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Les Héros du samedi soir

1. Avant-propos et introduction

 

 

peplum grand defi

Le Grand défi (1964)

 

AVANT-PROPOS

 
[Le péplum] multicolore, fou mais pas trop, ennuyeux souvent et quelquefois merveilleux, stupide et poétique, immense et miteux, sublime, onirique, fleuri, rocailleux, pailleté, bleuté, embrumé, empesté, forain, milliardaire et, comme dirait Prévert, beau comme tout.

Pierre PHILIPPE (1)

C'était dans la première moitié de 1958. Le hasard du séjour chez nous d'une cousine latiniste et... cinéphile, de trois ans mon aînée, m'avait fait échouer dans cette petite salle obscure du Rio, chaussée de Wavre à Bruxelles. Contraint et forcé. Furie Apache - ou quelque chose comme ça -, que l'on passait juste en face, au Roxy, eut sans doute mieux convenu à mes goûts d'alors. Mais... le ciné du samedi soir était un rite familial bien établi et mes neuf ans devaient s'incliner devant son insistance. Un hôte est toujours un roi, et ma cousine tenait absolument à voir Les Travaux d'Hercule, le film dont on parlait, dont elle avait lu le compte rendu dans la presse, écho pervers à ses studieuses soirées de jeune humaniste.

La magie opéra instantanément. Les hasards de ma boulimie de lecture avaient déjà jeté sous mes yeux des planches d'E.P. Jacobs, L'énigme de l'Atlantide et de Jacques Martin, L'île maudite... Les armures, les colonnades, l'architecture étrange des galères antiques ne m'étaient pas tout-à-fait inconnus. Fasciné par la mer depuis ma plus tendre enfance, je la redécouvrais à l'écran, telle qu'elle ne m'était jamais apparue : la mer Tyrrhénienne, c'est tout de même autre chose que la plage d'Ostende, le long de l'estacade de la malle de Douvres...

Les héros de la mythologie, je les connaissais sans les connaître. Non pas de les avoir rencontrés dans une vie antérieure, mais tout simplement d'avoir entrevu leurs exploits dans les ouvrages sur les coquillages et autres animaux marins de la collection L'encyclopédie par le timbre, aux Deux Coqs d'Or. Ces livres faisaient la part plus belle à l'anecdote et aux légendes qu'à l'histoire naturelle. L'idée bizarre des zoologistes - au XIXe s. on avait encore des lettres - d'affubler les animaux marins de noms mythologiques ! Oui, la Méduse, Neptune, Argo, Triton et Amphitrite, Thétis et Esculape m'étaient des noms relativement familiers.
D'Hercule et des Argonautes, ma cousine semblait tout savoir et bien davantage... en sortant du cinéma, ce samedi soir-là, je notai un slogan épinglé dans le hall : "Les légendes dorées de la mythologie grecque."

peplum - trav hercule

Les Travaux d'Hercule
(1957)

peplum hercule et Hippolyte

J. Kühn-Régnier :
Hercule et Hippolyte
(Contes et Légendes mythologiques,
Nathan)

Le lundi, après l'école, je me précipitai à la librairie Cosmopolite, place Saint-Boniface : "Avez-vous un livre sur la mythologie grecque ?" C'est ainsi qu'ayant acquis Les contes et légendes mythologiques d'Emile Genest, je découvris la célèbre collection Nathan des "Contes et légendes de tous les pays", superbement illustrés par J. Kuhn-Régnier, à la façon des vases grecs relookés néo-classiques. Je papillonnais entre le petit Larousse et les "classiques Hatier". Entre-temps, j'avais vu L'esclave de l'Orient de Mario Bonnard, au Monty et Hercule et la reine de Lydie au Roy, Porte de Namur. Et puis Hélène de Troie, de Wise, toujours au Monty. Plus tard en VIe latine, à côté du chant des sirènes en celluloïd de Cinecittà le brave abbé qui s'évertuait à m'inculquer le latin et l'histoire ancienne me semblera un bien fade Homère. Rythmés par la musique d'Enzo Masetti, les fracas guerriers d'Hercule et la reine de Lydie m'invitaient à lire sous le banc Antigone de Sophocle, en édition Hatier, plutôt que d'écouter ses péroraisons sur le... euh ! gérondif de la première déclinaison...

Sept chefs d'armée, arrogants, brandissant leur lance impétueuse, s'avancent contre nos sept portes, chacun vers celle que le sort lui a désignée.

ESCHYLE, Les Sept contre Thèbes (2)

Lorsqu'il découvrit mon manège, le plus surpris des deux fut encore le prêtre. Ce fut bien l'unique fois que je ne le vis point confisquer le produit de sa pêche : "Vous lirez ça plus tard. En attendant, écoutez la leçon."

