit linéaire, mais comme une série de dialogues où l'on voit se rencontrer des gens qui ont connu Spartacus à l'un ou l'autre moment de sa vie, ou, tout simplement, ont entendu parler de lui.

1ère partie : Comment Caius Crassus voyageait sur la grand-route de Rome à Capoue, en ce mois de mai -71. - La «guerre des gladiateurs» qui vient de s'achever, vue par des patriciens réunis par hasard dans la Villa Salaria (13 chapitres).
2e partie : Ce que Crassus, le grand général, raconta à Caius Crassus à propos d'une visite que lui fit à son camp, Lentulus Batiatus, qui dirigeait une école de gladiateurs à Capoue. - Le témoignage de Batiatus nous apprend les origines de Spartacus, arraché aux mines de Nubie (5 chapitres).
3e partie : Récit du premier voyage à Capoue que firent Marius Bracus et Caius quelque quatre années avant la soirée à la Villa Salaria. Combat entre deux paires de gladiateurs. - Le jeune Caius se souvient de sa visite à Capoue (10 chapitres).
4e partie : Où il est question de Marcus Tullius Cicero et de l'intérêt qu'il portait aux origines de la grande Guerre Servile. - Analyse de la «guerre servile» par un jeune politicien ambitieux, Cicéron, ses causes et son développement (11 chapitres).
5e partie : Dans laquelle on trouvera évoqués certains souvenirs de Lentulus Gracchus, concernant notamment son séjour à la Villa Salaria. - Le sénateur Gracchus se souvient de la stupéfaction du Sénat à l'annonce de la révolte des esclaves et de la première défaite d'une légion (7 chapitres).
6e partie : Où il est question du voyage à Capoue de quelques-uns des invités de la Villa Salaria, de quelques aspects de cette belle cité, et de la crucifixion des derniers gladiateurs dont furent témoins les voyageurs. - Spartacus revit dans la mémoire de David agonisant, le dernier de ses compagnons, crucifié aux portes de Capoue (10 chapitres).
7e partie : Où il est question du retour à Rome de Cicero et de Gracchus. Des propos qu'ils tinrent durant le voyage, du rêve que fit Spartacus et de la façon dont Gracchus en eut connaissance. - Crassus et Gracchus s'opposent dans leur quête de l'amour de Varinia, veuve de Spartacus. Par elle, nous découvrons le monde de justice et d'égalité dont avait rêvé Spartacus (8 chapitres).
8e partie : Dans laquelle Varinia trouve la liberté. - Varinia transmet à son fils, le fils de Spartacus, son idéal de résistance à Rome et aux valeurs qu'elle incarne (2 chapitres).

2.4. Les protagonistes fastiens
Certains personnages du roman seront télescopés pour n'en faire qu'un dans le film 1960 (clivages conservés dans la version 2003), ainsi le riche et homosexuel Marcus Bracus, commanditaire du combat privé à Capoue. Dans le roman, Marcus Bracus - qui se fond dans le «Marcus Licinius Crassus» du film - demande un combat à mort pour divertir son jeune amant Caius Crassus (34 («Clodius Glaber», dans le film). Le couple est accompagné de Lucius et de son épouse, non nommée.

«Quatre ans plus tard», un autre groupe d'amis entourant le même jeune Caius Crassus (35), soit sa sœur Helena et l'amie de celle-ci, Claudia, vont retrouver à la Villa Salaria appartenant à un certain Antonius Caius (36), où sont déjà arrivés le général vainqueur Licinius Crassus, le sénateur démocrate Lentulus Gracchus interprété par Charles Laughton dans le film, et Marcus Tullius Cicero, autre personnage non retenu dans les deux versions filmiques. C'est pour le romancier l'occasion de confronter dans un débat, à table, les thèses pro-esclavagistes de Cicéron et anti-esclavagistes de Gracchus.

