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JANVIER
- FEVRIER 2006
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- 4 janvier 2006
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- 30 janvier 2006
- 30 janvier 2006
- 2 février 2006
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30 janvier 2006 |
PEPLUMS
ROUMAINS : POMPÉE, DOMITIEN, TRAJAN, DÉCÉBALE
ET BUREBISTA |
Michel
Puttilli a écrit : |
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Même
si je ne me suis pas manifesté depuis la rentrée
scolaire, je reviens régulièrement sur le
site pour d'éventuelles nouveautés. Une
question : aurais-tu connaissance d'un film que j'ai vu
une seule fois il y a très longtemps et qui racontait
un épisode de la conquête de la Dacie. Je
suis incapable de dire si le film se déroulait
à l'époque de Trajan (j'imagine que oui);
en revanche il me semble qu'on voyait un début
de scène de bataille où les légionnaires
romains frappaient longuement leur bouclier avec leur
glaive en poussant une énorme clameur. Et je suis
presque sûr que Marie-Josée Nat était
de la distribution. |
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RÉPONSE
: |
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Les
Guerriers
Le film en question s'appelle en France et en Belgique
Les Guerriers (Dacii, 1966); c'est une
coproduction franco-roumaine tournée dans les
Studios de Bucarest, avec Georges Marchal, Pierre Brice
et Marie-José Nat.

Dans Les
Guerriers (Sergiu Nicolaescu, 1966), ignorant
ses propres origines daces, le jeune Severus
(Pierre Brice) pousse l'empereur Domitien à
la guerre. Sur la terre de ses aïeux, l'officier
romain trouvera l'amour sous les traits de la
princesse barbare Meda (Marie-José Nat),
fille du roi Décébale
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Réalisé par Sergiu Nicolaescu, bien connu
des amateurs de films épiques, notamment la télésuite
Guillaume le Conquérant, ce film se passe
sous Domitien - emp. 81 à 96 de n.E. - et retrace
la résistance du roi dace Décébale
(Amza Pellea). Décébale est en Roumanie
un peu comme Vercingétorix en France, Boudicca
en Angleterre, Ambiorix en Belgique ou Arminius en Allemagne.
Un compositeur roumain lui a même consacré
un opéra homonyme (Gheorghe DUMITRESCU, double
album vinyle 33t LP réf. STM-ECE 0978, 0979,
Electrecord, Roumanie) et aussi une dramatique (Liliana
ZENNE et Mihai EMINESCU, disque vinyle EXE 01473, Electrecord,
Roumanie).
On sait en fait très peu de choses sur cette
conquête de la Dacie (1).
La plupart des détails ethnologiques «meublant»
le film Dacii sont, en fait, puisés dans
Hérodote, auteur antérieur de près
de six siècles à Domitien et à
Trajan. Ainsi : la description des sacrifices humains
à Zalmoxis (HDT., IV, 94); le message non-écrit
envoyé par Décébale au général
romain (un rat, une grenouille, un oiseau et cinq flèches
- qui, chez l'historien grec, est envoyé par
un roi scythe au conquérant perse, Darius) (HDT.,
V, 130-133), etc. La situation du jeune prince dace
qui s'offre volontairement en sacrifice pour aller plaider
la survie de son peuple auprès du dieu Zalmoxis
semble un emprunt au personnage de Méncée
dans Les Phéniciennes d'Euripide.

Ame damnée
du perfide empereur Domitien (György Kowacs),
le général Fuscus (Georges Marchal)
est prêt à toutes les vilenies
pour assujettir la Dacie et ses mines d'or
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Le Tyran (La colonne trajane)
Il existe une «suite», produite en collaboration
avec CCC Filmkunst (Berlin), réalisée
deux ans plus tard par Mircea Dragan et qui se passe
à l'époque de la conquête par Trajan
(selon les pressbook roumain, l'action est censée
se dérouler entre 106 et 114), Le Tyran
(Columna [titre original]; Der Tyrann
[AL], La Colonna di Traiano [IT). Avec Richard
Johnson et Antonella Lualdi. Le tyran en question est
le gouverneur romain Tiberius mis en place par Trajan
(Amedeo Nazzari), et perçu comme tel par les
Daces vaincus. Sa première mission est de mettre
hors d'état de nuire le roi Décébale
(Amza Pellea) qui a pris le maquis avec quelques fidèles.
