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Néron, une icône
satanique
La représentation de l'impérial
histrion,
d'Arrigo Boïto à Jerzy Kawalerowicz
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"Je sais, ô César,
que tu m'attends avec impatience et que, dans la fidélité
de ton cur, tu te languis de moi jour et nuit. Je
sais que tu me couvrirais de tes faveurs, que tu m'offrirais
d'être préfet de tes prétoriens, et
que tu ordonnerais à Tigellin de devenir ce que les
dieux ont voulu le faire : gardien de mulets dans celles
de tes terres dont tu héritas quand tu eus empoisonné
Domitia. Mais, hélas ! il faudra m'excuser.
Par le Hadès, c'est-à-dire par les mânes
de ta mère, de ta femme, de ton frère et de
Sénèque, je te jure qu'il m'est impossible
de me rendre auprès de toi. La vie est un trésor,
mon cher, et je me flatte d'avoir su extraire de ce trésor
les plus précieux bijoux. Mais, dans la vie, il est
des choses que je m'avoue incapable de supporter plus longtemps.
Oh ! ne crois pas, je t'en prie, que je sois indigné
de ce que tu as tué ta mère, ta femme, ton
frère, brûlé Rome et expédié
dans l'Erèbe tous les honnêtes gens de ton
empire ! Non ! petit-fils de Chronos ! La
mort est la destinée de l'homme, et l'on ne pouvait,
d'ailleurs, attendre de toi, d'autres actes. Mais, de longues
années encore, me laisser écorcher les oreilles
par ton chant, voir ton ventre domitien sur tes jambes grêles
se trémousser en la danse pyrrhique, entendre tes
déclamations, tes poèmes, pauvre poète
des faubourgs, voilà ce qui est au-dessus de mes
forces et m'a fait désirer la mort. Rome se bouche
les oreilles, l'univers te couvre de risées. Et moi,
je ne veux plus, je ne peux plus rougir pour toi. Le hurlement
de Cerbère, même semblable à ton chant,
mon ami, m'affligerait moins, car je n'ai jamais été
l'ami de Cerbère, et n'ai point le devoir d'être
honteux de sa voix. Porte-toi bien, mais laisse là
le chant; tue, mais ne fais plus de vers; empoisonne, mais
cesse de danser; incendie des villes, mais abandonne la
cithare. Tel est le dernier souhait et le très amical
conseil que t'envoie l'Arbitre des élégances."
Lettre de Pétrone à Néron
Henryk Sienkiewicz, Quo Vadis ? (1895) ( 1) |
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Quo Vadis ? est un classique de l'histoire
du cinéma. Le roman parut en 1895 : fin décembre
de la même année, les Frères Lumière organisaient
les premières projections cinématographiques dans un
sous-sol de café. Quelques mois plus tard, avec un petit film
de 52", ils faisaient de Néron un des premiers "héros"
du 7e Art naissant (Néron essayant des poisons
sur un esclave, Georges Hatot & Alexandre Promio, 1896). Allaient
suivre une bonne demi-douzaine d'adaptations à l'écran
du roman de Sienkiewicz, sans compter celles qui n'osèrent
reconnaître leur filiation.
Quo Vadis ? est un film magique, qui réconcilie
Daniel-Rops et Henry de Montherlant : les pro- et les anti-chrétiens
y trouvent leur compte ! Quo Vadis ? transfigure
la laideur du monde : Zola aux poubelles de l'Histoire !
Quarante ans après l'inoubliable chef d'uvre
d'Alexander Ford, Les Chevaliers Teutoniques - autre roman
de Sienkiewicz, il était temps que la Pologne - ayant recouvré
son identité - porte enfin à l'écran ce classique
de sa littérature. Grâce à Jerzy "Pharaon" Kawalerowicz,
c'est maintenant chose faite !
Néron à l'écran
et ailleurs
Quelques
éléments de chronologie (d'après Eugen Cizek)
Date (de n.E.) |
Vie
de Néron |
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15 décembre
37 |
Naissance de Néron. |
53 |
Néron (16 ans) épouse
Octavie (12 ans), sa sur par adoption. |
13 octobre 54 |
Mort de Claude. Néron
empereur. |
fin mars 59 |
Néron fait assassiner
sa mère, Agrippine. |
59-60 |
Paul de Tarse interrogé
par Burrus, à Rome. |
60 |
Soulèvement en Bretagne
de Bouddica, reine des Iceni. |
62 |
Néron répudie,
puis fait exécuter (19 juin) son épouse
Octavie. Il épouse Poppée. |
63 |
Poppée donne le jour
à une petite Claudia Augusta (janvier). La fillette
décède en mai. |
fin juillet
64 |
Incendie de Rome. Néron
ordonne la reconstruction de la ville (nova urbs) ainsi
que d'un nouveau palais (domus aurea). |
fin avril 65 |
Conjuration de Pison découverte.