Je me souviens aussi d'une maussade fête de Noël à Charleroi, chez une tante (je hais les réunions de famille) illuminée tout de même par quelques heures d'évasion au Rio, rue Neuve, où l'on passait Le Géant de Thessalie de Freda. "On a déjà vu cette histoire", me dit ma mère, en sortant. "Oui, mais personne ne l'avait encore racontée ainsi." Les contradictions entre cette version et celle donnée par Les Travaux d'Hercule ne me gênaient absolument pas, car j'avais pu constater de nombreuses variantes chez les auteurs grecs eux-mêmes. Plus tard (beaucoup plus tard), je rencontrai Freda et lui demandai pourquoi, retraçant la conquête de la Toison d'Or, il s'était davantage inspiré de l'Odyssée que des Argonautiques. Freda savait tout faire. Sculpteur, il mettait la main aux décors comme il était à l'occasion musicien de ses films car il connaissait toutes les ficelles de son métier. Ancien critique, il avait même été, à un certain moment, professeur de latin. Le maître du série B italien hyperfauché, me répondit froidement : "L'histoire, je m'en fous. Ce qui m'intéresse, c'est le spectacle."

Je me souviens encore de mon premier "Maciste", Maciste contre le Cyclope, et de la scène où, dans les caves du palais, le héros soulevait un grand pithos. Un de ces pithoï dont il était question au chapitre consacré à Lord Evans et aux fouilles de Cnossos, que j'étais occupé à lire dans Les grandes découvertes de l'archéologie d'Anne Terry White - numéro 8 de la jeune collection Marabout Université (1962) - qui venait tout juste de sortir. Et à ce récent numéro de Paris-Match, qui consacrait un superbe reportage photographiques aux fouilles de Blegen à Pylos...

Je me souviens enfin de Maciste contre le Fantôme, vu à Mariembourg dans une sorte de salle des fêtes paroissiale aménagée en cinéma. Nous étions de passage. Le hasard. Le film était d'abord sorti "enfants non admis" à l'"Américain", à Charleroi, me laissant tout penaud devant l'entrée. Une occasion à ne pas rater. Qu'il faisait froid, ce soir-là, lorsque le film terminé, nous nous retrouvâmes à la rue. C'était un samedi soir d'hiver, j'en jurerais...

Et Hercule à la conquête de l'Atlantide, vu à Laon, alors que je venais d'achever la lecture du Timée et du Critias de Platon, dans l'édition Budé. Le film m'apportait une réponse somme toute plausible à la question laissée en suspens par Albert Rivaud (et les autres exégètes) sur l'identité du "corps expéditionnaire grec" qui débarqua en Atlantide peu avant son engloutissement. Dans mes cartons, toujours s'accumulaient et grossissaient mes notes sur la généalogie des dieux et des héros. Quelques bouquins fabuleux jalonnèrent ma quête - La mythologie d'Edith Hamilton, Les voyages d'Anténor d'A. de Lantier, Les mémoires de Zeus de Druon, Les dieux aux épées de bronze de Costa de Loverdo (3), Les mythes grecs de Robert Graves - qui me fournirent autant de raisons de toujours me reporter aux textes. Pillant les ressources de "la Royale", je devais découvrir dans leur infinie variété paradigmatique la richesse des bons auteurs grecs et latins auxquels les "saltimbanques" de Cinecittà n'avaient fait, après tout, que rajouter quelques paragraphes supplémentaires.

"On n'insistera jamais assez sur l'absolue nécessité de n'omettre aucune des variantes [d'un mythe] qui ont été recueillies. Si les commentaires de Freud sur le complexe d'Œdipe font - comme nous le croyons - partie intégrante du mythe d'Œdipe, la question de savoir si la transcription par Cushing du mythe d'origine des Zuni est assez fidèle pour être retenue, n'a plus de sens. Il n'existe pas de version vraie dont toutes les autres seraient des copies ou des échos déformés. Toutes les versions appartiennent au mythe" (Claude Lévi-Strauss (4)).

Quelques paragraphes supplémentaires... oui, mais quels paragraphes ! Toujours subsisteront en ma mémoire les images flamboyantes de ces héros luisants d'embrocation, les images en Eastmancolor et en Dyaliscope...

... de mes héros du samedi soir.  