Mais quand arriveront de nouveaux envahisseurs barbares
(goths ?, ou peut-être déjà les
slaves, en filigrane ? - le temps est fortement contracté
dans cette fable patriotique), Daces et Romains se serreront
les coudes pour résister à l'ennemi commun
et accoucher de la nouvelle identité nationale
: la Roumanie. Ca finit par beaucoup de morts...
La version distribuée en France par Univers-Galaxie
Film assez discrètement dans quelques villes
de province était singulièrement raccourcie
(92' au lieu des 148' du métrage original). Les
amateurs de musique de film n'ont pas manqué
de remarquer que la BO lorgnait vers Elmer Bernstein
(On the Waterfront) et Alex North (thème
de la barque, dans Cléopâtre).

Dans Le
Tyran / La Colonna di Traiano (Mircea Dragan,
1968), nous assistons à la naissance
de la civilisation roumaine, îlot latin
dans l'océan slave, par la fusion des
premiers habitants, les Daces, avec le conquérant
romain
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Burebista
Enfin, un troisième péplum roumain,
dans les années '80, se nomme Burebista. The
Iron and the Gold (Gheorge Vitanidis, 1980). Jamais
vu, celui-là. Il raconte l'«histoire»
de Burebista, le roi Dace contemporain de Pompée
et de Spartacus. Dans la Dacie du Ier s. av. n.E., donc,
d'anciens compagnons du «Christ marxiste»
Spartacus - vaincu en -71 par Crassus et Pompée
- ont trouvé refuge auprès de Burebista
et son peuple, à qui ils ont enseigné
la haine de l'esclavage. Par cette réalisation,
la République socialiste de Roumanie entendait
commémorer le 2050e anniversaire de sa fondation.
Ce film était le deuxième d'une série
de films socialistes édifiants destinée
à redorer le blason du régime de Ceaucescu.
Deux ans plus tôt, en effet, l'Etat roumain avait
tenu à tordre le cou à Dracula, le sulfureux
héros de l'Universal et de la Hammer dont les
apparitions dans les films gothiques décadents
occidentaux avaient de quoi exaspérer ses concitoyens,
aux yeux desquels il était toujours apparu comme
un héros national.
(Vlad l'Empaleur, ou La vraie vie de Dracula
(1978) était mis en scène par Doru N_stase
(1933), assistant de Nicolaescu pour Les guerriers
(1966) et La dernière croisade (Michel le
Brave) (1970), et qui, en 1968, avait coréalisé
pour la partie roumaine des coproductions comme Kampf
um Rom et les trois adaptations de Fenimore
Cooper (The prairie, The Last of the Mohicans
et Lake Ontario).)

L'acteur roumain Amza
Pellea incarne le premier roi dace connu par une
inscription : Byrebista, allié de Pompée
en -48 (Burebista. The Iron and the Gold,
Gheorge Vitanidis, 1980) |
En fait d'histoire, Byrebista n'est qu'un nom sur une
stèle, unique inscription nous révélant
que le roi dace Byrebista, après la victoire
de Pompée sur César à Dyrrachium
(-48), délégua au triumvir vainqueur un
ambassadeur (anonyme dans l'inscription, mais le film
de Vitanidis le nomme Acornion), chargé
de négocier la reconnaissance de l'Etat dace,
en échange de sa collaboration matérielle
à l'effort militaire du parti aristocratique
romain. Faisant marche sur la Thessalie afin d'opérer
sa jonction avec les troupes de Scipion, Pompée
rencontra à Héracleia (auj. Monastir),
«un habitant de Dionysopolis (2),
que le roi des Daces Byrebista (avait envoyé)
pour le saluer et lui manifester toute sa bienveillance
pour la cause que l'imperator défendait»
(3).
Cette diplomatie, conséquence prudente (et inquiète)
du succès des armes du Romain, nous est connue
par cette seule inscription, dont voici la traduction
:
«Envoyé comme ambassadeur par le roi
Byrebista auprès de Cneius Pompée, fils
de Cneius, imperator romain, et ayant rejoint celui-ci
dans la région d'Heracleia sur le Lycus, en Macédoine,
non seulement celui-ci s'acquitta des négociations
entreprises pour le roi, en attirant à celui-ci
la bienveillance des Romains, mais il mena à
bonne fin les négociations les plus avantageuses
pour sa patrie; en résumé, se dévouant
corps et âme en toutes circonstance et occasion,
ne reculant devant aucune dépense de sa fortune
personnelle et prenant à sa charge un certain
nombre des frais de la cité, il manifesta le
plus grand zèle pour le salut de sa patrie»
(4).
