Notes
de bas de page impossibles
Tout film, quelqu'en soit le sujet, fait pénétrer
le spectateur lambda dans un univers donné dont
le décodage exige certains prérequis.
Qu'il s'agisse - dans un film de science-fiction - des
murs d'une autre galaxie ou, dans un polar bien
de chez nous, des particularités de l'univers
socio-professionnel au sein duquel le commissaire va
mener son enquête. C'est encore plus vrai dans
un film historique. Les concepteurs évolueront
dans un spectre qui va du matériau brut à
la pièce d'orfèvrerie finement ciselée
- de l'information-zéro à l'information-détaillée.
Dans La Passion Béatrice, Bertrand Tavernier
reconstitue un Moyen Age sans «notes de bas de
page», partant du principe que les protagonistes,
vivant dans leur propre monde, n'éprouvaient
pas le besoin d'expliquer les choses évidentes.
Evidentes pour eux certes, mais pour le spectateur qui
regarde le film de Tavernier ? Il est clair que dans
un thriller, Bruce Willis empruntant le métro
n'éprouvera pas le besoin de nous expliquer en
quoi consiste ledit métro. A l'autre bout du
spectre il y a les films extrêmes comme, par exemple,
Robots 2000 - Odyssée sous-marine (1966)
de Terence Ford (alias Hajime Sato) où un commandant
de sous-marin sursaute à tout bout de champ,
crie «Quoi ?» et se fait expliquer
par son second ce qui est en train d'arriver. Certes,
l'explication prodiguée est avant-tout destinée
au spectateur, lequel aura compris qu'aucune marine
du monde ne confierait un de ses précieux sous-marins
nucléaires à un officier idiot qui doit
tout se faire souffler par son subordonné !
Ainsi un film comme le Cléopâtre
de Mankiewicz est plus proche de La Passion Béatrice
que de Robot 2000 : je défie quiconque
de m'expliquer, sur base du film, les tenants et aboutissants
de la guerre civile où s'opposent Octavien et
Marc Antoine. Le scénariste ayant dû trouver
oiseux de nous faire un cours d'histoire, il ne reste
donc à l'écran qu'une histoire d'amour
entre deux personnages d'exception, la reine d'Egypte
et l'imperator romain. Amours contrariées
par un grincheux beau-frère... Et lorsque qu'Octavien
déclare la guerre à l'Egypte, le rituel
du fécial, qui consiste à symboliquement
lancer le javelot de la guerre en direction du pays
ennemi, sera à l'écran dramatisé
d'une manière historiquement choquante : devant
les portes du Sénat romain, Octavien plante le
«javelot de la guerre» dans la poitrine
de l'ambassadeur égyptien Sosigène ! «Où
est l'ennemi ? Il est là !...» L'ennemi
est ainsi localisé d'une manière concrète
et non plus symbolique. Le spectateur lambda capte sans
peine le casus belli ainsi signifié. Alors
que le rituel correctement reconstitué aurait
nécessité une séquence supplémentaire,
avec répercussion sur les décors et le
minutage du film.
Pareillement, dans la série-TV
Rome (HBO) assiste-t-on à toute une série
de rituels de purification des légionnaires revenus
de la guerre. Normalement, la cérémonie
du Triomphe consacre le retour des légionnaires
à la vie civile. Ils défileront avec leur
général à l'intérieur du
pomrium, mais sans leurs armes : leur tunique,
le cingulum et les caligæ cloutées
suffisent pour attester leur qualité de miles
gregarius. Mais quid des légionnaires
qui, même vainqueurs, n'ont pas eu droit aux honneurs
du Triomphe, ou dont le Triomphe a été
reporté ? Leur statut est des plus équivoque.
Les Gaules soumises, qu'en est-il des légionnaires
de César qui ayant franchi le Rubicon en janvier
49, devront attendre août 44 pour triompher ex
Gallia. Or dès 49, un certain nombre ont
déserté ou se sont fait démobiliser
par souci de légitimité républicaine.
Dans la série HBO, Vorenus le légitimiste
se soumet donc de bonne grâce à un rituel
de purification. Marc Antoine, qui doit être intronisé
tribun de la plèbe, s'y soumet aussi, quoique
avec une certaine impatience. Je ne garantirais pas
l'exactitude des rituels décrits, mais ils correspondent
bien à l'esprit profondément religieux-superstitieux
des Romains, et leur curieuse relation avec la mort.