Enceinte, Poppée meurt; elle est divinisée. |
66 |
Pétrone est contraint
au suicide. Néron s'initie au mithriacisme. Il épouse
Statilia Messalina. Conjuration de Vinicianus découverte. |
fin septembre
66 |
Départ de Néron
pour une tournée en Grèce. |
67 |
Néron, en Grèce,
participe à des jeux athlétiques (courses
de chars) et des concours de poésie et de chant.
Retour en Italie en décembre. Début du percement
de l'Isthme de Corinthe. |
68 |
Mars : Vindex se soulève,
en Gaule. Avril : Galba se soulève, en Espagne.
Mai : Macer se soulève, en Afrique. |
11 juin
68 |
Suicide de Néron. |
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Le feu de la ville éternelle
est éternel.
Si Dieu veut l'incendie, il veut les ritournelles.
A qui fera-t-on croir' que le bon populo,
Quand il chante quand même, est un parfait salaud ?
(Refrain :)
Honte à cet effronté qui peut chanter
pendant
Que Rome brûle, ell' brûl' tout l'temps...
Honte à qui malgré tout fredonne des chansons
A Gavroche, à Mimi Pinson.
Georges Brassens (2)
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Dans la littérature comme
au cinéma, et même dans des ouvrages à
prétentions historiques, l'Antéchrist Néron
est l'exemple le plus achevé de la décadence
romaine. Mieux, il en est le synonyme. Génial Peter
Ustinov dans Quo Vadis ?, version 1951 !
Il est amusant de noter que dans le roman comme à l'écran,
c'est le pourtant amoral Pétrone, auteur d'un licencieux
roman de murs, le Satiricon, qui se drape dans
sa toge comme le parangon des vertus républicaines...
Pourtant, deux romans policiers de Frédéric
Hoé, Gare aux flèches, Caïus !
(1955), adapté en BD par Martine Berthélemy,
et L'idylle de l'édile (1956) - cf. infra
"Biblio-filmographie" -,
avaient eu le mérite de nous montrer Néron sous
les traits d'un empereur plutôt bienveillant. Qui croire ? |
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A. Le matricide
Comme pour dipe, Electre et quelques autres, les
psychanalystes ont préféré se référer
au mythe grec et, par référence à la tragédie
d'Eschyle, parler d'un complexe d'Oreste. Dans son opéra Nerone,
Arrigo Boïto y référait déjà, bien
avant Freud.
Pourtant le cas de Néron et sa mère Agrippine est exemplaire.
Mieux, par rapport à la tragédie grecque, il est enrichi
d'un nud supplémentaire : la relation incestueuse
mère-fils. Chose piquante, si Suétone en attribue l'initiative
à Néron, selon Tacite (3),
généralement plus nuancé, elle venait d'Agrippine.
Agrippine avait tout sacrifié pour pouvoir mettre son fils sur
le trône, et régner à travers lui; un oracle l'aurait
même mise en garde qu'un jour son fils la tuerait : "Qu'il
me tue, pourvu qu'il règne !" répondit-elle.
Chose curieuse, il prit parmi ses concubines une courtisane dont la
ressemblance physique avec sa mère était étonnante
(Suét., Nér., 28, 5).
La relation incestueuse de Néron et Agrippine n'a
guère tenté les cinéastes, sans doute parce les
péplums visent une très large audience - donc ils doivent
rester visibles par tous. Hors un film X d'Anthony Pass [= Antonio
Passalia], Les Aventures sexuelles de Néron et Poppée
(1981) nous ne voyons guère à citer qu'un documentaire
produit par le Teamwork de Dortmund pour la ZDF et ARTE, Néron
- L'histoire d'un monstre (Martin Papirowski & Nina Koshofer,
1997) (4), qui
incluait de nombreux plans de fiction interprétés par
des comédiens inconnus.