Byrebista est ainsi, sans aucun doute, le plus ancien
roi dace attesté par l'histoire. Mais hors ce
qui vient d'être dit, les événements
qui marquèrent son règne nous sont donc
inconnus. Le champ est donc libre pour construire une
fable sur l'Age d'Or pré-romain, contrepoids
de la Dacia Felix romaine.
Le Dernier des Romains / Pour la conquête
de Rome
Un quatrième péplum germano-roumain a
déjà été largement traité
sur ce site, mais ne concerne pas la Dacie (CLICK).
Le gladiateur magnifique
Hors ces trois films, les Italiens n'ont guère
parlé de la Dacie que dans Le gladiateur magnifique
(1965), qui se passe sous «Galeno», Gallien
: un gladiateur dace nommé Hercule (Mark Forest),
aide les Romains à repousser l'invasion de la
Dacie par les Huns (!). C'est n'importe quoi, puisque
sous le règne de Gallien (253-268), c'étaient
les Goths qui menaçaient les frontières
de l'Empire. Les Huns n'ont fait leur entrée
dans l'Histoire romaine qu'au siècle suivant,
talonnant les Goths. Sans doute les scénaristes
d'Al Bradley, alias Alfonso Brescia, ont-ils pensés
que les uns étaient plus photogéniques
que les autres ! Gallien est interprété
par un acteur rondouillard et sympathique que je n'ai
pu identifier. Mais Mark Forest devra compter avec la
perfidie d'un cruel préfet du prétoire
nommé «Zuddo» dans les sources italiennes,
et «Juddo» en français... Le roi
des Daces n'est pas mieux partagé, puisqu'il
répond au patronyme... assyrien... de Nabonido
!
NOTES :
(1) «Les
sources littéraires et épigraphiques
relatives aux guerres entre Daces et Romains de 101-102
et 105-106 apr. J.-C., ont un caractère épisodique,
fragmentaire et incohérent, ne permettant pas
de reconstituer sous forme d'une narration continue
et détaillée l'ensemble des événements.
«En échange, deux monuments - la
Colonne Trajane de Rome et le Monument triomphal
«Tropæum Traiani» d'Adamclisi
nous présentent, dans leur langage spécifique,
le cours des événements, avec bien des
détails. Mais cette narration est faite en
images et non en mots; donc, pour devenir accessible,
elle doit être traduite, soumise à une
exégèse, car les événements
ne peuvent être connus d'autres sources.
«Ce laborieux travail d'analyse et d'interprétation
remonte à la Renaissance; mais il a acquis
un aspect méthodique avec la publication systématique
des reliefs de la Colonne, au début de ce siècle»,
Radu FLORESCU, Decebal et Trajan, op. cit.,
n. 17, p. 14. - Retour texte
(2) Ville de
la Mésie inférieure, sur le Pont-Euxin
(aujourd'hui Baltschik). - Retour
texte
(3) J. VAN
OOTEGHEM, Pompée le Grand, bâtisseur
d'empire, Académie Royale de Belgique,
XLIX, 1954, p. 617.- Retour texte
(4) G. DITTENBERGER,
Sylloge Inscriptionum Græcarum, I, 2e
éd., Leipzig, Hirzel, 1898, p. 549, lignes
32-43, - cité par VAN OOTEGHEM, ibidem,
qui renvoie également à M. GELZER, Pompeius,
Munich, Bruckmann, 1949, p. 249. - Retour
texte
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30 janvier 2006 |
«BLEU»
DES BRETONS... |
Hervé
a écrit : |
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Je
découvre avec admiration ton stupéfiant
dossier sur Arminius...
l'histoire antique n'a décidément pas
de secrets pour toi ! Et je constate que tu as aussi
potassé Kleist et Grabbe.