Dalton Trumbo (37) va bâtir son casting «romain» à partir de là. Soit d'une part le quatuor formé par Marcus Crassus (Laurence Olivier), sa maîtresse Helena Glabrus (Nina Foch), le frère de celle-ci Clodius Glaber (John Dall) et Claudia Marius (Joanna Barnes) sa jeune épouse ou fiancée et, d'autre part, les personnages de Batiatus (Peter Ustinov) et son «patron» Gracchus (Charles Laughton) - auxquels il n'aura plus que Jules César (John Gavin) à rajouter. César n'apparaît nulle part dans le roman.

Notons que l'alliance politique de Gracchus et César contre Crassus se trouve être, par ailleurs, une hérésie historique - César ayant toujours été un allié de Crassus. En ce qui concerne Caius Crassus (nom qui malheureusement prête à confusion avec celui du général [où donc Fast avait-il la tête ?]), Dalton Trumbo estima plus intéressant de directement confronter, au pied du Vésuve, le général vaincu avec un vainqueur qui n'était autre que ce gladiateur dont il s'était diverti à Capoue.

En lisant Fast, on a un peu l'impression qu'il n'y a pas de consul à Rome en -73. Le romancier laisse son personnage, Gracchus, mener les débats au Sénat comme senator inquæsitor, ou jouter à loisir contre Crassus. Un coup d'œil dans les Fastes consulaires nous apprend toutefois que les consuls de 73 étaient C. Cassius Varus et M. Terentius Varro. Cette absence de souci historique (38) prive Fast d'un personnage intéressant (39), car Terentius Varro - plus connu comme Varron - peut-être considéré comme le théoricien de l'esclavagisme. Originaire de Reate en Sabine, Varron (116-28 av. n.E.) était un Romain foncièrement honnête et droit, nostalgique des antiques vertus romaines et pénétré d'hellénisme tout en même temps. Admirateur de Caton le Censeur, il prônait dans le traité qu'il consacra à l'exploitation d'un domaine rural, le De re rustica (40), le retour des Romains à la terre. Mais il y exposait également comment rationaliser le travail des esclaves tout en évitant le gaspillage.

On conçoit qu'un tel personnage si différent du «capitaliste» corrompu Crassus ait été boudé des romanciers qui - G. Pacaud excepté (41) - semblent ignorer son existence. Ultérieurement, Varron sera légat de Pompée dans sa campagne contre les pirates (67-66). Au début de la guerre civile, il devint gouverneur pompéien de l'Espagne ultérieure. Une de ses deux légions ayant déserté pour passer à Jules César, il se rendit avec l'autre et devint son ami. Varron devait déjà avoir, à ce moment, une solide réputation d'érudit, car en -47 César lui confia la direction des bibliothèques publiques qu'il venait de créer à Rome. Il fut plus tard proscrit par Marc Antoine et passa à Octave, qui lui restituera ses biens. Polygraphe, Varron composa soixante-quatorze ouvrages, soit 620 livres, traitant des sujets les plus divers, dont bien peu nous sont parvenus : trois livres de son De re rustica, cinq de sa De lingua latina et quelques fragments de ses Antiquités romaines. Un grammairien du IVe s., Flavius Sosipator Charisius nous a laissé une étonnante citation de Varron, qui laisse pensif : (...) Spartaco innocente coniecto ad gl[adiatori]um..., «Spartacus jeté sans avoir commis de faute dans la gladiature».

Succincts, les récits qui relatent la guerre de Spartacus (42) n'attribuent à Varron aucun rôle particulier, ni décision. De fait, ils ne le mentionnent pas. C'est pourtant lui et son collègue C. Cassius Varus qui, de facto, sanctionnèrent l'envoi de Glaber contre les gladiateurs rebelles. Mais Fast préfère ignorer ce romain vertueux et austère, pour imaginer le Sénat romain mené par un personnage à sa meilleure convenance, le démocrate Gracchus - prolongation des célèbres tribuns de la réforme agraire (43).