"Honte à cet effronté qui peut chanter
pendant / Que Rome brûle", aurait chanté Brassens,
s'il eut vécu (5)."Ell'
brûl' tout l'temps" Rome : le feu de la Ville Eternelle
est éternel ! Dans le minable petit musée newyorkais
dédié à la Rome antique dont Gérard Depardieu
est le gardien, un modèle en cire de Néron brandissant
sa lyre face au panorama de Rome en flammes avoisine avec un circuit
Scalectric dont les petites voitures ont été remplacées
par des chars romains (Rêve de Singe/Ciao, maschio, Marco
Ferreri, 1978). Les stéréotypes de Rome ! Aux années
noires de l'Occupation comme pendant la Guerre d'Algérie, le
bon peuple a besoin de rêves et de chansonnettes, ô honte,
feint de s'indigner Brassens en faisant référence à
l'impérial histrion qui préférait taquiner la Muse
plutôt que réserver ses faveurs aux exigeants autels de
la Déesse Rome. Ce que Sténo a si bien mis en évidence
dans une parodie, Les week-ends de Néron. Alberto Sordi
(Néron) y réussit à rendre sympathique le fils
matricide qui, en vérité, ne rêvait que de poésie
et d'arts délicats. Bien fait, s'il trucide sa mère Agrippine
(Gloria Swanson) qui n'arrête pas de le pousser à faire
la guerre et toutes ces choses politiques ennuyeuses (Suétone
note qu'il ne chercha pas les conquêtes militaires [Suét.,
Nér., 18]; au contraire il fit la paix avec les Parthes,
gagnant leur amitié).
Françoise Xenakis en reprendra le thème dans son savoureux
roman Maman, je veux pas être empereur (2001), qui ne se
veut pas être un roman historique mais une réflexion sur
la relation mère-fils.
B. L'empoisonneur
C'était en 1896, quelques mois après
les premières projections cinématographiques foraines
des Frères Lumière dans les sous-sols du Grand-Café,
boulevard des Capucines à Paris (28 décembre 1895).
Alexandre Promio, chef opérateur des Lumière, réalise
un Néron essayant le poison sur ses esclaves, le premier
péplum de l'histoire du cinéma... Ce petit film (il dure
une minute) fait du fils d'Agrippine l'un des plus anciens "personnages"
cinématographiques, coiffant au poteau le bimillénaire
Jésus-Christ et... Dracula (dont Stoker publie le roman cette
même année 1895 (6),
année faste s'il en fut, puisqu'elle vit aussi la publication
de Quo Vadis ?). Soucieux de ne pas demeurer en reste, Georges
Méliès tournera lui aussi un Néron et Locuste :
un esclave empoisonné (an 65 de notre ère), troisième
volet de La Civilisation à travers les âges (1907-08),
sorte de Musée Grévin mis en images animées, partant
du meurtre fratricide d'Abel par Caïn pour aboutir à nos
conflits modernes : un catalogue de ces crimes et atrocités
que si volontiers l'Homme commet au nom de la "Civilisation".
C'est qu'en France, le personnage de Néron est
surtout connu à travers la tragédie de Racine, Britannicus
(1689) où l'on voit le fils d'Agrippine, jaloux de son frère
par adoption, l'empoisonner au cours d'un repas : la scène
est racontée en détail par Suétone (Suét.,
Nér., 33) y compris sa visite chez Locuste et les essais
qu'ils firent sur un chevreau d'abord, sur un porcelet ensuite (et non
sur des êtres humains !) et est reprise presque mot pour
mot par A. Dumas dans Acté. C'est qu'à Rome,
depuis des temps immémoriaux, les empoisonneuses florissaient !
Tite-Live (T. Liv., Hist. rom., VIII) rapporte une affaire
d'empoisonneuses qui impliquait une vingtaine de femmes de l'aristocratie
romaine et qui aboutit à 70 condamnations à mort,
en -331. En -82, Sylla promulgua une lex cornelia de sicariis
et veneficiis (renouvelée par Jules César, lex
julia...) interdisant l'usage dans la pharmacopée de certaines
plantes comme l'aconit et la mandragore, tandis qu'Horace (Hor., Ep.,
V) faisait passer à la postérité le nom de Canidie,
une empoisonneuse qui exerçait ses talents dans le quartier populaire
de Suburre.