Curieuse - nous semble-t-il - parce que si un cadavre
est impur, en même temps, dans la société
antique, la vie humaine n'a pas grande valeur. N'est-ce
pas Tacite qui nous rappelle qu'un consul revêtu
de l'augurat - comme l'était Germanicus lorsque
ses légionnaires retrouvèrent le charnier
de Teutberg - n'avait pas le droit de toucher des cadavres
? Or, paradoxalement, n'est-ce pas le rôle d'un
commandant de mener ses troupes au combat et de s'y
souiller du sang ennemi ?
Quant au Triomphe lui-même, je
m'en suis expliqué ailleurs. Hélas,
même dans Rome (HBO), il n'échappe
pas au cliché des légionnaires défilant
en armes et en armures. Les clichés ont la vie
dure.
Clichés et poncifs
La tendance est de figer Rome dans le temps, au moment
de sa plus grande gloire, tout en restant fidèle
à une série d'archétypes attendus
du public. La ville eut des débuts modestes,
avec des bâtiments de brique et de bois encore
au temps de César, mais le cinéma la fige
de marbre et de porphyre. C'est la Rome augustéenne
qui nous est alors donné à voir. Mieux
encore, la Rome de son extension maximale - prélude
à sa chute -, la Rome du IVe s. de n.E. telle
que la mettent en scène les célèbres
maquettes de P. Bigot (1911) ou d'Italo Gismondi (1937).
En effet, les architectes-décorateurs s'inspirent
bien évidemment des travaux existants. En Italie,
où l'on fait de la superproduction à budget
serré, l'architecture fasciste de l'EUR avec
ses grands portiques, esplanades et escalier monumentaux
offrit aux péplums le back ground rêvé.
Oublieux du fait que la révolte de Spartacus
partit de Capoue en Campanie - terre d'élection
de la gladiature -, Riccardo Freda (1952) la fit démarrer
de Rome, dans un «Colisée» qui ne
sera bâti que 150 ans plus tard (en l'occurrence
les caméras furent plantées dans l'amphithéâtre
de Vérone, plus opérationnel). Plus fort
encore, Giorgio Ferroni montra, aux origines de la république,
Mucius Scævola - ayant perdu l'usage de sa main
droite - devenir un épéiste gaucher s'entraînant
avec les meilleurs gladiateurs romains. Or, en -509
on n'avait pas encore vu de gladiateurs à Rome
: le premier combat attesté remonte à
-265; quand au premier amphithéâtre en
dur, il fut édifié par Statilius Taurus
(en -20). Mais comment faire comprendre que sous la
république finissante, l'institution de la gladiature
balbutiante n'avait pas encore atteint l'ampleur qu'elle
connaîtra au Ier s. de n.E. ?
Les valeurs politiques des Romains
étaient très différentes des nôtres.
Comme nous, ils avaient à cur leurs droits
et de leur liberté; mais ces mots n'avaient pas
la même portée que ce nous comprenons aujourd'hui
dans nos démocraties parlementaires. Les Julio-Claudiens
ayant été abondamment calomniés
par Suétone et Tacite, il va de soi que - au
cinéma - Caligula, Néron etc. étaient
des tyrans sanguinaires qui pressuraient le peuple et
que leurs opposants, défenseurs des belles valeurs
républicaines, avaient en vue de bien de tous.
C'est oublier que le régime impérial s'appuyait,
précisément, sur cette populace que les
aristocrates avaient toujours brimé.
Dans Rome
(HBO), au terme de la bataille de Philippes, Brutus
se suicide en se précipitant sur les légionnaires
d'Antoine, qui le criblent de coups. Ensuite,
un détrousseur de cadavres lui sectionne
un doigt pour lui arracher sa bague en or. Son
cadavre mutilé, anonyme, ne sera pas identifié.
Selon les historiens, Brutus se perça lui-même
de son glaive, avec l'aide de son esclave grec
Straton (son ami P. Volumnius ayant refusé
de lui rendre ce service). Antoine couvrit sa
dépouille de son propre manteau de commandant
en chef, lui fit des funérailles solennelles
et renvoya ses cendres à sa mère
Servilia, à Rome. («C'était
un Homme !», aurait dit Marc Antoine,
mot que Shakespeare immortalisa.) |
Le spoiling
«Je me demande parfois si nous pouvons réellement
connaître le passé - écrivait
John Maddox Roberts, en préambule d'un de ses
«polars antiques». Comme les morts n'écrivent
pas, l'histoire est racontée par les survivants.