Cela dit, j'ai une question
qui me tarabiscote : comment dénominer la population
celte de Grande-Bretagne à l'époque de
l'occupation romaine (les Pictes ou Calédoniens
mis à part). Le terme le plus fréquent
que je trouve dans les ouvrages historiques est Britons,
parfois Brittons (un ou deux «t» ?). Les
«Brettones» dont parle Bêde occupaient
le territoire au sud de l'Ecosse et jusqu'au pays de
Galles. Boadicée,
la fameuse reine des Icenis, était «brittonne».
Quel est l'avis du spécialiste à ce propos
? |
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RÉPONSE
: |
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Bof, l'Histoire antique
n'a pas de secrets pour moi ? Mais si ! Mais si ! C'est
ça, justement, qui est stimulant... Mais c'est
vrai qu'on s'y sent de plus en plus à l'aise
au fil de nos découvertes, de nos lectures, de
nos recherches. J'ai lu Kleist en traduction, mais pas
Grabbe. Stefan
Mischer - coréalisateur du film de 1993-1995
- m'a été d'une très grande utilité
pour parler de son film. C'est un homme charmant, et
très coopératif. Quant à Varus...
ça fait quinze ans, sinon davantage, que je répète
à qui veut l'entendre que si j'avais quelque
talent de réalisateur, et si l'on m'offrait de
pouvoir tourner n'importe quel sujet de mon choix...
ce serait la bataille de la Forêt de Teutberg.
Mais rassure-toi, je n'ai rien d'un réalisateur
de film. A chacun son métier. Tous, vous l'avez
échappé belle ! Cela dit, j'en apprends
tous les jours sur Varus et Arminius; ils n'ont pas
fini de me réserver des surprises...
Pour les insulaires de la (Grande-)Bretagne... j'écrirais
«Bretons», tout simplement. Britons, Brittons
etc. sont des orthographes anglo-saxonnes. Le premier
nom donné par les Grecs - Pythéas de Marseille,
IIIe s. av. n.E. - à la Bretagne insulaire fut
«île d'Albion» à cause des
falaises blanches (PLINE, H.N., IV, 102; de albus,
blanc, du moins chez ses commentateurs latins comme
AVIENUS, Ora Maritima, 112, qui parle de ses
habitants, les Albiones). L'île était surtout
peuplée de populations ibères hostiles,
et de quelques groupes celtiques venus du continent
qui les repoussèrent vers le nord de l'île.
Ces Celtes, dans leur langue, nommaient les sauvages
qui se peignent le corps «les Brithénès»
- du celtique brith («bariolé»)
- d'où le nom de Britanni, «[l'île
des] Hommes peints», dont les Romains - traduisant
dans leur langue - feront «les Pictes» (latin
picti, «peints»). Les Pictones du
Poitou, mentionnés par César, leur étaient
probablement apparentés, reliquat picte resté
sur le continent.
Voilà pour l'origine du nom de «Breton»
ou «Brit(t)on»; le mot est celte, et à
l'origine désigne les Pictes, avant d'englober
l'ensemble des habitants de l'île, y compris ces
Celtes qui auraient (?) eux aussi fini par s'enduire
le corps de guède, teinture bleue d'origine végétale
- mais là je ne suis pas trop sûr. Il y
a, je le crains, amalgame. Ca serait intéressant
de vérifier chez les historiens romains si, copiant
leurs ennemis, les Celtes de Bretagne se peignaient
le corps en bleu - ou si c'était uniquement une
coutume des Pictes [Ibères]. Je crois que les
épisodes bretons de Væ Victis, la
superbe BD de J. Mitton, ont versé dans le cliché
quand ils montrent l'héroïne bretonne le
corps peint en bleu. La faute à BraveHeart
?
Jules César, dans La Guerre des Gaules,
désigne l'île comme étant la Britannia,
la Bretagne (II, 4, 14; III, 8, 9; IV, 20, 21, 22, 23,
27, 28, 30, 37, 38; V, 2, 6, 8, 12, 13, 22; VI, 13;
VII, 76), et ses habitants les Britanni (IV,
21; V, II, 14, 21), parmi lesquels il distingue, bien
sûr, diverses tribus qu'il énumère
au chapitre 21 du livre V : les Ancalites, d'origine
belge (Nord du Berkshire et la partie occidentale du
Middlesex ?), les Bibroques (forêt d'Anderida,
comtés actuels de Surrey et de Sussex, ainsi
que l'Ouest du comté de Kent et un peu du Hampshire
et du Berkshire), les Casses (voisins des Trinovantes;
localisation indéterminée - V, 21), les
Cénimagnes (voisins des Trinovantes; comtés
de Norfolk et de Cambridge) et les Trinovantes
(ou Trinobantes) (comtés de Suffolk et d'Essex).
