Where no Roman has gone before
JacquesMartin est mort il y a trois ans, mais Alix is alive
and well.
Hergé navait pas denfants. Jacques Martin
était père de famille. Sans doute est-il bien vain
de prétendre expliquer luvre dun artiste
par sa biographie, mais il nest pas interdit de penser que
cette différence « biologique » entre Hergé
et Martin en a entraîné une autre, à propos
de leurs enfants spirituels. Des années avant sa mort,
Hergé avait déclaré et décidé
que Tintin mourrait avec lui (cf. par exemple lémission
Apostrophes à laquelle il avait participé
dans les années soixante-dix) ; Martin, au contraire, avait
pris soin avant sa mort (il y a trois ans) denvisager sérieusement,
sinon dorganiser, sa succession. Et si ses divers "épigones"
nempruntent pas tous exactement le même chemin, le
fait est là : Orion, Alix et leurs amis sont toujours bien
vivants.
Il existe de toute façon un point commun entre toutes
ces "nouvelles aventures", en rapport avec les conditions
dans lesquelles leurs auteurs les ont imaginées : elles
traitent, chacune à sa manière, du passage du temps,
ou, ce qui revient à peu près au même, de
la question de la délégation et de la passation
du pouvoir. Alix Senator na pas hésité
à faire vieillir Alix au point de le transformer en senior
citizen ; Périclès, dans les Oracles, confiait
à sa maîtresse Aspasie une mission dont il ne pouvait
se charger lui-même ; la Conjuration de Baal, comme
son titre lindique, tournait autour de personnages aspirant
à renverser les institutions en place.
Dans la nouvelle aventure dAlix, la Dernière
conquête, écrite par Géraldine Ranouil
et dessinée par Marc Jailloux (qui avait précédemment
écrit et dessiné les Oracles), César,
sur le point de franchir le Rubicon — première phase
du coup dÉtat qui fera de lui le maître de
Rome —, entend trouver une légitimité en se
présentant comme lhéritier direct du plus
grand de tous les conquérants, Alexandre. Concrètement,
cela signifie quil confie à Alix, fidèle dentre
les fidèles, la tâche consistant à retrouver
le tombeau et lanneau de celui-ci. On sait en effet quAlexandre,
sur son lit de mort, avait laissé perplexes ceux qui lui
demandaient de désigner son successeur, puisquil
sétait borné à déclarer en tendant
sa main : "Celui qui sera digne de cet anneau."
Nous ne dirons pas ici si Alix retrouve ou non lanneau
dAlexandre, mais de toute façon il nest pas
sûr, comme lindique un retournement final, que cette
partie de lhistoire soit très importante. Ce qui
lest beaucoup plus, cest le rôle de libérateur
quAlix va être amené à jouer, un peu
malgré lui, comme les sept samouraïs, pour le peuple
dune contrée correspondant à lactuel
Afghanistan. Alix ne va pas tant senfoncer dans les ténèbres
des cryptes et des tombeaux quapporter avec lui la lumière.
Et cest pourquoi presque toute la seconde partie de lalbum
a été « tournée dans des décors
naturels » qui garantissent, paradoxalement, sa modernité.
Marc Jailloux tient à préciser demblée
quil naurait sans doute guère aimé vivre
chez les Romains à lépoque de César
ou chez les Grecs à lépoque de Périclès.
Mais il pense quon sest souvent trompé en pensant
quil fallait entraîner le public sur Mars pour le
dépayser. "Le régime crétois, les olives,
le poisson grillé
Tout cet idéal bio qui fait
tant rêver beaucoup dentre nous est déjà
dans lAntiquité."
Marc Jailloux en dédficaces au Skull
(Bruxelles) (ph. Michel Eloy, 2013) |
Jacques Martin était encore là quand vous avez
écrit et dessiné laventure dOrion intitulée
Les Oracles. Pour ce nouvel Alix, vous naviez
plus ce mentor
Effectivement, pour Les Oracles, il avait validé
le scénario que javais écrit et contrôlé
mes planches sur son agrandisseur. Je sais par Géraldine
Ranouil, la scénariste, que le scénario de la
Dernière conquête lui avait été
soumis. Le titre, dailleurs, lavait fait tiquer. Il
trouvait que cela sonnait trop comme le Dernier Spartiate.
