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24 septembre 2015
Éric Teyssier,
Les secrets de la Rome antique,
Perrin,
331 p.

Le monde romain a perduré plus d'un millénaire. Cependant, le public s'est surtout focalisé sur la notion de la «décadence» de son Empire. Une décadence qui de -30 à +451 se serait tout de même éternisée sur 500 ans. Belle performance. Brassant une multitude d'ethnies parlant des dizaines de langues et vénérant davantage de divinités encore, l'action civilisatrice des légions a été diversement appréciée.

eric teyssier, secrets rome antique

Au moins autant que les réalisateurs de péplums (1) ou les auteurs de BD, les historiens sont tributaires des idées de leur temps. «Sous la IIIe République, à l'époque de la colonisation triomphante de Jules Ferry, Rome est volontiers présentée comme une grande puissance civilisatrice. Les Romains bâtissent des routes et des cités tout comme les Européens installent des ports et des voies ferrées en Afrique et en Asie. Les Gaulois, promus à cette époque au statut d'ancêtres des Français, sont de glorieux vaincus qui ont beaucoup à apprendre de leurs vainqueurs. Après la Seconde Guerre mondiale, le regard porté sur Rome change radicalement. L'Empire romain est alors assimilé aux régimes totalitaires qui viennent de mettre le monde à feu et à sang.» En onze petits essais historiques, points nodaux bien ciblés, Éric Teyssier s'essaie à remettre les pendules à l'heure. Partant de la fondation de l'Urbs par une bande de parias en 753, Les Secrets de la Rome antique proposent une réflexion sur la notion de cité, d'appartenance, de légitimité et d'intégration. «C'est un fait assez rare pour être souligné, les Romains ne se pensent pas comme issus d'une race pure exempte de tout mélange. Même si l'accueil de nouveaux arrivants ne va pas forcément de soi, les Romains assimilent généralement les étrangers avec plus de facilité que les autres peuples antiques. Ils y mettent cependant pour condition que chacun de ses nouveaux citoyens, quelle que soit son origine, accepte de se soumettre aux lois de Rome et qu'il se fonde ainsi au sein de la famille commune.» S'ensuivront, chaque chose en son temps, le concept de citoyenneté tant vis-à-vis des voisins - l'assimilation des Sabins -, que de la «lutte des classes» - la retraite sur le mont Sacré et la reconnaissance des droits de la plèbe (494) (I. La fondation de Rome). On y reviendra du reste quelques chapitres plus loin : à côté du droit romain réservé aux citoyens (civitas cum suffragium), le droit latin - civitas sine suffragium - parcimonieusement conféré aux alliés (socii), décliné en ius migrandi (installation à Rome), ius commercii (droit de commercer) et ius connubii (mariage avec une citoyenne), qui finalement se résolvera au terme d'une Guerre des alliés (91-89).