Mais l'affaire la plus célèbre reste celle
de l'empoisonnement de Britannicus, fils de l'empereur Claude et de
son épouse répudiée Messaline. Le jeune homme fut
brutalement foudroyé au cours d'un banquet, et l'on ne manqua
pas de soupçonner le jeune empereur de 17 ans, Néron (7),
à qui il portait ombrage. Fils de l'empereur Claude et de sa
troisième épouse Messaline, Britannicus (né le
12 février 41) aurait logiquement dû succéder
à son père. Mais après avoir fait exécuter
Messaline, Claude épousa Agrippine (en 48) et en adopta
le fils Néron. Mieux, à l'instigation d'Agrippine qui
convoitait le trône pour son rejeton, il maria Néron, 16 ans,
à sa fille Octavie, 12 ans, sur de Britannicus. Ainsi
devenu, à la fois le fils aîné et le gendre de Claude,
Néron, à la mort de son "père"... empoisonné
par Agrippine, monta sur le trône le 13 octobre 54. Il avait
17 ans. L'année suivante, Britannicus - qui comptait de
nombreux partisans dans le peuple - décédait à
l'âge de 14 ans accomplis dans les circonstances que nous
allons examiner. Selon Suétone (Suét., Nér.,
33), Néron jalousait Britannicus pour deux raisons : il
avait une plus belle voix que la sienne et il restait un dangereux rival
à l'empire.
Désiré Kosztolányi (Néron, le poète
sanglant) a, dans son roman, conservé la motivation de la
jalousie artistique, mais Racine - tout pétri de psychologisme
qu'il était - en a trouvé (inventé, serait plus
exact) une autre : les jeunes gens sont tous deux épris
de Junie, descendante d'Auguste, qui a un penchant pour Britannicus.
Néron fait alors tout pour contrarier leur amour : il séquestre
Junie, puis fait périr Britannicus - et, finalement, Junie se
retire chez les Vestales. "Par ce dénouement, notait Claude
Aziza (8), Racine
signifie que Dieu, bien qu'il reste caché et ne porte pas directement
secours aux tristes héros de tragédie, reste le seul rempart
contre le "monde" triomphant."
Junie est un personnage imaginaire. Par contre, la jalousie
artistique aurait pu, à la rigueur, constituer un motif valable.
En fait, Néron n'a aucune raison de convoiter le trône
qui est à ses yeux un fardeau et un obstacle à ses ambitions
artistiques. C'est sa mère Agrippine qui voulait le placer sur
le trône impérial. Voilà pour les mobiles, mais
revenons aux faits. Seul le cyanure aurait pu donner la mort en deux
ou trois minutes. Toutefois, le cyanure ou acide prussique était
inconnu des Romains : découvert en 1782, il ne peut s'obtenir
que par une procédure passablement complexe qui n'était
pas à la portée de la technologie de l'époque.
Georges Roux, qui s'est penché sur la question avec le concours
de toxicologues, énumère les autres poisons mortels :
s'il tue en cinq ou dix minutes, le curare ou woorara - également
inconnu des Romains - est inoffensif par voie buccale : il
aurait fallu directement l'injecter dans le torrent sanguin, c'est-à-dire
par blessure ! La strychnine peut envoyer ad patres en vingt
ou soixante minutes celui qui l'a ingérée - mais alors
on est assez loin de cette description d'un décès foudroyant
dont Suétone (9)
nous a laissé la peinture. Quant aux autres poisons connus -
la ciguë, la muscarine, l'acide oxalique, l'aconit et la belladone -,
au mieux ils ne provoquent la mort qu'au bout de deux heures (voire
six à huit heures). Comme il tardait à mourir, l'empereur
Commode - empoisonné par sa concubine chrétienne Marcia
- fut finalement étranglé par son maître d'armes !
La muscarine laisse sur le corps des marques violettes, la belladone
des plaques rouges (celles que l'on vit sur le corps du jeune prince,
le lendemain, étaient noires [10]).
Nous n'entrerons pas dans le débat de savoir si la pharmacopée
romaine de l'époque nous est réellement connue dans sa
totalité. Après tout, dans sa science des poisons, la
pharmacopée florentine n'a pas révélé tous
ses secrets...
Britannicus périt sans doute d'une rupture d'anévrisme
au cours d'une crise d'épilepsie, mal auquel il était
sujet comme la plupart des julio-claudiens. Quant à l'empoisonneuse
Locuste, qu'Agrippine avait sortie de prison afin qu'elle lui fournisse
le plat de champignons qui servit à la débarrasser de
son époux Claude (Tac., An., XII, 66), faisant au passage
un sort à ses affranchis Pallas et Narcisse, elle était
plutôt la créature de la mère de Néron. Celui-ci,
néanmoins, l'aurait couverte de bienfaits, exigeant même
qu'elle prenne des disciples afin que son art ne se perdît point
(Suét., Nér., 33).
On dit qu'elle fut condamnée à mort par Galba, successeur
de Néron. Mais comme il nous faut bien dégager une morale
de tout ceci, nous préférerons l'autre version de sa fin :
dans le bras de fer engagé entre cette femme avide de pouvoir
et son fils futur matricide, Locuste choisit son camp. Ainsi serait-ce
Néron lui-même qui aurait fait exécuter l'âme
damnée d'Agrippine, après qu'elle eut également
tenté de l'empoisonner (11).