INTRODUCTION

La représentation de l'Antiquité gréco-romaine, biblique ou orientale au cinéma est aussi ancienne que le cinéma lui-même. Ainsi, en 1897, le Français Alexandre Promio, chef opérateur des frères Lumière réalisa le tout premier péplum, Néron essayant le poison sur ses esclaves. Il devait être suivi par une cohorte serrée de "Passion du Christ" et d'adaptations tirées de la tragédie ou du théâtre lyrique. Ces courtes bandes de quelques minutes, projetées sur des tréteaux de foire, vont bientôt céder le pas, vers 1910, à des productions plus ambitieuses au niveau de la durée, des décors et de la figuration. Ce sera, de 1913 à 1926, en Italie et aux U.S.A. le premier "Age d'or du péplum - celui du muto. Puis, sans totalement disparaître, le genre va vivoter jusqu'en 1944 / 45 où il refait surface dans le cinéma anglo-saxon avec l'Egypte pharaonique : Soudan (John Rawlins, 1944), Rome : César et Cléopâtre (Gabriel Pascal, 1945), la Grèce d'Esope et de Crésus : Night in Paradise (Arthur Lubin, 1946) - mais aussi dans sa patrie d'élection, l'Italie : Julien l'Apostat et L'Apocalypse (G.M. Scotese, 1946), les persécutions de Maxence sous Dioclétien avec Fabiola (A. Blasetti, 1947), Les derniers jours de Pompéi (M. L'Herbier & Paolo Moffa, 1948) et Néron, tyran de Rome (Primo Zeglio, 1949-1953).

La décision sera finalement emportée lorsque les Américains, qui possèdent des fonds gelés en Italie, décident de venir s'installer dans les studios de Cinecittà en 1951, pour tourner une nouvelle version de Quo Vadis. A une cadence ponctuée par la sortie de superproductions américaines, l'Italie produit en moyenne de 2 à 3 péplums par an entre 1951 et 1956, en augmente sensiblement le nombre à partir de 1957 (une quinzaine de films antiques cette année là), pour finalement exploser entre 1960 et 1965 : de 30 à 40 films d'aventures antiques par an. C'est le second âge d'or du péplum, en Technicolor et CinémaScope, qui réédite tous les grands succès du muet, et souvent les gratifie d'une postérité inattendue.

Au temps du "muet" déjà, dans le sillage de Quo Vadis (1912) et de Cabiria (1913), le cinéma italien avait vu proliférer une vogue de films à "hommes forts", émules de Bruto Castellani / Ursus et de Bartolomeo Pagano / Maciste. Leurs exploits "acrobatiques" (on en parle en effet comme d'un cinéma "acrobatico") gravitaient autour du milieu forain et n'avaient aucun rapport avec l'Antiquité, même quand ils se nommaient Galaor, Ajax, Saetta, Astrea, Ercole, Sansonia, etc. (il y eut aussi quelques fortes femmes : Sansonette, Justitia...) (5).

peplum hercule serpents

Hercule aux serpents :
Adventures of the Man-God
(Charlton Comics), N° 2, décembre 1967

1.1. Serials et Superhéros

Puisant dans les comics, le serial américain devait plus ou moins perpétuer la tradition des justiciers musclés avec ses superhéros : Captain America, Tex Ranger, Congo Bill, The Phantom, Masked Marvel, Green Hornet, Buck Rogers et autres Batman (6). Dans les années '40, les comics n'oublieront pas d'exploiter le filon que constitue de nom d'Hercule. Ainsi notre héros est le fils d'un certain Dr David dans deux numéros de Mystic.(7) Dans Blue Ribbon (8), les dieux le renvoyent sur la Terre pour combattre les gangsters (cf. le film Hercules in New York, 1970). Ensuite, dans Hit (n° 1, juillet 1940), il connaîtra un nouvel avatar par la grâce du scénariste Dan Zoinerowich et du dessinateur Gregg Powers qui l'ont affublé d'un bizarre costume de "superhéros" et doté de quelques "superpouvoirs". Ses aventures dureront jusqu'au n° 21 d'avril 1942, non sans que quelques artistes comme Reed Crandall, Lou Fine, George Tuska et Matt Baker se soient relayés à la planche à dessin (9).

Musclés... dans les BD, les bedonnants interprètes cinématographiques de ces superhéros Made in USA étaient nettement moins convaincants. Il faudra attendre 1978 et Christopher Reeve pour voir un Superman au gabarit conforme à celui du héros de papier original. Leurs talents variés - gadgets, facultés supranormales - suppléaient, il est vrai, à l'absence de pectoraux. Si Superman volait, possédait une supervision et quelques autres superlatifs superpouvoirs, dans sa jungle de studio, Tarzan - créé en roman en 1911 et au cinéma dès 1918 (10) -, lui, se balançait de liane en liane, parlait aux animaux et étranglait les grands fauves de ses mains nues. Son Afrique de carton-pâte suffisait à convaincre le bon populo de la première moitié du siècle... jusqu'à ce que se déclenche le processus de la décolonisation et s'assoupisse la vieille Afrique de papa. Un voile se déchire alors...
Les contrées mystérieuses et fantasmatiques en diable deviennent... des Etats indépendants... et des interlocuteurs. Des reportages photographiques dans les grands magazines nous révèlent soudain les combats d'arrière-garde de l'Occident, l'épopée des "soldats perdus". Y a-t-il encore un coin inexploré en Afrique, d'où le mercenaire en tenue léopard n'a chassé Tarzan-des-Grands-Singes à coups de pistolet-mitrailleur ?