2.5. Lourdeur et licence d'un romancier marxiste
Dalton Trumbo avait beau être homme de gauche et l'un des Unfriendly Ten, les «Dix d'Hollywood», il détestait Howard Fast et son marxisme étriqué, le jugeant «aussi étroit d'esprit que les gens qui combattaient le communisme» (44).

Dès lors, on ne s'étonnera pas de telle anecdote, digne d'un roman de science-fiction - Soylent Green n'est pas loin, quoique... Pline ne rapporte-t-il pas que le sang encore chaud d'un gladiateur, ou un morceau de son foie pouvait guérir de l'épilepsie ? - que Fast a placé dans son roman. C'est l'ultime exploitation de l'homme par l'homme que l'idée d'un chevalier Caius Marcus Senvius, qui a fait fortune en fabricant des saucisses... Lorsqu'on lui demande s'il ne regrette pas le gâchis que représentent les corps de 6.000 esclaves en train de pourrir sur leurs croix, il répond avec aplomb que : 6.000 x 150 livres de chair humaine font 900.000 livres. «J'en ai acheté 250.000 livres» de ces... «outils» cassés, comme aurait dit Cicéron. «Je les ai fumés, passés au hachoir, et mélangés à de la viande de porc assaisonnée de sel et d'épices. La moitié est destinée à la Gaule, la moitié à l'Egypte. Et à un prix très raisonnable» (45).

Le romancier ne se prononce pas sur la question de savoir s'il s'agit d'une boutade de Marcus Senvius, ou s'il l'a réellement fait dans la «réalité». Bien ancré dans le mythe (le festin de Tantale, ceux de Lycaon, d'Atreus ou du shakespearien Titus Andronicus, saint Nicolas ressuscitant les écoliers que l'aubergiste a découpés et mis au saloir), on retrouve ici le vieux fantasme de l'«Auberge rouge» où l'on assassine les clients pour en servir la chair aux autres, mais revisité par les méthodes industrielles du nazisme qui de ses victimes massacrées ne craignit pas de récupérer cheveux, dents et même la graisse pour en faire des savons. Fortement épicés les pâtés et les saucisses sont, par nature, des aliments de provenance incertaine dont on peut redouter que le pâtissier - au sens premier du terme, «qui fait des pâtés» - ne se soit débarrassé de ses déchets de cuisine, mélangés avec des chairs illicites (chats, chiens, rats...) ou interdites (chair humaine). La vieille chanson du Père Lustucru et du chat de la Mère Michel !

Suite…

 


 

NOTES :

(1) ... tout comme ceux du Vercingétorix de Jacques Dorfmann et de l'Astérix de Zidi. L'ouverture des Pays de l'Est a permis à nombre de films épiques récents de bénéficier d'extérieurs d'une grande beauté, ainsi la Lituanie pour Attila et la Slovaquie pour Cœur de Dragon.
Dans les années 1980, la République socialiste de Bulgarie commémora le 1300e anniversaire de la fondation de l'entité nationale et mit en chantier plusieurs grands films historiques «officiels» commémorant les principaux jalons de son histoire comme la fondation de l'Etat bulgare en 681 (Khan Asparuch, Ludmil STAÏKOV, 1983 - en VHS VF : La Gloire de Khan); Cyrille et Méthode alphabétisant les Slaves (Constantin le philosophe, de Georgi STOYANOV, 1983); les premiers monastères (Boris Ier, le dit des lettres, Borislav SHARALIEV, 1984); la christianisation, en 864 (Boris Ier - Le baptême, Borislav SHARALIEV, 1984); la lutte contre Byzance, en 811 (Le Jour des souverains, Vladislav IKONOMOV, 1986), etc. Toutefois, bien qu'il naquît dans leurs montagnes longtemps avant que les Bulgares ne s'y établissent, ou peut-être bien à cause de cela, aucun ne fut consacré à Spartacus. Pour autant, cela ne signifie pas que les Bulgares aient oublié ce héros de la Liberté, si hardiment revendiqué par les communistes, dont nombre de romanciers se sont attachés à reconstituer les exploits : St. STOÏLOV (Spartak, 1969), Stoiân STAÏNOV (Legenda za mladdciâ Spartak [La légende du jeune Spartak], 1972), M. Daskalova (Spartak, 1979) et Plamen TZONEV (Spartak - Le Thrace, 1981). Une mention spéciale pour Le Thrace de la tribu des Maides - La jeunesse de Spartak de Todor HARMANDJIEV, davantage axé sur la description des premiers habitants de la Bulgarie, ce qui laisse peu de place à la relation de la révolte des esclaves. En 1970, le roman fut adapté en BD dans le magazine bulgare Daga [Arc-en-Ciel]. - Retour texte