Agrippine fit périr Claude, son époux, au
moyen d'un plat de champignons; de là à lui attribuer
le meurtre de Britannicus... on ne prête qu'aux riches. Mais,
digne fils de sa mère, Néron avait toujours à portée
de main un efficace poison confectionné par Locuste pour se supprimer
en cas de revers de fortune. Le testa-t-il sur des esclaves ? En
tout cas il lui fit défaut, lors de la lamentable scène
du 11 juin 68 à la villa de Phaon ("Qualis artifex pereo",
Suét., Nér., 49) !
C'est davantage comme persécuteur de chrétiens
et comme incendiaire de Rome que Néron marquera notre imaginaire.
Au long de l'histoire du cinéma, Néron sera l'archétype
absolu de l'empereur romain décadent, en particulier sous les
traits de Peter Ustinov dans la version 1951 de Quo Vadis :
c'est en vain que l'envieux Caligula, incarné par les néanmoins
excellents Jay Robinson (1954) et Malcolm McDowell (1979), tentera de
lui en ravir l'apanage. Néron est tellement "l'empereur romain
cruel" qu'on se demande à quoi devait bien penser le bon Méliès
lorsqu'il mit en scène une bande, hélas aujourd'hui perdue,
Les torches humaines de Justinien (1907) - sans doute une erreur
de plume du cataloguiste de la Star Film (12) !
Du reste, il semble qu'ajoutée après, la précision
"de Justinien" ne fît point partie du titre original.
C. Le débauché
Sienkiewicz peignait des héros édifiants
sur un fond de stupre, mais ses descriptions d'orgie restaient de bon
ton - "Nigidia, ivre, le torse nu, laissa choir sa tête enfantine
sur la poitrine de Lucain, ivre lui-même, qui se mit à
souffler sur la poussière d'or dont elle avait les cheveux saupoudrés" -,
mettant en scène d'impénitents bavards avinés -
"Si l'on admet que le Spheros de Xénophane est un dieu tout
rond, alors comprends bien, ce dieu là, on peut le faire rouler
devant soi, comme une barrique" -, adressant des clins d'il
au travers de détails guère plus sordides que "Il agrippa
une des danseuses syriaques dont il se mit à baiser, de sa bouche
édentée, le cou et les épaules" et, finalement,
se résument à la soûlographie -"Les convives
avaient, pour la plupart, disparu sous la table; quelques uns titubaient
par le triclinium; d'autres dormaient sur des lits de repos (...)."
Tel grand commis de l'Etat peut se rengorger, la bouche pâteuse :
"Où sont-ils ceux qui prétendent que Rome va périr ?",
ça sera toujours l'occasion pour lui de prophétiser, in
vino veritas, l'inéluctable victoire à long terme
des valeurs chrétiennes "(...) Rome devait périr,
puisque la foi aux dieux et les murs austères avaient péri !
Rome devait périr !... Pourtant quel dommage !... car
la vie était bonne, César magnanime, le vin excellent."
Il n'est jusqu'au "jeune premier", Marcus Vinicius, comme les autres
complètement bourré, qui ne peut arracher à Lygie
ce qu'il finira par conquérir quatre cents pages plus loin, une
fois faite sa soumission à l'ordre nouveau, c'est-à-dire
dûment marié et baptisé : "Donne tes lèvres !
Aujourd'hui, demain qu'importe ?... (...) César t'a
promise à moi... Tu dois être à moi..." (13).
Allons, sois gentille, laisse-toi faire, puisque César l'a dit !
Autrement plus gratinées seront les descriptions du malicieux pastiche
érotique de Philippe de Jonas Jusqu'où oseras-tu,
Néron ! (1983). Les chrétiens sont avides
de martyre, des Montanistes avant l'heure (du reste certains passages
et personnages sont empruntés à Fabiola) :
"Ne pleure pas, Eponine, songe que Probius va entrer dans la
gloire du Seigneur. Ce qu'il va souffrir le conduit à l'apothéose,
et si nous le perdons c'est pour le retrouver un jour dans le
chur triomphant des élus." Même les chastes
regrets de la vierge Eponine se comprennent à double sens :
"Oh ! Probius, gémissait-elle, que va devenir sans
toi la pauvre Eponine à qui t'attachaient les liens d'une
chaste affection ? Reverrai-je jamais ta tête blonde
penchée sur mon épaule tandis que je te lisais les
Saintes Ecritures ? Ne toucherai-je plus ta main si douce
et ne reposerai-je jamais plus ma tête au creux de tes genoux
si frais, pour mieux goûter au charme de tes cantiques ?".