 

1.2. La décolonisation a-t-elle tué Tarzan ?

Période de décolonisation, les années cinquante et soixante voient donc pâlir l'étoile du surhomme "Tarzan". Ce mythe, sous les traits de Johnny Weissmüller, si populaire dans les années '40 - puis de Lex Barker dans les années '50 -, est sur son déclin.

Pour un salaire de misère - il arrondissait ses fins de mois comme maître nageur -, l'haltérophile Gordon Scott avait été cinq fois Tarzan à Hollywood, de 1955 à 1960. En 1961, il répond à l'appel des producteurs romains. Il tourne coup sur coup deux Maciste et s'offre la Ferrari rouge de ses rêves. Il sera un vrai stakhanoviste du péplum, passant de Maciste à Jules César, de Mucius Scævola à Coriolan en passant par Rémus, etc.

De fait, le succès commercial du "Tarzan africain" est devenu si incertain que les producteurs n'essaieront même pas d'exploiter la vogue du péplum en réalisant Tarzan et l'Empire romain (Edgar Rice Burroughs, Tarzan and the lost Empire, 1928), repris en BD par Rex Maxon (1930) et Jesse Marsh (1951) - plus tard par Norris et Royer (1970), Russ Manning (1974, 1977), S. Martinez (1980) ou Jaime Brocal-Remohi (1982). Un ancien partenaire de Gordon Scott, Jock Mahoney, a repris le rôle : le nouveau se passe... en Inde (John Guillermin, Tarzan goes to India, 1963).

Hercule, Goliath et autres "Atlas" lui ont ravi (momentanément) la faveur populaire; en fait, plusieurs "Tarzan" seront tournés dans les "Golden sixties" : outre Tarzan goes to India et Tarzan's three Challenges avec Jock Mahoney (1963), on sortira respectivement en 1966, 1967 et 1968 - donc après l'"ère du péplum" - : Tarzan and the Valley of Gold, Tarzan and the Great River et Tarzan and the Jungle Boy avec Mike Henry. En 1970, on produira encore deux films tirés de séries TV américaines, avec Ron Ely. Puis, il faudra attendre le début des années '80 pour revoir l'homme-singe sur le grand écran, sous les traits du culturiste Miles O'Keefe (Tarzan, John Derek - EU, 1981), film dont la vraie vedette était, en fait, Jane (Bo Derek, épouse du réalisateur), et le superbe Christophe Lambert (Greystoke - The Legend of Tarzan, Lord of the Apes, Hugh Hudson - EU, 1984).

peplum - tarzan & apes

"Jungle Gladiator"
(Tarzan of the Apes, Gold Key).
Adaptation BD de
Tarzan et l'Empire romain


***

 Mais avant que d'aborder la galerie des héros du cinéma historico-mythologique, quelques remarques encore sur la manière dont ils furent perçus par une certaine presse qui ne retint d'eux que le premier degré.

1.3. Epopées musculo-fascistes ?

[A propos d'un festival culturiste à Paris]
Loin de moi l'idée de tomber dans le jansénisme et de prôner le mépris ou la honte du corps. Mais l'exaltation imbécile du corps selon des canons plus ou moins farfelus ou scientifiques peut conduire jusqu'à la sélection d'une race soi-disant pure. Avec ses corollaires obligés : la suppression des handicapés, la stérilisation des faibles et les chambres à gaz d'Auschwitz. Hitler, vous vous souvenez ? (11)