Todor HARMANDJIEV

Todor HARMANDJIEV, Le Thrace de la tribu des Maides - La jeunesse de Spartak, Edition du Comité central de la Jeunesse communiste, 1980 (extrait de Yanita KOSTOVA, Images de Spartacus).

 

(2) Ils sont néanmoins censés représenter des paysages de l'Italie. - Retour texte

(3) Pour les Costumes, la Direction artistique, la Photographie (pour Russell Metty, mais en réalité ce fut surtout Kubrick qui officia derrière la caméra, ne laissant guère d'initiative à son directeur de la photographie) et, pour Peter Ustinov, le Meilleur rôle secondaire. - Retour texte

(4) Disponible en DVD Universal VO et VF. - Retour texte

(5) Dans cette nouvelle version 2003, Crixos se vante d'avoir participé aux deux premières révoltes ! - Retour texte

(6) Cet épisode figure dans les versions 1960 et 2003, qui les traitent très différemment : en 1960, le Vésuve est un volcan pelé; en 2004, c'est une montagne boisée, avec une falaise à pic et des sarrements de vignes plus conformes sans doute à ce qu'était alors le Vésuve 150 ans avant le fameux cataclysme. - Retour texte

(7) ... à l'instigation du populiste Lentulus Agrippa qui, dans le téléfilm, remplace le Gracchus du roman et de la version de Kubrick, tous deux inventés pour les besoins de la cause.
En réalité, Pompée et Crassus ne se sont pas «bouffés le nez» comme le laisse entendre le téléfilm 2003, mais au contraire se sont entendus pour obtenir l'un le Triomphe sur Sertorius, l'autre l'Ovation pour sa victoire sur de vils esclaves (mais avec une couronne de lauriers, au lieu de celle de myrte !), et se faire tous deux élire au consulat en dépit du fait qu'ils n'en réunissaient pas les conditions légales. - Retour texte

(8) Au sujet de Mummius, qui semble être un descendant du béotien de consul qui en 146 rasa Corinthe, rappelons que Steven Saylor en a fait un protagoniste de son très bon roman L'étreinte de Némésis, traçant de lui un portrait intéressant.- Retour texte

(9) C'est une des incohérence du scénario, mais au cinéma tout doit s'enchaîner très vite : Spartacus est venu négocier avec Crassus l'évacuation de son armée loin de Rome et son empire, alors que tapis dans les fourrés ses hommes s'apprêtent déjà à exhiber le général romain supplicié ! En temps réel, c'est insoutenable, invraisemblable.
Par contre il est tout à fait exact - selon les textes - qu'un soldat romain dont le grade ne nous est pas connu fut, par défi, crucifié sur l'ordre de Spartacus face aux fortifications de Crassus.- Retour texte

(10) De fait, les auteurs les plus conséquents, Plutarque, Appien et Florus, ont rendu compte du bellum Spartacium près de deux siècles après les faits. Contemporain des événements, Salluste et Varron - dont on ne possède que de minces fragments -, semblent eux avoir eu une vision du personnage plus nuancée, même si pour Cicéron, contemporain lui aussi, le nom de Spartacus reste synonyme de «brigand de la pire espèce» (N.d.M.E.). - Retour texte