Avant la fin du roman Eponine et Probius libérés
de leur inhibitions feront des parties à quatre avec le
tribun chrétien Valérius et Antonine, fille de l'affranchi
Doryphore en disgrâce, qui ne cède aux caprices de
Néron que pour éviter qu'il ne s'irrite contre son
père. Brave fille. Dans ce roman, Néron et Tigellin
ne pensent qu'à b... (mais sans que la jalouse Poppée,
enceinte jusqu'aux yeux, ne le sache). C'est donc avec ravissement
que l'empereur verra Tigellin lui amener le blond diacre Anicius,
qui ressemble tant à Poppée. Gavé des hormones
femelles contenues dans les vulves de truie et autres ovaires
de brebis que lui prépare le cuisinier impérial,
Anicius, qui a fini par se prêter au jeu dans l'espoir d'arrêter
la persécution des chrétiens, achève sa mutation
transsexuelle. Il devient "Anicia" et épouse Néron
après que celui-ci ait tué Poppée à
coups de pied. Quant à Néron, puisqu'il a promis
d'arrêter le massacre des chrétiens, il leur a trouvé
de nouveau supplices : le plaisir. Ce plaisir... qu'ils détestent
tant ! Garrotté nus à leurs poteaux dans l'arène,
ce ne sont plus des fauves, mais une armée de bacchantes
et de faunes qui viennent s'occuper de leurs parties naturelles.
Les dignes matrones et leurs époux peuvent ainsi conjointement
évoquer la Vierge Marie et leur maman ! "Vois ces
femmes à la mine austère que mille doigts excitent
frénétiquement et dont les lèvres tremblantes
murmurent de vaines prières ! (...) Vois le
plus grand supplice que par ton génial caprice, ô Néron,
souffrent ces maudits chrétiens à qui nous faisons
expier par d'ignobles délices leur haine du genre humain !"
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Philippe
de Jonas,
"Jusqu'où oseras-tu, Néron ?"
(1983) |
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Les fantaisies érotiques vraies ou supposées
de Néron ont défrayé la chronique. N'alla-t-il
pas jusqu'à posséder sa propre mère ?
Et, jeune mariée rougissante, n'épousa-t-il pas
son affranchi Doryphore (14)
(ou Pythagore [15]),
et même l'eunuque Sporus à qui Cristina Rodriguez
consacrera un roman (Moi, Sporus, prêtre et putain,
2001) ? Couvert d'une peau de bête, ne se jetait-il
pas brutalement sur ses esclaves nu(e)s pour assouvir ses pulsions ?
Suggérant plus qu'il ne montre, le cinéma surenchérit
sans scrupules en lui faisant rencontrer même... Messaline
dans Nerone e Messalina (Primo Zeglio, 1947) (titre original
du précité Néron, tyran de Rome).
Au juste s'agissait-il seulement de suggérer au bon public
des Gavroches et autres Mimi Pinson la rencontre des deux sex-symbols
de l'éros antique ? Destiné au public le
plus large, le film de P. Zeglio était très
sage et la Messaline en question... n'était autre, en
vérité, que Statilia Messalina - qui fut effectivement
la quatrième épouse de Néron, mais qu'il
eut été plus correct de nommer "Statilia" conformément
à l'usage qui la distingue ainsi de Valeria Messalina,
la fameuse impératrice qui exacerba les fantasmes du
"Père" d'Ubu, Alfred Jarry (Messaline, roman de l'ancienne
Rome, 1901). Ennemie d'Agrippine, Valeria Messalina avait
tenté de faire périr Néron enfant, en pension
à Antium chez sa tante Domitia Lepida (mère de
Messaline) (16);
lorsque son époux Claude fit mettre à mort Messaline,
en 48, Néron avait onze ans.
Notons que, dans les péplums érotiques des Eighties,
Caligula aura plus de chance, ayant avec la bénédiction
des scénaristes la possibilité de s'offrir du
bon temps avec l'épouse de Claude (Caligula, 1979;
Caligula et Messaline, 1981).
Pour ne pas demeurer en reste, le producteur de ce dernier Caligula
et Messaline tourna simultanément, dans les mêmes
décors et avec la même équipe des Aventures
sexuelles de Néron et Poppée. De son côté,
Mel Brooks, dans sa Folle histoire du Monde, flanqua
un Néron franchement bouffi (Dom Deluise) d'une impératrice
répondant au doux nom de Nympho, inconnue des historiographes !