Un autre titre, donc, avait été envisagé
à un moment donné, mais on sen est finalement
tenu à la Dernière conquête.
Jacques Martin est mort en janvier 2010, pendant la semaine du
Festival dAngoulême. Quand jai commencé
à dessiner ce nouvel Alix,seule son ombre était
à mes côtés, mais la situation nétait
pas fondamentalement différente. Javais toujours
eu de très bons contacts avec lui et je métais
toujours senti très libre ; il mavait toujours encouragé
dans mes choix. Et même, alors que je dessinais les Oracles,
il mavait dit quil voulait que je fasse un Alix
et quil y tenait. Quand donc Casterman ma proposé
de travailler sur la Dernière conquête, je
me suis dit que cétait un cadeau des dieux, mais
quil me fallait simplement continuer ce que javais
commencé à faire avec Orion. Labsence
de Jacques Martin donnait plus dimportance à ma mission
: il me fallait assurer la relève et me montrer digne de
cette reprise. Je lai représenté dans la première
page de lalbum — non loin de Pompée quand celui-ci
descend les marches du Sénat. Jai aussi représenté
Gilles Chaillet [collaborateur de Jacques Martin]. Manière
pour moi de saluer une double passation : Chaillet est lartisan
qui ma formé ; Martin est celui qui ma donné
lenvie de faire de la bande dessinée et qui, donc,
mavait lui-même proposé de lui succéder.
Ma méthode, finalement, a été très
simple ; chaque fois que je dessinais une planche, je me demandais
: "Est-ce que jaurais pu lui présenter cela
?"
Avez-vous tenu compte dans votre travail des deux précédents
Alix, réalisés par dautres épigones,
Alix Senator et la Conjuration de Baal ?
Non, ils ne mont pas influencé, puisque ma référence
a toujours été la période Martin, et pour
le graphisme et pour la chronologie. Dans la Dernière
conquête, César est en Gaule, sur le point de
franchir le Rubicon. Senator est une chose à part,
puisque Alix, cest léternelle jeunesse. Mon
Antiquité reste lAntiquité lumineuse, celle
qui fait rêver.
Le destin dAlix est, depuis la mort de Jacques Martin,
entre les mains de plusieurs scénaristes et dessinateurs.
Vous avez pour linstant ce quon pourrait appeler la
"garde alternée" de ce garçon
Cest effectivement une situation un peu bancale
Le
scénario de la Dernière conquête était
prêt depuis trois ans. La scénariste, qui travaille
pour le cinéma et pour la télévision, a voulu,
lorsquelle a vu mon Orion, que le dessin de ce nouvel
Alix me soit confié. Jai commencé à
lire son découpage et je lai lu dune traite,
jusquà la dernière page, parce quil
mest apparu quil y avait là tous les éléments
dun Alix et quon faisait aller le héros
dans des contrées où il nétait encore
jamais allé. Et puis, il y avait Alexandre, qui est peut-être
le plus grand personnage de lAntiquité — lhomme
qui a inspiré César et Napoléon, lhomme
qui voulait toujours aller plus loin. Jai aimé aussi
limportance du thème de la superstition dans cette
histoire, lidée que César, tout César
quil était, ait pu éprouver le besoin davoir
une confirmation. Au fond, le principe sous-jacent du scénario,
cest que, si César navait pas été
assassiné à Rome, il serait sans doute allé
conquérir lOrient et venger Crassus. Tout de suite,
donc, ce scénario ma parlé.
Comme un metteur en scène, je me réapproprie décors
et personnages, avec laide de la coloriste — Corinne
Billon, la même qui avait travaillé sur Orion,
même si, ici, les tonalités sont plus claires.
Cest Casterman et le comité Martin qui décideront
si le système de garde alternée doit être
maintenu ou non. Disons quidéalement, on aurait envie
déviter les redites (ne pas situer par exemple deux
albums consécutifs en Égypte) et une constance graphique
serait souhaitable. Tout ce que je puis vous dire, cest
que je mentends bien avec tous les membres du comité
Martin, et je pense que sest établie une vraie relation
de confiance entre les enfants de Jacques Martin et moi-même.
Vous aviez expliqué que, pour des raisons esthétiques,
vous vous étiez accordé certaines licences pour
votre Orion. Certains anachronismes
Et dans cette
Dernière conquête ?