L'ascension

Étape par étape, nous suivons l'évolution de la Ville, pas encore Éternelle, ses rudes affrontements avec ses voisins étrusques (la prise de Véies, 396) ou italiques. Puis l'amertume du raid de Brennus et ses Gaulois, et la tentation de refonder en Véies Rome ravagée (390). L'épisode de l'appel au secours de Clusium - vaguement alliée - assiégée par les Gaulois, n'est pas non plus sans faire songer à une douloureuse actualité. Que faire quand un voisin est sur le point de succomber face à celui qui ne peut-être qu'un ennemi à plus ou moins court terme ? (II. Les Gaulois sont dans Rome).
Le bras de fer madré de la République avec Carthage et son empire (III. Rome et Carthage, l'éléphant face à la baleine), à la suite duquel l'auteur analyse la montée en puissance puis la grandeur d'un futur «empire» qui n'est pas sans nous rappeler tel autre complexe politico-militaro-industriel bien contemporain. Carthage vaincue, «les guerres à venir sont financées par les victoires de la veille. Pour prix de ses victoires, Rome reçoit, bon an mal an, des centaines de tonnes de métaux précieux et des milliers d'esclaves.» «Ce blé apporté depuis la Sicile, la Sardaigne ou l'Afrique est revendu à bas prix à la plèbe de Rome.» Sans complaisance aucune, il ajoute : les Romains exigeront «que Carthage remette toutes ses armes et toutes ses machines de guerre. Voulant à tout prix éviter une nouvelle guerre [...] les Carthaginois s'exécutent. Ensuite les Romains annoncent froidement leur intention de détruire Carthage [pour la rebâtir loin de la mer]. Cet mauvais coup n'est pas à l'honneur des Romains qui préfèrent Metis à Fides, en rompant un traité signé en bonne et due forme» (IV. Le glaive et les sesterces).
C'est ensuite la professionnalisation de son armée face à l'invasion des Cimbres et des Teutons. Exsangues, les rangs des soldats-citoyens s'ouvrent aux prolétaires (V. Les armes secrètes de Rome); l'émergence de chefs charismatiques comme Pompée ou César (VI. César aux confins du monde), les impondérables d'une république devenant empire (VII. Tuer César) et les aléas de l'Histoire comme le désastre de Varus, qui va contraindre Auguste à limiter aux rives du Rhin ses ambitions territoriales en Europe septentrionale (VIII. La Germanie ne sera pas romaine).

L'Histoire se répète ?

Les Secrets de la Rome antique nous tombe en plein dilemme des «migrants». L'Europe démocratique peut-elle ainsi à doses massives absorber un afflux d'hétérodoxes dont les vertus de tolérance ne sont pas précisément la vertu première. Telle est la question que ne peut s'empêcher de se poser le lecteur lambda. «La question qui va être débattue porte sur l'intégration ou non des notables des Gaules Lyonnaise et Belgique au sein du sénat de Rome. Pour les uns, ces Gaulois du Nord sont encore à demi-sauvages et indignes de poser leurs pieds sales sur le marbre de la curie romaine. Pour d'autres, moins nombreux, cette question conditionne l'unité de cet empire mosaïque» (IX. Rome et les étrangers). Consacré à Agricola, le Xe chapitre tresse le panégyrique de ce gouverneur de la Bretagne insulaire où César lui-même n'a remporté qu'un succès médiocre (Chap. VI, supra). Considéré comme l'archétype du «vieux romain aristocrate», Agricola est en réalité un chevalier provincial, un Gaulois de la Narbonnaise (tout comme d'ailleurs son gendre l'historien Tacite, rédacteur de sa biographie). Dur dans les combats, Agricola sait gouverner avec modération. Reconstituant la harangue du chef calédonien Calgacus, cette citation de Tacite en dit long : «Seuls entre tous, ils [les Romains] convoitent avec la même ardeur l'opulence et l'indigence. Voler, massacrer, ravir, voilà ce que leur vocabulaire mensonger appelle autorité et faire le vide signifie faire la paix» (X. Agricola, un gouverneur modèle sous l'empire). Dont acte.

Si dans la civilisation gréco-romaine les fractures sociales sont très nettement tranchées, on attend des plus riches ambitionnant un rôle politique, qu'ils dénouent les cordons de leur bourse pour offrir à la cité quelque prestigieux bâtiment (théâtres, temples etc.). Cela faisait partie de la fonction de l'édile que d'offrir, à ses frais, des jeux au peuple... Cela s'appelle l'évergétisme. «La politique coûte alors davantage qu'elle ne rapporte dans la Rome impériale. En effet, les sénateurs ne sont pas payés pour siéger dans l'illustre assemblée.» Pour tenir son rang, un sénateur doit disposer d'un patrimoine foncier estimé à un minimum d'un million de sesterces. Et pour conserver sa position, il lui faudra encore «se ruiner (...) en entretenant une foule de clients oisifs qui vivent à [ses] crochets. Aussi n'est-il pas rare que le patrimoine de certaines familles sénatoriales se mette à fondre et qu'il passe en dessous de la barre fatidique du million de sesterces.»
Voilà qui donnerait à réfléchir à nos modernes démocraties cachetonneuses, où de jeunes loups aux dents longues considèrent plutôt la politique comme un moyen de promotion - et d'enrichissement - personnel.