On a souvent glosé sur la connivence du péplum avec la mythologie du fascisme (cf. certaines scènes du Fellini Roma, par exemple). Le culte de la force physique exalté par Maciste (Cabiria, 1913) et Ursus (Quo Vadis, 1912, 1924, 1951) et leur postérité de body builders n'a cependant jamais trouvé dans le péplum ces accents nietzschéens que la critique lui a malignement prêté. Le Fascisme, comme le démontrera Jean A. Gili (12), n'a d'ailleurs donné en tout et pour tout que quatre péplums (cinq avec La nascita di Salomè, mélange de la Bible et des Mille-et-Une Nuits) : Néron, Socrate, Scipion l'Africain et La Couronne de Fer. Le Néron de Blasetti, qui est davantage le reportage filmique d'un show du comique Petrolini qu'un film cinématographique, n'est que très partiellement "antique". Quant au Procès et mort de Socrate, de Corrado d'Errico, le film est considéré comme crypto-antifasciste. Enfin, il y a les deux superproductions authentiquement fascistes : Scipion l'Africain (1937) et La Couronne de Fer (1940) - encore que ce dernier titre, situant son action au IXe s. de n. E., ne concerne pas vraiment l'Antiquité. Mais... pour rester "conventionnel", nous nous conformerons à l'usage des historiens du cinéma qui veulent reconnaître en ce dernier l'archétype des péplums du second âge d'or.

Fils de Zeus comme Hercule (13) ou né de la pierre (c'est-à-dire de la Terre nourricière) comme Maciste, le héros, certes, restaure généralement la dynastie légitime (14) : mais est-ce suffisant pour identifier le genre comme affreusement "réactionnaire" ? Car le héros reste toutefois proche du peuple et recrute ses amis parmi les petites gens. En effet, le mythe cinématographique italien du surhomme sous-tend une volonté évidente de "dédouaner" l'Antiquité romaine, avec tout ce qu'elle peut avoir de déplaisant pour un homme du XXe s. (la gladiature, l'esclavage, l'oligarchie). Hollywood dénonce l'horrible institution de la gladiature dans des scénarios édifiants; au contraire, Cinecittà voit plutôt en Spartacus et ses séquelles (le centurion rebelle, etc.) l'équivalent de d'Artagan et ses mousquetaires ou de Robin des Bois et ses joyeux lurons : des justiciers rebelles. Le Fils de Spartacus (Sergio "Django" Corbucci, 1962), par exemple, est décalqué sur "Le signe de Zorro". Et le méchant empereur est toujours un incident qui sera balayé à la fin du film, la pax romana étant finalement restaurée par quelque sénateur intègre.


... et surhommes aryens

Dès 1947 se mirent à sévir contre les comics des théories psychanalytiques un peu à l'emporte-pièce où, sans doute, leurs auteurs se libéraient de leurs propres fantasmes et obsessions (l'homosexualité de Batman ou de Wonder Woman !). Ainsi par exemple, à propos des Crime-Comics-Books, le psychiatre américain Fredric Wertham (15) dénonçait vigoureusement la "race supérieure blonde", les surhommes aryens beaux et musclés tels Tarzan, Superman et Wonder Woman, sur lesquels, parmi d'autres, il insistait particulièrement. En fait, même s'il est vrai que certains d'entre eux (Sheena, reine de la Jungle; Flash Gordon) étaient blonds - et pourquoi ne pourraient-ils l'être ? - les trois personnages précités, qu'en leurs exploits dans les jungles africaine ou urbaine on imaginerait mal maigrichons et les épaules tombantes, ont toujours été dessinés avec des cheveux du plus bel ébène (16).

Au temps du péplum, il se trouvera également des critiques grincheux pour voir dans les body-builders huilés, interprètes d'Hercule et de Maciste, systématiquement des surhommes aryens blonds. Selon Kingsley Colton, un talent scout recrutant à Muscle Beach pour les studios romains, "Richard (Harrison) est blond; il a des yeux bleus : il est bien le type idéal de l'hercule tel que le voient les Italiens. Par contre, Reg Lewis a une chevelure sombre et dès son arrivée à Rome, on s'empressa de la décolorer [en roux, N.d.l.A.]. Depuis le triomphe de Steve Reeves, il faut que tous lui ressemblent le plus possible, même s'il faut recourir à des artifices." Ces propos rapportés par Tito Matti (17) reflètent assez bien une certaine fantasmatique de la blondeur, qui ne colle que très imparfaitement avec la réalité puisque Steve Reeves, le modèle de référence, s'il a bien des yeux clairs, est brun de poil comme le seront également les deux autres principaux interprètes (Reg Park et Mark Forest) - et bruns également quelques autres moins connus (Bob Mathias, Rock Stevens, Frank Gordon...).
Contre les châtains Gordon Scott (parfois noir de poil) et Samson Burke, il est vrai que les bruns Giuliano Gemma (dans Les Titans) et Alan Steel (Sergio Ciani, ancienne doublure de Steve Reeves), en accédant au vedettariat, devinrent des blonds décolorés. Mais d'autres, autant que nous le sachions, avaient naturellement la nuance des blés dorés : le Vénitien Kirk Morris (Adriano Bellini), les Anglais Brad Harris et Joe Robinson... Il nous semble que l'équilibre des nuances de couleur était assez bien respecté et même favorable aux bruns.