Parmi ces derniers, certains ont vécu les événements
tandis que d'autres en ont seulement entendu parler.
Celui qui raconte ou qui écrit ne relate pas
à coup sûr les choses telles qu'elles se
sont déroulées, mais plutôt comme
elles auraient dû le faire afin de donner une
bonne image de l'historien, de ses ancêtres ou
de son parti politique» (1).
Le spoiling est une liberté que se réserve
le scénariste-Dieu pour mener son histoire comme
il l'entend. S'agit-il d'intégrer à la
grande Histoire des personnages de fiction ? Les deux
légionnaires héros et fils conducteurs
de Rome (HBO), Lucius Vorenus et Titus Pullo,
remplaceront avantageusement l'historique Apollodore
pour introduire auprès de César Cléopâtre
dissimulée dans un ballot de tapis. De même,
ce n'est plus le centurion Herennius et le tribun Popilius,
mais le seul Pullo qui tranchera la gorge à Cicéron
proscrit. S'attendait-on à voir Brutus se suicider
après la bataille de Philippes ? Peine perdue,
il mourra percé de coups sur le champ de bataille,
ce qui tendrait à rehausser un petit peu son
personnage équivoque. Semblablement, dans La
charge de Syracuse, Archimède survivra en
retrouvant son amour, tandis que périt à
la tête de ses légionnaires son rival,
le consul Marcellus ainsi sacrifié sur les exigeants
autels du happy end.
La mort de Cicéron, dans
son jardin au lieu de sa litière
(Rome, HBO)
|
Des faits historiques
a) Empereurs pervers : Commode
Une contrainte du cinéma historique est la limitation
de l'information à distiller. Un historien peut
se permettre de marquer des réserves sur tel
ou tel fait, de suggérer sur la base d'indices
archéologiques ou philologiques que les faits
ne se sont probablement pas déroulés exactement
comme tel historien de l'Antiquité - tendancieux
mais aussi, parfois, unique source - nous l'a rapporté.
Ainsi, à en croire l'Histoire auguste,
Commode aurait été un fou pervers forniquant
à tout va, s'exhibant comme gladiateur, etc.
On doit se rappeler qu'Adolf Hitler avait une stricte
hygiène de vie tandis que Winston Churchill carburait
au whisky et fumait comme une locomotive. Lequel des
deux était pervers ? Certes Commode fut sans
doute influencé par les mauvais conseils d'affranchis
arrivistes qui furent d'abord ses pédagogues,
puis ses ministres... Mais tel empereur qui lui succédera
- Septime Sévère, aux yeux de l'Histoire,
jouit d'une assez bonne réputation - rendra hommage
à sa mémoire ainsi qu'à celle de
son successeur direct Pertinax, mais vouera à
l'exécration ceux qui l'abattirent tel Didius
Julianus.
Son père Marc Aurèle, qui était
loin de manquer de jugement, encouragea toujours l'avènement
au trône de Commode. Or depuis Charles Renouvier
et son Uchronie, les historiens - suivis à
l'écran par les cinéastes comme Anthony
Mann, puis Ridley Scott, mais aussi Domenico Paolella,
Mario Caiano, Sergio Grieco - s'acharnèrent à
suivre la thèse éminemment romanesque
et séduisante de l'erreur de jugement de Marc
Aurèle, lequel d'ailleurs rompait ainsi avec
la tradition d'adoption des sages Antonins. On connaît
mal l'agencement des événements sous Marc
Aurèle, puis Commode, aussi était-il tentant
de plonger dans cette faille de l'Histoire pour composer
une fable morale qui devait se concrétiser à
l'écran d'abord par La Chute de l'Empire romain,
puis par Gladiator, faisant intervenir de sordides
histoire de poisons, de complots, de massacres... que
les scénaristes attribuent à Commode,
mais empruntent en fait à... Marc Aurèle
lui-même, dont l'Histoire auguste laisse
entrevoir des zones d'ombre. Tant il est vrai que les
débordements d'un tyran despotique sont toujours
«plus vendeurs» que la vie édifiante
d'un prince pacifique.