Tant pis pour Poppée...
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Néron
(Peter Ustinov) et Poppée (Patricia Laffan)
("Quo Vadis ?", 1951) |
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Dans le "Fellini-Satyricon", le pirate
Lychas convole avec le vigoureux étudiant Encolpius.
Comble de la perversité et de l'indignité
- pour un Romain - il assume le rôle passif de
la jeune mariée, dans ses voiles orange !
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Qu'en fut-il de toutes ces débauches ? Il
est à noter qu'Eugen Cizek, sans minimiser l'appétence
de Néron pour les plaisirs hétéro- et homosexuels,
explique ses mariages avec des hommes (Pythagore, Sporus, qui étaient
tous deux des prêtres de Cybèle) par des rites mystiques
dont la portée aurait été sciemment déformée
par ses contempteurs (17).
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D. L'incendiaire
Dans la nuit du 18 au 19 juillet 64 éclata
un incendie qui, six jours durant, dévasta Rome, anéantissant
trois des quatorze régions de la ville, en dévastant
sérieusement sept autres. Quatre seulement furent épargnées
(Porte Capène, hors les murs; Transtévère, de
l'autre côté du Tibre; Esquilin et Alta Semita). Le feu
prit du côté du Cirque Maxime et tout de suite emporta
d'assaut le Palatin, puis l'Esquilin (réduisant en cendres
la Domus Transitoria, le palais impérial qui était
entre les deux). Dans le centre de la ville, seuls le Forum et le
Capitole furent partiellement épargnés.
Les incendies étaient fréquents à Rome. Le Forum
flamba en tout ou en partie une bonne demi-douzaine de fois entre
64 et 283 de n.E. et Crassus, le triumvir, bâtit sa fortune
en spéculant sur l'immobilier grâce à un corps
de pompiers qu'il avait créé (pompiers qui, à
l'occasion, étaient aussi des incendiaires). De là à
croire que le Grand Incendie de 64 ne fut pas accidentel mais, peut-être,
criminel...
L'incendie de Rome est le grand moment des jours de
Néron; rares sont les écrivains qui l'éluderont
comme le fit Désiré Kosztolányi ou l'expédieront
en trois lignes comme Alexandre Dumas. Dans l'opéra d'Arrigo
Boïto, Nerone (1924), c'est Simon le Magicien qui, après
avoir aidé le matricide à enterrer sa mère Agrippine (18),
décide d'incendier Rome pour se venger du chrétien Fanuel
qui a refusé de partager avec lui les dons miraculeux qu'il
tient du Christ.
En vain Simon tente de séduire Néron par
l'étalage de sa prétendue science magique. Néron
fait arrêter le charlatan en même temps que les Chrétiens,
que Simon a dénoncés et qui doivent être livrés
aux fauves dans l'arène. Simon le Magicien est condamné
à y faire la preuve de sa capacité à voler dans
les airs. Au début de l'acte IV, Simon et son complice
Gobrias complotent d'incendier Rome pour échapper au supplice
qui les attend. Informé de leurs projets, Tigellin avertit
Néron, mais celui-ci refuse d'annuler les jeux au risque de
déplaire au peuple. Fanuel marche au supplice en dépit
des efforts de la vestale Rubria pour obtenir sa grâce; Simon
la démasque comme crypto-chrétienne. Le lointain s'empourpre
des lueurs de l'incendie allumé par Astéria (19),
qui ravage la ville dans un déchaînement musical wagnérien.
A la faveur de la panique générale, Fanuel et Astéria
échappent au supplice. Dans de spolarium, ils découvrent
Rubria mourante, que Fanuel console en évoquant pour elle le
Christ en sa paisible Galilée. (Il nous manque l'acte V,
dont la musique n'a jamais été écrite (20)
- mais bien le livret : tout en contemplant l'incendie de Rome,
Néron interprète le personnage du matricide qui l'obsède,
l'Oreste d'Eschyle.)
"Fusion de deux conceptions antithétiques
de l'opéra (...). Les deux styles sont au service de
l'idée fondamentale : l'opposition entre la Rome païenne
des vestales et des mages et la Rome chrétienne des martyrs
et des apôtres. Wagner du côté du Mal, Puccini
du côté du Bien", écrit Jean-Jacques Nattiez (21).