(11) Ces deux patriciens romains ont été clairement désignés, deux pages avant, comme étant les généraux Servius et Mummius, dont le gladiateur juif David a exigé qu'ils combattent comme gladiateurs (FAST, Spartacus, p. 296 - toutes les références au roman d'H. Fast renvoient à l'édition J'Ai Lu, nĘs 101-102). - Retour texte

(12) FAST, Spartacus, J'Ai Lu, p. 298. - Retour texte

(13) Cf. Joël SCHMIDT, Vie et mort des esclaves dans la Rome antique, Albin Michel, 1973. - Retour texte

(14) G. PACAUD, Spartacus. Le gladiateur et la liberté, Paris, Ed. du Félin, coll. «Kiron», 2004, p. 45. - Retour texte

(15)... que Cardiff filmait avec beaucoup de retenue malgré tout, la suggestion étant, comme souvent, plus insupportable encore que la complaisance. - Retour texte

(16) Colonel Jean SCHRAMME, Le bataillon léopard. Souvenirs d'un Africain blanc, Robert Laffont, 1969. - Retour texte

(17) Cette «Cité Idéale» est une utopie communiste du dominicain espagnol Tomaso Campanella (La Cité du Soleil, 1623) intégrée par Arthur Koestler dans son Spartacus (1939 [trad. fr. chez Aimery Somogy, 1945]). Le fait que la BD de J. Martin y réfère, et aussi utilise l'expression christique «le fils de l'Homme» pour désigner tantôt le chef des rebelles (Le fils de Spartacus, p. 39, 7e v. et note), tantôt son fils Spartaculus (op. cit., pp. 11, 9e v. et 47, 3e v.), démontre que J. Martin s'est davantage inspiré de Koestler que de Fast. - Retour texte

(18) ... ce qui resterait à démontrer ! - Retour texte

(19) Les légionnaires romains se nourrissaient de blé. On ne leur distribuait de l'orge qu'en cas de disette, ou pour les punir (cf. Y. LE BOHEC, L'armée romaine sous le Haut Empire).
C'est ainsi qu'Auguste «fit décimer et nourrir avec de l'orge» les survivants de cohortes qui avaient lâché pied (SUÉT., Aug., 24) (N.d.M.E.). - Retour texte

(20) FAST, Spartacus, pp. 59-60. - Retour texte

(21) En fait, «Abby» Mann se laissait un peu trop influencer par Peter Ustinov, cabotin, qui tirait la couverture à lui. Son éviction fut semble-t-il assez amicale; en tout cas, quatre ans plus tard, Mann dirigerait encore Douglas dans Les héros de Telemark .- Retour texte

(22) FAST, Spartacus, p. 367. - Retour texte

(23) FAST, Spartacus, p. 357. - Retour texte

(24) Howard Melvin Fast (11 novembre 1914-12 mars 2003) est issu d'une pauvre famille juive newyorkaise. Ouvrier métallurgiste originaire de la ville de Fastov, en Ukraine, son père s'était établi aux Etats-Unis en 1878, où les services d'immigration l'avaient rebaptisé «Fast» d'après sa ville natale. - Retour texte

(25) The Pledge (1988). Le Serment (trad. Françoise Ravaux), Paris, Messidor «Roman», 1990. - Retour texte

(26) Il fut incarcéré le 7 juin 1950, pendant trois mois. C'est au sortir de prison qu'il entreprit la rédaction de Spartacus. - Retour texte

(27) A été réédité par Claude Aziza sous le titre «La Gloire des Macchabées» in «Omnibus» Jérusalem, le Rêve à l'ombre du Temple, Paris, Presses de la Cité, 1994. - Retour texte