On oubliera, donc, que Commode régna
entouré de conseillers chrétiens ou christianisants,
que sur le Danube il fit la paix avec les barbares -
par paresse, bien entendu ! Pour s'éviter les
fatigues d'une guerre qu'en vingt ans de conflits incessants
son laborieux père Marc Aurèle ne réussit
jamais à remporter !
b) Empereurs pervers : Caligula
Caligula est un autre bel exemple. On attend toujours
le scénariste ingénieux qui saura concrétiser
par une fiction solidement charpentée les indices
probants que les historiens modernes discernent entre
les lignes de Suétone, Dion Cassius et les autres.
L'histoire d'un descendant de Marc Antoine, pharaon
en Egypte, qui avec juste un peu d'avance sur son temps
tenta d'imposer aux Romains le modèle de la royauté
hellénistique - de l'Empereur-Dieu (2).
Caligula (1977), le film de Tinto Brass et Bob
Guccione n'est superbe qu'en tant qu'illustration des
ragots de Suétone. Mais ce n'est pas un film
historique honnête. Il est vrai que les faits
probants, traductions épurées d'anecdotes
salaces («Mon cheval ferait un meilleur consul
que vous, Sénateurs», etc.) corroborées
par l'archéologie (3),
restent à organiser en une biographie cohérente,
que d'aucuns jugeraient «révisionniste»
!
c) Empereurs pervers : Néron
et l'Incendie de Rome
S'agissant des Julio-Claudiens, le révisionnisme
est bien l'accusation dont auraient à se défendre
les historiens trop bien disposés. C'est avec
d'infinies précautions oratoires qu'Eugen Cizek
- le meilleur biographe de Néron - introduit
son sujet («nous ne le disculpons pas, pas
plus que nous ne justifions ses crimes...»).
Néron risque de demeurer encore longtemps figé
dans sa réputation d'homme cruel et méchant,
matricide, incendiaire, etc. Or, aux sanglants combats
de gladiateurs, Néron, artiste, préférait
le théâtre, la poésie et le chant.
Il était probablement un médiocre administrateur,
mais il fit la paix avec les Parthes. C'est l'obstacle
qu'opposait le système impérial, la mainmise
des affranchis sur la gestion de l'Empire qui, en bridant
les ambitions des patriciens, fut à l'origine
de la cabale médiatique dont encore aujourd'hui
se repaît avec délices la «littérature
édifiante».
C'est ainsi qu'un film comme Quo
Vadis (Mervyn LeRoy, 1951) émet des contrevérités
flagrantes, sans communes mesures avec les raccourcis
déjà pris par le roman de Sienkiewicz
(4).
Par exemple, lorsqu'à Antium, Tigellin - retour
de Rome où il a bouté le feu -, annonce
fièrement que «la ville entière
brûle, sauf le Palatin», l'affirmation
ne saurait être prise au sens relatif [le Palatin
ne brûle pas encore], mais comme une vérité
absolue [toute Rome a brûlé, sauf bien
sûr le palais de son incendiaire, Néron].
On sait qu'au cours de l'incendie
qui éclata dans la nuit du 18 au 19 juillet 64,
la capitale de l'Empire romain brûla six jours
durant, et vit anéanties trois des quatorze régions
de la ville, les sept autres étant sérieusement
dévastées. Quatre régions seulement
furent épargnées (Porte Capène,
hors les murs; Transtévère, de l'autre
côté du Tibre; Esquilin et Alta Semita).
Le feu prit du côté du Cirque Maxime et
tout de suite emporta d'assaut le Palatin, puis
l'Esquilin. La Domus Transitoria, c'est-à-dire
le palais impérial, qui était entre les
deux, fut réduit en cendres avec les précieuses
collections d'art auquel l'empereur était très
attaché (5)
(TAC., An., XV, 39). Dans le centre de la ville,
seuls le Forum et le Capitole furent partiellement épargnés.
Un moment maîtrisé, il repartit brusquement
de plus belle, au niveau d'une villa de Tigellin ce
qui excita quelque soupçons (TAC., An.,
XV, 40).