A vrai dire, la problématique n'est pas nouvelle : avant la Seconde guerre mondiale (et même avant l'invention du cinématographe, dans la peinture) le Christ était généralement blond et présenté comme la victime des Juifs déicides, alors que dans le dernier quart du siècle il aura tendance à devenir brun de poil, à se réinsérer dans son identité juive, tandis que l'ambiguïté du rôle de Ponce-Pilate est réévaluée - louable souci d'exactitude historique. Fallait-il que le débat déborde sur le cinéma mythologique ? Le propre du péplum est de rapprocher, de jeter des passerelles entre les cultures (par exemple, par le réemploi systématique des costumes et décors préexistants).
Aussi des films comme Hercule, Samson et Ulysse (Francisci, 1964) ou Le grand défi : Hercule, Maciste, Samson et Ursus (Capitani, 1965) font de Samson l'égal en tout d'Hercule, sa seule notation "ethnique" résidant dans les "paies" (papillotes) de sa coiffure. Mais n'est-il pas, justement, impossible d'imaginer Samson sans la chevelure abondante qui le caractérise ? Il lui arrivera - et ce n'est pas le moindre reproche que l'on puisse adresser au péplum - de la perdre en même temps que son identité pour pouvoir devenir interchangeable avec Hercule (18). Samson n'est plus qu'un synonyme de l'"Homme fort"; oublié le Juge de Dan, oubliée la Bible.

Qu'importe, puisque les critiques ont décidé, une fois pour toutes, que Superman, Tarzan et les autres - interchangeables, polyvalents - sont blonds... comme Victor Mature dans Samson et Dalila !

peplum - hercule & chiens

Dans un univers postapocalyptique, Hercule affronte des chiens mutants à deux têtes : "The Man-God versus the Honds of Hell !"
(Hercules Unbound, vol. 1, n° 2, décembre-janvier 1976, New York, DC)

 

1.4. Le héros

1.4.1. Iconographie
Deux thèmes iconographiques reviennent avec force au centre d'affiches richement historiées (véritables fresques BD qui nous racontent le film !) : l'amant d'exception et le héros triomphant.

  • L'amant d'exception étreint sa belle : il a le dessus, souvent, ou le dessous, quelquefois. Alors une vamp glamoureuse se penche maternellement sur le héros fatigué.
  • Le héros triomphant, victorieux ou en action, brandit fièrement ses armes (ses attributs virils). Avec un relent de sadomasochisme, il se démène au milieu des plus impensables instruments de torture devant l'écarteler, l'empaler ou le broyer. Difficile de ne pas en rapprocher un thème iconographique de la céramique grecque, rare il est vrai, comme la célèbre coupe de Cære où l'on voit Jason entre les mâchoires barbelées du dragon (19). Ou encore, il terrasse un adversaire redoutable ou quelque fauve monstrueux.


1.4.2. Sémantique
Explorons le riche champ sémantique offert par les titres. Les titres de péplums sont généralement plus courts et plus simples que ceux du western italien, genre qui lui succédera définitivement en 1965. On reste rêveur devant cette logorrhée [Dépêche-toi, Sartana, je m'appelle Trinita (Mario Siciliano) - Mais qu'est-ce que je viens foutre au milieu de cette révolution ? (S. Corbucci) - Ni Sabata ni Trinita, moi c'est Sartana (J. Bosch)] où s'affirme constamment ce "je" détestable, qu'exacerbe le désenchantement de la fin des Golden Sixties. Personnage romantique engoncé dans un long vêtement sombre, le héros du western italien est un solitaire souffrant, crasseux et dépenaillé, battu et humilié. Le héros du péplum, lui, est un personnage "lyrique" - qu'on nous passe l'expression -, un chef charismatique (20) qui surmonte les pires épreuves sans déranger une seule boucle de ses cheveux, exhibant une décorative meurtrissure sanglante en travers de ses pectoraux huilés et bronzés. C'est la scarification rituelle, la marque probatoire qui atteste son courage comme la célèbre cicatrice des officiers prussiens.
Ce héros sera le centurion ou le gladiateur, Hercule, Maciste, Samson, Goliath, Spartacus, Ursus ou le Fils de... Les titres exaltent des concepts fort simples : le triomphe (21) (de Maciste, d'Hercule, des "Dix mercenaires") ou l'invincibilité (des Frères Maciste, de Persée, d'Ursus, d'Hercule, de Samson, des "Sept", etc.). La colère ou la fureur du héros, ou son retour. La terreur qu'il inspire, sa vengeance ou son "opposition" : X contre Z (22) (cf. les termes de "rebelle", "révolte", "défi", "tyran", "barbare" qui reviennent constamment).