Un siècle plus tard, les historiens de la conquête
sous Claude énuméreront les Dumnonii
de la Cornouaille, les Demetæ du Pays de
Galles et les Gangani, les Ordovices,
les Silures et les Deceangli; les Carvetii,
les Setantii, les Cornovii (de Deva),
les Dobunni (de Glevum), les Durotriges
sur la rive méridionale de la Seven; les Belgæ
et Atrebates; les Regenses, les Cantiaci
du Kent (Rutupiæ, Dubris [Douvres]); les Trinovantes
(Camulodunum); les Catuvellauni (Verulamium,
Londinium, Durobrivæ); les Iceni de l'East
Anglia (Venta); les Coritani, les Parisi,
les Gabrantovices et, enfin, les Brigantes
(Eburacum [York]) - pour se limiter à l'énumération
des tribus en deça du mur d'Hadrien. Tels étaient
les anciens Bretons. Au-delà du mur vivaient
les Pictes et les Calédoniens.
Bref. Le mot «Breton» me paraît
tout-à-fait adéquat pour désigner
les insulaires. En fait, ce sont ces Bretons insulaires
- principalement de la Cornouaille - qui, aux Ve-VIIe
s., chassés de leur île par les Saxons
et les Angles, s'établirent sur le continent
dépeuplé et donnèrent le nom de
«Bretagne» à l'Armorique. |
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2 février 2006 |
IL
Y A LA LÉGENDE, ET IL Y A LES FAITS HISTORIQUES
(À PROPOS DU CLADES VARIANA ET DU «DERNIER
DES MOHICANS») |
Alexis
a écrit : |
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Dans
votre relation du massacre des trois légions de
Varus (Die Hermannsschlacht),
vous donnez des précisions qui ne figurent dans
aucun des quatre textes fondateurs que, par ailleurs,
vous faites figurer en Appendice de votre étude.
Par exemple, le fait que les Chérusques vainqueurs
trient les prisonniers par origine ethnique, et réservent
à chaque groupe un sort différent (l'esclavage
pour les Romains, la mort pour les Germains, l'indulgence
pour les Celtes); de même vous montrez les prisonniers
romains obligés de passer sous le joug et de fouler
au pied leurs aigles... |
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RÉPONSE
: |
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Dans mon étude sur
Alexandre,
j'avais aimé mettre le film d'Oliver Stone en
perspective avec celui d'Oliver Hirschbiegel, Der
Untergang, sorti à peu près la même
semaine. Les guerres de l'Antiquité étaient
inexpiables. De nos jours, on peut négocier un
échec par sa reddition, et espérer recouvrer
sa liberté une fois la guerre finie. C'était
impensable autrefois (et même jusqu'il n'y a pas
si longtemps encore). Un peuple qui s'engageait dans
la guerre jouait son va-tout. C'était la victoire
ou la mort. La mort physique sur le champ de bataille;
la mort sociale comme prisonnier de guerre vendu comme
esclave; la mort de la nation par extermination. Pendant
la Seconde Guerre Mondiale, les Japonais - conformément
à leur code d'honneur, le bushido - considéraient
que les prisonniers européens qui s'étaient
rendus, qui sans vergogne aucune avaient survécu
à leur défaite, ne méritaient aucune
espèce de considération, n'avaient à
jouir d'aucun droit humain. Et à la fin de la
guerre, Staline tint à récupérer
les anciens prisonniers russes qui, évadés,
avaient rejoint la Résistance française
et continué le combat. Un soldat soviétique
ne se rend pas; malgré leur bravoure dans la
Résistance, ces anciens prisonniers retour dans
leur patrie furent durement traités (exécutés
ou déportés en Sibérie). C'est
pour nous choquant. Mais seulement pour nous, ainsi
interpellés que nous sommes, dans notre petit
confort bien douillet ! Lorsque les Carthaginois envoyèrent
comme ambassadeur à Rome, le consul Attilius
Regulus qui s'était rendu avec sa légion,
celui-ci déconseilla aux Sénateurs d'accepter
les désavantageuses conditions proposées
par Carthage. Accepter pour gagner quoi ? Récupérer
un consul qui avait été vaincu, des légionnaires
qui se s'étaient rendus à l'ennemi...