(28) FAST, Spartacus, pp. 55-56. - Retour texte

(29) FAST, Spartacus, p. 13. - Retour texte

(30) FAST, Spartacus, p. 42. - Retour texte

(31) Au sens littéral de spiritus («souffle») : Varinia, posant sa bouche sur celle de Spartacus, y insuffle son âme divine... et sa croyance religieuse. Cette scène du téléfilm 2003 s'inspire d'un passage du roman de Fast où, dans les mines, Spartacus aspire par un baiser l'âme d'un jeune compatriote thrace agonisant (FAST, Spartacus, p. 103). Le «baiser à la russe» des camarades ? - Retour texte

(32) Frédéric MARTIN, L'Antiquité du cinéma, Dreamland, coll. «CinéLégendes», 2002. - Retour texte

(33) Dans le roman de Joël Schmidt (Spartacus, Mercure de France, 1988), Spartacus est laissé pour mort sur le champ de bataille du Silarus. Son amante Thracica l'aidera à se crucifier lui-même sur la dernière croix de la voie Appienne, face aux portes de Capoue : le parricide et demi-incestueux Spartacus tient, en effet, à expier la malédiction œdipienne qui le poursuit depuis qu'il est descendu de sa montagne de Thrace. Curieux roman. - Retour texte

(34) Quatre ans plus tard, Caius Crassus se retrouvera dans le lit de Marcus Licinius Crassus, le grand général de Rome (FAST, Spartacus, pp. 111-112). Ah ! On savait s'amuser, en ces temps là. Et Trumbo a bien eu raison de télescoper Marcus Bracus avec Marcus Licinius Crassus. - Retour texte

(35) Personnage de fiction. - Retour texte

(36) Personnage non retenu dans les versions 1960 et 2003. - Retour texte

(37) Interdit d'écriture par la persécution maccarthyste, le scénariste Dalton Trumbo (1905-1976) écrivit entre 1947 et 1959 une trentaine de scénarios sous pseudonymes. Il revient à Kirk Douglas (conspué par l'American Legion, la puissante association d'anciens combattants, mais aussi la féroce critique Hedda Hopper, qui qualifia Spartacus de «film coco») d'avoir fait apparaître au générique de son film les noms de Dalton Trumbo et Saul Bass (autre nom de la Liste Noire). En fait Stanley Kubrick, toujours «serviable», avait proposé de signer de son nom à lui le scénario : ce fut un point de friction entre l'acteur-producteur et son réalisateur, et Douglas mit fin à la discussion en se décidant à sortir des limbes le nom du scénariste réprouvé (K. DOUGLAS, Fils du chiffonnier, pp. 321-322). - Retour texte

(38) A notre connaissance, seul Gérard Pacaud a fait intervenir Varron dans son roman. - Retour texte

(39) En fait, le discours qui eut normalement être celui de Varron, Fast l'a attribué à Cicéron. - Retour texte

(40) Caton également composa un De agri cultura, le plus ancien ouvrage en prose latine qui nous soit parvenu complet. - Retour texte

(41) Joël Schmidt, pour sa part, focalise sur le collègue de Varron, le consul Caius Cassius Longinus [ou C. Cassius Varus, variante] qui envoie Glaber contre Spartacus en -73; l'année suivante, comme proconsul de la Gaule cisalpine, il affrontera Spartacus devant Modène et périra dans la bataille. - Retour texte

(42) Velleius Paterculus, Florus, Appien et Plutarque. - Retour texte

(43) Tiberius Sempronius Gracchus, tribun de la plèbe en -133, assassiné, et son frère Caius, tribun de la plèbe en -123, contraint au suicide. Rappelons tout de même que loin d'être des «révolutionnaires», les Gracques ne réclamèrent rien de plus que la stricte application de lois plus anciennes, favorables aux prolétaires. Plus tard on fera d'eux - mais à tort - des prototypes des socialistes. - Retour texte

(44) Kirk DOUGLAS, Le fils du chiffonnier, Presses de la Renaissance, 1989, p. 305. - Retour texte

(45) FAST, Spartacus, pp. 25-27. - Retour texte