L'antithèse du héros est l'esclave, pour la liberté duquel (desquels) celui-ci va d'ailleurs lutter. A une exception près dans cette liste (23), les esclaves sont toujours des femmes lorsque le mot est au singulier : Les esclaves de Babylone (1953) - Sémiramis, esclave et reine (1955) - L'esclave de Carthage (1956) - L'esclave de l'Orient (1958) - L'esclave de Rome (1960) - L'esclave du Pharaon (1960) - La révolte des esclaves (1962) - Goliath e la schiava ribelle (1963) - Gli schiavi più forti del Mondo (1964) - Marchands d'esclaves (1964) - Gli schiavi di Caligola (titre de travail pour "Les orgies de Caligula") (1984).

Aucun superlatif ne nous sera épargné : La plus grande histoire jamais contée - Maciste l'Homme le plus fort du Monde - Maciste, le héros le plus grand du monde (t. alt. pour "Le retour des Titans") - Les les esclaves les plus forts du Monde - Le retour du gladiateur le plus fort du Monde, etc.

Dans nombre de titres le(s) héros est tout simplement le Conquérant ou le Titan, le Colosse ou le Géant : Le Géant de Thessalie - Le Géant de la Vallée des Rois - Le défi des Géants - Les Géants de Rome - Le Géant à la cour de Kublaï Khan - Le Colosse de Rhodes (Sergio Leone rapportera avec humour la méprise d'un des producteurs de ce film, lequel, ignorant tout des Sept merveilles du Monde, croyait son film voué aux exploits de l'un ou l'autre "Goliath" !) - Le Colosse de Rome - La vengeance du Colosse. Et encore n'avons nous pas tenu compte des variations de titres dans les pays anglo-saxons qui nous donnent droit, par exemple dans le dernier cas cité, à des "Colossus in the Stone Age" (Maciste contre les Monstres) et autres "Colossus and the head hunters", "Colossus of the Arena", "Colossus and the Amazon Queen", etc. Rien qu'en France, le succès des Titans de Duccio Tessari nous vaudra des titres de réédition (ou de rediffusion en province) aussi équivoques que La fureur des Titans (ex "La fureur des gladiateurs") - Le triomphe des Titans (ex "Le triomphe d'Hercule") - La révolte des Titans (ex "Hercule contre les mercenaires") ou Le duel des Titans (titre EU pour "Romulus et Rémus"; titre vidéo pour "Les Sept gladiateurs")... sans omettre, bien sûr, le superbe Choc des Titans (1981).
Ces titres réifient dans le biceps les notions grandioses de splendeur architecturale des civilisations antiques.

 


 

NOTES :

(1) "Le carnaval des demi-dieux", Cinéma 64, n° 85, avril 1964. - Retour texte

(2) ESCHYLE, Les Sept contre Thèbes, v. 128-129 - trad. E. Chambry. - Retour texte

(3) Qui a si assidûment lu les commentaires d'E. Clavier, en son édition d'Apollodore (1803) ! - Retour texte

(4).Cl. LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Plon, 1958, p. 242. - Retour texte

(5) D'une manière générale, on se reportera à Alberto FARASSINO & Tatti SANGUINETI, Gli Uomini Forti, Milan, Mazzota, 1983, ainsi qu'à une thèse de l'Université de Bologne (1989), couronnée du prix Jean Mitry aux Confrontations de Perpignan, même année : Monica Dall'ASTA, Le surhomme dans le cinéma muet italien (1913-1926). Remaniée par l'auteur, elle a été traduite en français par Franco Arnò et Charles Tatum jr (Un cinéma musclé, Crisnée (Liège), Yellow Now éd., coll. Banlieues, 1992). - Retour texte

(6) Tous n'étaient pas "musclés", ainsi Captain Video, petit justicier grassouillet toujours affublé de lunettes de moto ! L'occasion de la dernière version cinématographique de Batman nous a valu de savoureuses rétrospectives dans la presse spécialisée : Dan BRADY, "Des Super Héros aux Supers Z'Héros", Starfix, n° 76, septembre 1989, pp. 90-91; Marc TOULLEC, "Le tour du monde des superhéros", Mad Movies, n° 61, septembre 1989, pp. 32-41. - Retour texte

(7) Mystic, nos 3 et 4, janvier et août 1940 (éd. Timely Comics). - Retour texte

(8) Blue Ribbon, nos 4 à 8, juin 1940-janvier 1941. - Retour texte

(9) Dans les années 60-70, on reverra Hercule superhéros dans les publications de la Charlton et de la Gold Key, puis de la DC et de la Marvel. - Retour texte