? Ca n'en valait pas la peine. L'épisode de Regulus
s'est-il réellement déroulé de
la manière dont Tite Live l'a raconté
? En tout cas, il correspond à l'idée
que les Romains se faisaient d'eux-mêmes et de
leur virtus : un Romain ne se rend pas. Point.
Imaginez...
J'ai introduit la description de la défaite de
Varus - en m'appesantissant sur le sort de ces hommes
tombés vivants entre les mains des Chérusques
- par le mot : «Imaginez...»
Et j'ai imaginé, emmêlant les informations
prodiguées par Florus, Velleius Paterculus, Dion
Cassius et Tacite, avec les probabilités de toutes
les guerres, les constantes de toutes les batailles
perdues. A Diên Biên Phu, les Viêt-minhs
séparèrent les Français des Africains.
A ces derniers il fut expliqué que la victoire
communiste était aussi la victoire de tous les
peuples colonisés opprimés. Lors de la
reconstitution de la chute du camp retranché,
quelque jours après l'événement,
tirailleurs algériens et tabors marocains furent
invités à endosser des uniformes de parachutistes
pour être filmés par la propagande, les
actualités du cinéaste soviétique
Karmen. Comme peuples-frères «trompés
par les colonialistes», les Africains furent relativement
mieux traités par les vainqueurs. Il n'en alla
pas de même pour les «fantoches»,
les paras vietnamiens du «Bawouan» dont
le destin reste mystérieux - furent-ils exécutés
séance tenante par leurs compatriotes, ou rééduqués
dans des camps de travail ? Je n'ai pas réussi
à le savoir. Toujours est-il qu'ils ne furent
pas rendus avec les autres prisonniers français.
La guerre civile est la plus cruelle des guerre, c'est
bien connu. Mais Jules César n'aurait pas agi
très différemment. Ainsi, après
la chute d'Alésia, le proconsul «mit
à part les prisonniers éduens et arvernes,
pensant essayer de se servir d'eux pour regagner ces
peuples, et il distribua les autres à l'armée
entière, à titre de butin, à raison
d'un par tête» (G.G., VII, 89).
Par calcul politique, César rendit aux puissants
peuples éduens et arvernes environ vingt mille
des leurs - mais il vendit comme esclaves les autres
prisonniers, ou il les livra en butin à ses légionnaires.
A Uxellodunum, excédé par cet ultime sursaut
de résistance gauloise, il fut moins magnanime,
faisant trancher la main (ou seulement le pouce ?) à
des milliers de prisonniers.
En 107 av. n.E., l'Helvète Divico avait de
même fait passer sous le joug les légionnaires
du consul C. Cassius Longinus, vaincus. Or Tacite signale
expressément, à propos d'Arminius, les
«insultes [par lesquelles] son orgueil
outragea les enseignes et les aigles» (TAC.,
Hist., I, 61).
Mais j'ai résisté à la tentation
de montrer le plus haut gradé des Romains prisonniers,
le préfet du camp Céionus, brûlé
vif dans une cage d'osier. Vérification faite
dans ma documentation, ce type de supplice est certes
bien signalé chez les Celtes, mais pas chez les
Germains. Dans le doute, on s'abstient. Je me suis donc
abstenu. J'ai également résisté
à l'envie d'en «remettre une couche»
en m'inspirant les mutilations que les Sioux infligeaient
aux cadavres des Tuniques bleues (la colonne
Fetterman (1866), les hommes de Custer à Little
Big Horn (1876)) : éviscération, membres
tailladés, doigts coupés, yeux crevés
etc., sans oublier l'inévitable scalpage, toutes
joyeusetés qui n'avaient rien à envier
à ce que la populace romaine avait fait subir
vivants à M. Marius Gratidianus, un neveu
du grand C. Marius, et à quelques autres après
la victoire des syllaniens à la Porte Colline
: membres rompus, extrémités tranchées,
nez, langue, oreilles, yeux arrachés... Après
avoir été décapités, leurs
corps furent traînés avec un croc jusqu'au
Tibre, où ils furent jetés. Les têtes
furent exposées au Forum, jusqu'à ce que
la décomposition les rende méconnaissables.