Donc les notables de la Gaule chevelue, qui ont reçu la citoyenneté sous César ou Auguste, possèdent des domaines agricoles plus fertiles que les terres italiennes. Riches à millions, ils ambitionnent évidemment d'intégrer un sénat qui se dégarnit du fait de l'érosion évergétique. Contre l'avis de l'empereur Claude, la vieille noblesse sénatoriale se défie de cette immixtion. Entre tradition et pragmatisme, l'empereur assume le paradoxe romain en opposant des arguments dont nous avons conservé l'essentiel grâce à une table de bronze gravé, retrouvée en 1528 à Lyon, dans le Sanctuaire des Trois Gaules où elle était affichée.
Cité de parias, la Rome de Romulus a donc, au terme de la Guerre des alliés, progressivement intégré ses alliés latins, étrusques, italiques, puis ensuite Grecs du sud, et Gaulois de cisalpine enfin. Et les légions, par le biais des auxiliaires qui recevaient la citoyenneté au terme de leur engagement, ouvrirent cette dignité aux pérégrins les plus modestes.

Le dernier chapitre parle de la gladiature - un sujet qui tient à coeur à l'auteur - et de l'Amphitheatrum flavium. L'inauguration de celui que nous appelons le Colisée, fit l'objet de somptueux jeux offerts par Titus (80 de n.È.). Empruntant les passages entre les gradins, le lecteur serpente dans les entrailles de cette société pyramidale où ne se mélangent guère pérégrins, plébéiens, chevaliers et patriciens. À grand renfort de citations des épigrammes de Martial et de Juvénal, qui y assistèrent, nous suivons le déroulement du programme étape par étape - les chasses (venatio) du matin, les exécutions capitales de midi, et les munera (combats de gladiateurs) de l'après-midi (XI. Les Jeux, ciment de l'Empire).

***

Sans doute aurions-nous aimé voir rappeler que le monument le plus célèbre de Rome fut financé par le pillage de Jérusalem et de son Temple. Pourtant, on l'a vu plus haut tant avec Carthage qu'avec Calgacus, l'auteur n'a guère l'habitude de manier la langue de bois ! Si Rome n'a pas été bâtie en un jour, elle ne l'a pas été non plus qu'avec des bons sentiments.
Avec ses qualités et ses défauts, Rome se stabilise sous le règne de Titus «les délices du genre humain». Quelques années après la mort de Titus, son frère et successeur Domitien se proclamera Dominus et Deus (Maître et Dieu) et entamera la première persécution des chrétiens, une religion orientale monothéiste et - subséquemment - intolérante. Mais promise à un bel avenir...
Enfin, comme disait Kipling... ceci est une autre histoire. Ou plus probablement sera l'objet d'un second tome ?

Michel ÉLOY

Éric Teyssier est Maître de conférences HDR à l'université de Nîmes. Il a publié le livre référence sur les gladiateurs, La Mort en face : Le dossier gladiateurs (2009), ainsi que des biographies particulièrement remarquées : Spartacus : Entre le mythe et l'histoire (2012) et Pompée, l'Anti-César (2013).
Il a découvert l'«histoire vivante» en 2001. Avec quelques étudiants et la complicité de son confrère Éric Dars, il fonde en 2007 Ars Maiorum, une association d'archéologie expérimentale étudiant les techniques de combat de la gladiature et de l'armée romaine. Organisateur des Grands Jeux Romains dans l'amphithéâtre de Nîmes, il est depuis 2012 vice-président de la Lorica Romana Leg. X.

 

NOTE :

(1) Au niveau du cinéma, par exemple, on appréciera la différence d'optique entre Anthony Mann qui axe sur le Forum politique sa Chute de l'Empire romain (1964) et son remake près de quarante ans plus tard, Gladiator (2000) de Ridley Scott, qui s'axe sur le Colisée et la société-spectacle. - Retour texte