Dans le film de Mervyn LeRoy, Néron
s'étonne de ce que fuyant les flammes purificatrices,
la «vermine», la plèbe de Rome qu'il
a condamnée, cherche à sauver sa vie en
un beau mouvement de foule qui soudain s'infléchit
en direction du palais. «Mais elle m'irrite
cette plèbe ! Pourquoi ne veut-elle pas ce que
je veux ?» Néron professe que c'est
à lui de décider si la plèbe doit
vivre ou mourir. Elle n'a pas à vouloir chercher
à échapper à sa décision
! Sur son ordre, les prétoriens ferment les grilles
de jardins dans lesquels la foule désemparée
cherchait à trouver refuge. Désobéissant
à l'empereur, Marcus Vinicius contraint les prétoriens
à leur ouvrir. Ici encore le film s'oppose au
texte fondateur de la légende : «Pour
consoler le peuple sans asile et fugitif, il ouvrit
le Champ de Mars, les monuments d'Agrippa et jusqu'à
ses propres jardins. Il fit construire des baraquements
destinés à héberger les plus indigents»
(TAC., An., XV, 39).
Pas plus que les autres julio-claudiens,
Néron n'était pas un ennemi de la plèbe,
puisque c'était sur celle-ci qu'il appuyait son
pouvoir contre celui de l'aristocratie sénatoriale.
Mais ce distinguo est trop subtil pour le cinéma
: avec la mauvaise réputation qu'il se payait,
il fallait absolument que Néron soit l'ennemi
de tous les [honnêtes] citoyens. En bloc. Y compris
les pauvres esclaves, bien sûr ! Bien entendu,
ceci ne correspond aucunement à la vérité,
car les clivages de la société romaine
était par trop différents des nôtres.
Je crois bien que le docu-fiction Brûlez
Rome est le seul à avoir rompu avec les
idées reçues : il nous montre Néron
s'activant personnellement avec ses prétoriens
et ses vigiles à lutter contre l'incendie et
spontanément ouvrir ses jardins au peuple. Il
est vrai que quelques universitaires français
épaulaient le scénariste...
L'opposition de l'Antiquité
esclavagiste et du christianisme libérateur
Un autre lieu commun mis en avant par Quo Vadis
(1951) est l'affirmation de l'apôtre Pierre selon
laquelle Jésus-Christ était mort pour
abolir l'esclavage, l'exploitation de l'homme par l'homme.
C'est naturellement faux. Les Evangiles disent
bien que le Christ sous-entendait la soumission du serviteur
à son maître (MT, 10 : 24; LC, 6 -40; JN,
13 : 16 et 15 : 20). Mais l'Épître attribuée
à Pierre - quoique qu'il ne se trouve plus guère
d'exégète pour croire qu'elle soit réellement
de sa plume (6)
- va plus loin dans la recommandation de soumission
: «Esclaves, soyez soumis à vos maîtres
avec le plus grand respect. Non seulement à ceux
qui sont bons et doux, mais aussi à ceux de caractère
difficile. C'est en effet chose agréable à
Dieu que d'endurer des afflictions et des peines injustes,
par motif de conscience envers Dieu. Quel mérite
y aurait-il à supporter patiemment d'être
battu pour avoir fait le mal ? Au contraire, si vous
après avoir bien agi, vous êtes maltraité,
et que vous l'enduriez patiemment, voilà une
chose agréable aux yeux de Dieu» (1re
Épître de Pierre, 2 : 18-20) (7).
En dépit de ces textes facilement accessibles
à tout spectateur chrétien, le film préfère
adhérer à l'idée libératrice
qu'on se fait aujourd'hui du message christique (8),
d'autant plus volontiers que l'esclavage a maintenant
été aboli dans l'Occident chrétien,
y compris un peu moins d'un siècle auparavant
aux Etats-Unis - rappelons-le, puisque le film est américain
-, quoique cela ne se fît qu'au prix d'une terrible
guerre civile. N'insistons pas davantage.