On sait peu de chose sur lAfghanistan à lépoque
dAlix. Jai donc dû imaginer, minspirer
des tribus indo-européennes et asiatiques, de leurs costumes,
pour "reconstituer" les tribus de lépoque.
Jai eu moins de reconstitutions architecturales à
faire que dans Orion, puisquune large part de laction
se déroule dans des décors naturels. Mais jai
fait néanmoins des recherches très poussées
pour ce qui se passe à Byblos, temple de la flamme éternelle.
Jai eu de la chance : un numéro dArchéo
Théma (juillet 2011) venait de sortir sur les cités
de Syrie et du Liban, avec en particulier des tentatives de reconstitution
de temples. Toutefois, je navais là que lextérieur
des temples. Pour lintérieur, jai "synthétisé"
divers éléments — chapiteaux égyptiens
pour les colonnes ; sur les murs, fresques empruntées à
des tombes et représentant des femmes en train de danser.
On voudra bien croire que ce type de temple existait encore à
lépoque romaine, mais on nen est pas tout à
fait sûr.
Travail qui sapparente donc à celui de lhistorien,
lequel doit bien, de temps en temps, sefforcer par son imagination
de combler certaines lacunes
Jai été en contact avec une spécialiste
au Liban. A priori, elle na pas trouvé danachronisme
et a jugé que mes hypothèses étaient possibles.Vous
savez, je nai fait que suivre une vieille méthode
: je mimprègne, je mimprègne, encore
et encore, puis je me lance dans ma mission. Je ne conçois
pas de réaliser un Alix sans cette immersion préalable.
Michel Eloy, le spécialiste belge du péplum au cinéma,
ma fourni des photographies que le frère de son gendre
avait rapportées dAfghanistan, et, lors dune
signature à Toulouse, jai eu la chance de tomber
sur un ouvrage de Stéphane Allix (avec deux l
!) sur cette région. Je nai rien copié,
mais ces documents ont constitué une partie de mes nombreuses
sources dinspiration.
Le style un peu appliqué de certaines phrases dans
les éléments narratifs ne risque-t-il pas aujourdhui
de faire sourire ?
Je vous répondrai que cest une composante des albums
et que, ce me semble, nous avons évité lécueil
d "Alix descend les escaliers". Je veux dire que,
quand le texte dit "Alix descend les escaliers", nous
ne le voyons pas descendre les escaliers. Les passages narratifs
fournissent des informations non traitées dans les cases
et sont souvent là pour permettre des ellipses ("Après
quelques jours de voyage
"). Quant au caractère
littéraire du texte, il renvoie à lAntiquité
et à Homère, avec son "Aurore aux doigts de
rose", même si nous ne sommes pas chez Homère.
Ce parfum de textes antiques fait partie, me semble-t-il, des
éléments dAlix qui font rêver.
Je ne crois pas quil nuise à la lecture.
Faut-il vraiment mettre une note pour préciser que
Brindisium est aujourdhui Brindisi ?
Je suis très attaché à laspect pédagogique
de la série. Je tiens à ce que, à aucun moment,
le lecteur ne se sente exclu ou pris de haut. Et il est normal
de lui expliquer ce quest le royaume de Bactriane.
Enak, le camarade dAlix, ne joue aucun rôle dans
lintrigue et nest pas loin de ressembler à
une potiche
Jacques Martin lavait supprimé. Il a été
"rétabli dans ses fonctions" à la demande
des lecteurs. Cest vrai quil ne joue ici quun
rôle secondaire. Cest une décision de la scénariste,
mais je crois pouvoir dire quil est un peu comme le lecteur
: il est le spectateur dAlix, et cest peut-être
bien lui qui donne à celui-ci sa crédibilité.
Il montre quAlix nest pas un superhéros.
Le déroulement de lhistoire nest pas sans
rappeler le Temple du soleil
Je ny avais pas pensé — cest aux journalistes
et aux critiques quincombe la tâche de faire ce genre
de rapprochement ! —, mais je prends votre remarque comme
un compliment. Car je nai pas relu depuis longtemps le
Temple du soleil, mais cest un album que jaime
beaucoup. On ma cité aussi la Vallée des
cobras (de la série Jo, Zette et Jocko)
Ny a-t-il pas également une pincée de
western dans la seconde partie ?