Ce genre d'atrocité fut assez courant, pendant
la guerre civile.
Je n'ai pas voulu montrer les Germains plus cruels qu'ils
ne l'étaient; du reste, si les Romains avaient
été vainqueurs, ils auraient fait la même
chose qu'eux, à leur manière, mais pareil...
Mon intérêt pour le sort des vaincus
tombant entre les mains des vainqueurs, dès lors
soumis à leur discrétion me vient de l'enfance,
sans doute de la lecture du Dernier des Mohicans
et du récit du massacre de la colonne du colonel
Monro (Munro, dans le roman) par les Hurons. Aussi des
événements de l'ex-colonie belge dans
les années '60, dont les échos furent
la toile de fond de mon adolescence. Des camarades de
classe rapatriés, dont la famille avait tout
perdu. Tout, et le reste... Jack Cardiff (Le dernier
train pour le Katanga / Two Mercenaires, 1966) et
Michael Mann (Le dernier des Mohicans, 1993)
en ont fixé des images inoubliables, insupportables
parfois plus par ce qu'elles suggèrent que par
ce qu'elles montrent. La jungle, la forêt (lucus)
sont les espaces privilégiés de toutes
les abominations, les lieux des rites les plus effroyables
et sanguinaires - d'où le titre sarcastique donné
à ce dossier, «L'aventure est dans la forêt.»
Le massacre de Fort William-Henry
Le 10 août 1757, lendemain de leur reddition,
le lieutenant-colonel George Monro chevauchant en tête,
la colonne anglo-américaine forte de 2.400 âmes,
femmes et enfants compris - l'essentiel étant
constitué par ce qui restait des 2.372 soldats
britanniques de la garnison initiale (1)
- sortit de Fort William-Henry. James Fenimore Cooper
arrondit leur nombre à 3.000. En échange
de leur promesse formelle de ne plus reprendre les armes
contre la France avant 18 mois, les Anglais en retraite
avaient conservés leurs drapeaux et fusils, et
même un canon, mais ne possédaient pas
de munitions. Deux cents Français armés
les escortaient vers Fort Edward, qui ne purent évidemment
pas grand chose contre 1.800 Hurons en délire,
leurs «alliés». Ce fut l'arrière
de la colonne qui eut le plus à souffrir : un
régiment du Massachusetts, la milice du New Hampshire
et des civils. Les Hurons voulaient délester
les vaincus de leurs bagages, et se bornèrent
sans doute à tuer ceux qui leurs résistaient.
S'ils massacrèrent et scalpèrent pour
le fun quelques dizaines de personnes, arrachant
des bras maternels des enfants en bas-âge qu'ils
fracassèrent contre les rochers, ils n'étaient
nullement idiots et - instruits par l'exemple d'Oswego
- préféraient faire des prisonniers (environ
six cents) pour en tirer rançon. Loin de faillir
à l'honneur - et contrairement à ce qu'affirme
Fenimore Cooper -, Montcalm risqua sa vie pour arracher
les Anglais aux griffes rapaces de ses Hurons. A la
demande du marquis français et de ses officiers,
les Peaux-rouges relâchèrent tout de suite
quatre cents de leurs captifs. Ce n'est pas pour rien
que Montcalm avait dit un jour, de ses supplétifs
indiens difficiles à gérer, «qu'il
valait mieux les avoir comme amis que comme ennemis».
Plus tard le gouverneur de la Nouvelle-France, Pierre
Rigaud de Vaudreuil réussira encore à
leur en racheter un certain nombre. Comment expliquer
à nos «nobles» frères rouges,
qui ne sont que des instruments, que la vie d'un chrétien
blanc - fut-il un ennemi - aura toujours à nos
yeux plus de valeur que la leur, pitoyables sauvages
? En fait, la vraie motivation des Hurons était
le pillage, dont ils avaient été frustrés
par le gentlemen agreement - nous étions
à l'époque de la guerre en dentelles,
n'est-ce pas ? -, conclu entre le marquis de Montcalm
et le colonel Monro, ce «héros au regard
si doux», le papa des charmantes Alice et Cora,
qui avait déposé les armes après
seulement trois jours de bombardement par l'artillerie
française. Mais nul féroce Magua n'arracha
de la poitrine son cur palpitant au brave papy
«double-scalp», qui survécut à
l'échauffourée puisqu'à la tête
de ses troupes il pénétra dans Fort Edward
quatre jours plus tard, le 14 août.