Saint Pierre - le premier pape -
prêchait-il à ses ouailles la «théologie
de la Libération» ?
|
NOTES :
(1)
J.M. ROBERTS, Sacrilège à Rome,
10-18, n 3809, p. 11. - Retour
texte
(2) Quarante
ans plus tard, Domitien se fera appeler dominus
et deus, instaurant ainsi avec succès
le «dominat». - Retour
texte
(3)
On sait - par exemple - que, contrairement à
ce que laisse entendre Suétone, sa tentative
d'invasion de la Bretagne ne fut pas une entreprise
improvisée au hasard puisque Caligula fit édifier
un phare à Boulogne, pour éviter d'égarer
sa flotte comme il advint au grand Jules César
! - Retour texte
(4)
En bon catholique polonais, Sienkiewicz
montre la coterie de juifs romains autour de Poppée,
à l'origine de l'accusation portée contre
les chrétiens d'avoir mis le feu à Rome
(l'idée, nullement absurde au regard de la
rivalité opposant juifs orthodoxes et dissidents
chrétiens, sera reprise par Hubert Monteilhet
dans son reliftage de Quo Vadis : Néropolis
(1984)). Mais en 1951, au lendemain de l'Holocauste,
il était hors de question dans l'Hollywood
du «Motion Picture Project» d'évoquer
ce passage scabreux. Il n'en ira pas autrement de
l'adaptation de la nouvelle de Gogol, Tarass Boulba
(J. Lee Thompson, 1962) réduite à la
guerre entre Cosaques et Polonais - les interminables
descriptions de pogroms de juifs perpétrés
par l'un et l'autre camp passant à la trappe.
- Retour texte
(5)
Aucun auteur accusant Néron n'a songé
à insinuer que celui-ci aurait secrètement
fait déménager ses collections. Chose
qui, du reste, aurait difficilement pu passer inaperçue,
car elles devaient être considérables.
- Retour texte
(6)
Reste que le canon biblique la reconnut expressément
pour telle et la proposa au nombre des textes fondateurs
qui composent le Nouveau Testament. - Retour
texte
(7)
Bien sûr, le point de vue de
Pierre est avant tout celui d'un juif baignant dans
une culture où la servitude était considérée
avec beaucoup de modération (le coreligionnaire
esclave était, selon la loi, libéré
après six années de servitude (Deut.,
15 : 12-18)). Qu'en pensait l'«apôtre
des gentils», saint Paul, citoyen romain ? Il
fut, bien sûr, lui aussi le chantre de la résignation
servile et de l'immobilisme social. Extraits choisis
: «Tous ceux qui vivent sous le joug de l'esclavage
considéreront leurs maîtres comme dignes
de tous égards, pour qu'ainsi ne soient dénigrés
ni le nom de Dieu, ni la doctrine» (1re
Épître à Timothée,
6 : 1); «Esclaves, obéissez comme
au Christ à vos maîtres de la terre,
avec une crainte respectueuse, dans la simplicité
de votre cur. Sans servilité, pour vous
faire bien voir, mais en serviteurs de Christ, qui
accomplissent de bon cur la volonté de
Dieu. Servez-les avec empressement, comme si vous
serviez le Seigneur et non un homme» (Éphésiens,
6 : 6-7); «Que chacun reste dans la condition
où il était quand il a été
appelé par Dieu. Étais-tu esclave quand
Dieu t'a appelé ? Ne t'en fais point de souci
: même si tu peux être affranchi, mets
plutôt ton appel à profit. Car l'esclave
qui a été appelé est l'affranchi
du Seigneur. Inversement, celui qui était libre
lors de son appel devient un esclave du Christ»
(1re Épître aux Corinthiens, 7
: 20-22); et, de manière plus générale
: «Que tout homme soit soumis aux autorités
placées au-dessus de lui. Il n'y a pas d'autorité
qui ne vienne de Dieu : celles qui existent ont été
instituées par Lui. Ainsi, celui qui résiste
à l'autorité, résiste à
l'ordre voulu par Dieu, et les récalcitrants
s'attireront pour eux-mêmes une condamnation
(...)» (Romains, 13 : 1-2). Sans
oublier la courte Épître à
Philémon, dans laquelle Paul intervient
en faveur d'Onésime, un esclave fugitif, qu'il
renvoie à son maître après l'avoir
converti. (Remerciements à Lucien
J. Heldé qui a compilé pour nous
ce florilège.) - Retour
texte
(8)
Encore que la frange la plus conservatrice de l'Eglise
catholique éprouve toujours des difficultés
à admettre la «théologie de la
Libération», si chère aux prêtres
progressistes. - Retour texte
|