Avec le recul, je dois reconnaître que, lorsque jai
dessiné les personnages à cheval dans une espèce
de désert de rochers, le long dun cours deau,
oui, jai pensé au western, et jai lu des albums
de westerns à ce moment-là. Ma scénariste
mavait conseillé de voir le film de John Huston lHomme
qui voulut être roi. On est loin de Rome. Il fait très
froid et très chaud. Ça sent la poussière.
On est dans un environnement rural. Donc, oui, dans un décor
de western.
Vous rencontrez beaucoup de lecteurs pendant la période
de promotion des albums. Ces rencontres ont-elles une influence
sur votre travail, et comment voyez-vous votre évolution
personnelle, passée et à venir ?
Les rencontres avec les lecteurs ne me déstabilisent pas
— elles me confortent. Une phrase revient dans la bouche
de chacun dentre eux : "On avait arrêté
la série et là, on replonge." Cest encourageant,
dautant plus quil arrive souvent que, parmi les gens
que je rencontre, il y en ait qui avaient connu Jacques Martin.
Est-ce que je maméliore avec lâge ?
Je lespère. On évolue. On fait différemment.
Quelquun a dit : ce quon gagne en expérience,
on le perd en sensibilité. Jessaie de ne pas tomber
dans ce piège de la professionnalisation ; je suis très
vigilant ; jessaie de me surprendre. Pour le prochain Alix,
sur lequel je travaille déjà et qui sintitulera
Britannia, bien sûr on recommence et on reprend les
mêmes. Mais jai envie de me dépasser. Il nétait
dailleurs pas inintéressant, pour la Dernière
conquête, de travailler à partir du scénario
concocté par quelquun dautre. Sans doute me
serais-je un peu répété par rapport à
lalbum dOrion si javais tout fait.
Britannia, dites-vous ?
Oui, bien avant que japprenne quAstérix allait
saventurer chez les Pictes, je me suis dit quAlix
pourrait marcher sur les traces de César et aller en [Grande-]Bretagne,
où il nétait encore jamais allé. César
a mené son expédition en Bretagne officiellement
pour châtier les Bretons qui aidaient les méchants
Gaulois. Mais César était cupide, nous dit Suétone,
et il y avait beaucoup de richesses en Bretagne. Une phrase mavait
intrigué dans les textes antiques à propos de cette
affaire : César avait amené avec lui sur ses bateaux
les chefs gaulois prisonniers. Terrain hostile. Déculottée
de César lors dune première tentative. Météo
pourrie. Tout cela, et la vision de films tels que lAigle
de la neuvième légion ou Centurion, et
la visite dun musée sur les conquêtes romaines
en Écosse, et limage du Mur dHadrien —
tout cela ma donné envie de faire la traversée
avec César, même sil na jamais dû
dépasser la Tamise !
Je souhaite proposer des idées dalbums à
Casterman, tout en étant bien conscient que les personnages
ne mappartiennent pas.
Avez-vous constaté une évolution de la bande
dessinée ces dernières années ?
Eh bien, elle sadresse désormais à tous
les publics et traite tous les thèmes. La production
est sans doute pléthorique, mais, avec le temps, la sélection
naturelle se fait, étant entendu quil existe des
séries dont on ne parle guère, parce quelles
sont devenues des classiques — les Tuniques bleues, par
exemple, ou Alix
—, mais qui font la santé
dune maison dédition. Ce nest pas parce
quelles ne sont pas médiatisées que le public
sen désintéresse. Pouvoir vivre de la bande
dessinée aujourdhui est un luxe et je suis conscient
de la chance qui est la mienne. Je me dois donc doffrir
à la bande dessinée le meilleur de moi-même.
Je crois que le public sera toujours prêt à pardonner
les éventuelles erreurs dun auteur sil sent
que luvre de celui-ci est faite avec amour. Cest
Hergé qui disait : le lecteur ne sait pas pondre un uf,
mais il sait dire si luf est bon ou mauvais.
Propos recueillis et présentés
par FAL
P.S. — Marc Jailloux a également eu la charge de
redessiner les couvertures de quatre albums de lAge dOr
dAlix « remastérisés », autrement
dit dotés de couleurs respectant les couleurs originales
quavait définies Jacques Martin. A propos de «
Orion » Les Oracles. CLICK
& CLICK
Jacques Martin, Géraldine Ranouil & Marc Jailloux,
« Alix », La Dernière conquête, Casterman,
avril 2013, 10,95 €.
|