Certes, on a en son temps parlé de 1.500 tués,
mais ce chiffre exagéré (qui trouve sa
source, sans doute, dans le fait qu'un grand nombre
d'hommes mirent parfois plusieurs semaines à
regagner les lignes anglaises) a, depuis, été
sérieusement revu à la baisse. Entre 69
et 184 personnes seulement auraient été
tuées par les indiens ivres d'alcool.
En fait, selon un témoignage, on ne découvrit
dans la forêt que... trente corps, auxquels il
faudrait ajouter quatre (ou dix-sept) autres Anglais
sur les soixante-dix malades ou blessés restés
entre les mains des Français, qui devaient être
libérés une fois rétablis - et
qui, en fait, furent les premiers pillés et assassinés.
Un missionnaire présent, le Père Roubaud,
assista à la boucherie et décrivit un
guerrier «brandissant une tête humaine,
ruisselante de sang, qu'il déclara être
le plus beau trophée qu'il pouvait espérer.»
Des armes, des munitions, des vêtements, de la
nourriture, du rhum, voilà ce qui intéressait
les indiens.
Selon l'étude la plus récente et la
plus approfondie sur le sujet, des 2.308 soldats qui
ont quitté le Fort William-Henry ce jour d'août,
1.783 avaient rejoint Fort Edward au 31 août,
et 217 autres réapparurent encore avant la fin
de l'année. Comme Monro lui-même, quatre
jour après le drame, n'en avait ramené
que 500, incluant des civils, femmes et domestiques,
il apparaît assez clairement que nombre d'entre-eux
se sauvèrent dans les bois et s'y cachèrent,
pour ne réintégrer les lignes anglaises
que beaucoup plus tard et par leurs propres moyens,
tandis que d'autres étaient capturés puis
libérés. Selon un bilan établi
l'année suivante, seulement 308 soldats furent
définitivement considérés comme
tués ou disparus. Et sans doute nombre de ceux-ci
- pour une raison ou une autre - avaient-ils purement
et simplement déserté.
Voilà donc l'exemplum parfait, qui doit
nous faire relativiser le désastre de Varus.
Oui, les Germains ont massacré et supplicié...
les officiers romains. Mais la troupe fut réduite
en esclavage - du moins ceux qui s'étaient rendus
-, et si quelques-uns réussirent à fuir,
d'autres furent plus tard rachetés...
Bien sûr, il faut comparer ce qui est comparable.
Les Hurons voulaient seulement dépouiller les
2.400 membres de la colonne anglaise, des réguliers
et les miliciens américains aux cartouchières
vides; et leur attaque dura trois heures, gênée
par la présence des deux cents Français
de l'escorte. La magie de la littérature, le
talent de Fenimore Cooper en a fait un massacre général,
et l'échauffourée a accédé
à la stature de massacre emblématique.
Arminius, quant à lui, désirait vaincre
une armée d'au moins 15.000 hommes en état
de se défendre (20.000 individus ou davantage
en incluant les accompagnateurs, femmes, enfants, esclaves,
marchands, etc.), et l'attaqua trois jours d'affilée.
Mais ne nous acharnons pas sur le mythe. Le film de
Michael Mann reste, tout de même, un sacré
bon film, et le roman dont il a été tiré
un incontournable classique de la littérature
d'aventure.
NOTES :
(1) Selon le
colonel Monro, les forces régulières
britanniques - siège et embuscade confondues
- auraient perdu 129 hommes, tués ou blessés.
Il convient d'y ajouter les miliciens américains
et les civils qui, en vérité, à
l'arrière de la colonne, furent les plus éprouvés.
Mais les mathématiques militaires sont les
mathématique militaires, n'est-ce pas ? Monro
les évalue à quatre officiers et environ
quarante hommes tués, et autant de blessés.
Le Père Roubard évalue ces pertes à
«à peine plus de quarante ou cinquante»
tués. Selon un autre témoin, «près
de trente carcasses, seulement, ont été
retrouvées...» ce qui n'exclut pas
la possibilité qu'un certain nombre de blessés
mortellement touchés auraient pu s'éloigner
pour ne pas être achevés, ou que des
corps eussent été enlevés afin
d'être mangés. - Retour
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