(10) Avant de faire (enfin) la conquête du neuvième art en 1929, d'abord sous les crayons d'Hal Foster, puis de Burne Hogarth et alii. - Retour texte

(11) Minute S.V.P. - Monsieur Muscle", La Cité (Bruxelles), n° 66 (30e an.), mardi 18 mars 1980. - Retour texte

(12) J.A. GILI, "Films historiques et films en costumes dans le cinéma italien de l'époque fasciste", Cahiers de la Méditerranée (Université de Nice), nos 16-17, juin-décembre 1978, p. 131. - Retour texte

(13) Régulièrement, Hercule à l'écran renonce à son immortalité afin d'être plus proche des mortels (Les Travaux d'Hercule; Hercule contre les Vampires). Mais dans Hercule à la conquête de l'Atlantide, homme providentiel, le demi-dieu ne refuse-t-il pas au peuple le droit de se révolter contre ses tyrans - se réservant le soin de régler lui-même la question ? Les esprits chagrins crieront peut-être à la démagogie ? Quand on veut battre son âne... - Retour texte

(14) Une seule exception à notre connaissance : Hercule se déchaîne (1962), où le fils de Zeus donne le pouvoir au peuple, la dynastie légitime s'étant par trop compromise avec les forces d'oppression. - Retour texte

(15) Fredric WERTHAM, "Les crime comic-books et la jeunesse américaine" (extraits de son livre Seduction of the Innocent, New York, Rineart, 1953), suivit de Marya MANNES, "Nuit d'horreur à Brooklyn" (article paru dans The Reporter, 27 janvier 1955), Les Temps Modernes, n° 118, octobre 1955, pp. 466-536 et 537-548.
On trouvera un résumé des thèses de F. Wertham et leur critique dans Annie BARON-CARVAIS, La bande dessinée, Que sais-je ?, n° 2212, 1985, pp. 18 et, surtout, 83-97; cf. aussi Michel PIERRE, La bande dessinée, Larousse, 1976, pp. 107-108. - Retour texte

(16) Nous reviendrons sur Superman - créé dans les années '30 par deux jeunes juifs de Cleveland, dans le chapitre consacré à "Samson", cf. infra 5.7.2. - Retour texte

(17) Tito MATTI, Ciné Revue, n° 12, 1962. - Retour texte

(18) Cf. Brad Harris dans Sansone (Samson contre Hercule), film tourné en même temps, par la même équipe et dans les mêmes décors et costumes que Hercule se déchaîne. - Retour texte

(19) Eduard GERHARD, Iason des Drachen Beute, ein Vasenbild, Berlin, 1835; cf. aussi DAREMBERG & SAGLIO, Dict., s.v. "Jason", p. 619. - Retour texte

(20) Le héros de péplum est toujours assisté de quelques comparses, d'où un vaste choix de titres impliquant un nombre : 2, 3, 7, 10 : Les Deux gladiateurs - Les Trois centurions - Les Dix gladiateurs - Spartacus et les Dix gladiateurs - Le triomphe des Dix mercenaires - Maciste et les 100 gladiateurs. Le chiffre 7 est particulièrement coté : Les Sept gladiateurs - Sept gladiateurs rebelles - Le Centurion et les Sept gladiateurs - Les Sept invincibles - La rivolta dei Sette/Sette contro Sparta - I Sette a Tebe. S'il y avait eu sept sages en Grèce, il y eut aussi sept merveilles du monde, et l'on peut enchaîner avec : Le sette folgori di Assur (Foudres sur Babylone) - Le sette sfide (Ivan le Conquérant) et Samson and the 7 Miracles of the World (Le Géant à la cour de Kublaï Khan). - Retour texte

(21) Nous ne trouvons dans nos listes aucune "Victoire de...". Il s'agit toujours d'un triomphe. - Retour texte

(22) Sans prétendre être exhaustifs : Samson contre Hercule - Maciste contre Zorro - Ulysse contre Hercule - Hercule, Samson et Ulysse - Le grand défi : Hercule, Samson, Maciste et Ursus - Hercule défie Spartacus - Ercole contro il gigante Golia - Goliath et l'hercule noir - Goliath et le cavalier masqué - Maciste contre le Cyclope - Maciste contre le Fantôme - Hercule contre les Vampires - Le centurion et les Sept gladiateurs. Au Festival de Cannes 1983, on avait même annoncé un Ben Hur contre Spartacus au XXIe siècle. - Retour texte

(23) L'esclave du Pharaon, qui raconte l'histoire de Joseph vendu par ses frères. - Retour texte