L'opéra de Boïto élude le poème troyen pour
placer, l'incendie de Rome sous le signe maléfique du matricide
eschylien, qui amène Néron à se commettre avec
un magicien félon. Ni l'Empereur ni Tigellin ne sont responsables
de la catastrophe qui dévaste la ville. On notera comme une
erreur historique flagrante la présence à Rome de Néron
au moment de l'incendie. Assez curieusement, Néron persécute
déjà les chrétiens, avant même que n'ait
été perpétré le crime dont on les accusera
(sans doute est-ce un prolongement des "mesures de police" prises
par Claude pour contrer les troubles sectaires judéo-chrétiens ?
- Suét., Claude, 25). Ayant attribué à
Néron d'avoir accusé les chrétiens d'être
responsables de l'incendie de Rome, en punition de quoi il en fit
mettre à mort un certain nombre, Tacite situe implicitement
la première persécution - les fameuses "lois néroniennes"
- en septembre-octobre 64 (Tac., An., XV, 44, 7) (22).
Toutefois, selon saint Jérôme (23)
cette persécution eut lieu en 68 (24),
tandis qu'Eugen Cizek (25)
n'exclut pas la possibilité qu'elle ait commencé dès 62
- ce qui, s'il n'était futile de vouloir à tout prix
le justifier historiquement, donnerait quelque crédibilité
à l'argument de l'opéra de Boïto.
Très premier
degré, la BD de Marc Sleen, L'Empereur Rouge (1953),
montrait Néron déambulant dans les rues de Rome
en jetant des torches à droite et à gauche par
les embrasures de fenêtres... Aujourd'hui, plus personne
ne songe sérieusement à attribuer l'incendie au
fils d'Agrippine, ce pour au moins deux bonnes raisons :
1) lorsque se déclenche l'incendie, l'Empereur romain
se trouve à trente-cinq kilomètres de là,
à Antium (encore qu'il lui aurait suffi de donner quelques
ordres avant de partir...); 2) la première victime
des flammes fut... Néron lui-même, puisque son
Palais - la Domus Transitoria - brûla avec toutes
ses collections d'uvres d'art auxquelles il était
très attaché. (Les incendiaires auraient mal calculé
leur coup ? N'avait-il pas pris la précaution d'évacuer
préalablement les uvres auxquels il tenait le plus
? On ne sait. Mais on peut toujours spéculer !)
La tradition selon laquelle, revenu dare-dare
en sa capitale, il aurait chanté l'incendie de Troie
du haut de la Tour Mécénate, ressemble beaucoup
à une de ces caricatures politiques comme on en voit
dans nos journaux : "Néron, l'urbaniste va pouvoir
édifier sa Neropolis..." : l'occasion de rappeler
qu'en bruxellois, souvenir de quartiers populaires sacrifiés
à la marche inexorable du progrès, "architekt"
est une des pires injures qui soient. Cette tradition, donc,
est en parfaite contradiction avec l'attitude de l'empereur
qui fut, notamment, d'organiser les secours à la population
sinistrée en lui ouvrant ses jardins et nombre de bâtiments
officiels qui avaient échappé aux flammes.
Comment le roman et le cinéma digérèrent-ils
l'épisode ?
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Neropolis : Y a-t-il un superflic pour
sauver Rome ?
Neropolis (1984) d'Hubert Monteilhet - auteur connu surtout
pour ses polars - est un anti-Quo Vadis ? des plus réjouissants.
Qu'on en juge : le jeune Kæso est amoureux d'une esclave
juive, Séléné. Pour gagner de quoi la racheter,
il se loue comme gladiateur. Mais Séléné est
condamnée à mort pour le meurtre de son maître,
le sénateur Marcus Aponius. Elle est vouée à
être préalablement accouplée à un âne
au cours d'une représentation théâtrale, un de
ces snuff-movies avant la lettre dont les Romains étaient
semble-t-il friands. Kæso, qui fréquente les chrétiens
(Paul le convertit), doit à ses prouesses dans l'arène
d'entrer dans le cercle des intimes de Néron. Jouissant de
la faveur impériale, il réussit à faire lever
la sentence qui pèse sur Séléné et affranchit
l'esclave : c'est alors que Rome s'embrase...
Télescopant le ludique avec le didactique, Monteilhet construit
une intrigue malicieuse à la croisée de la Vie quotidienne
à Rome de Carcopino et de la trop fameuse "loi de la vexation
universelle" : l'amoureux transi Kæso échoue à
chaque fois qu'il essaie d'avoir commerce avec Séléné,
laquelle se fait régulièrement "violer" par tous les
godelureaux de passage... "Angélique Marquise des Anges" revu
par Catulle.
Or donc, Monteilhet nous le confirme et c'est du reste le titre de
son roman, Néron rêve d'une nouvelle ville, Neropolis,
dont, bien avant l'incendie, la maquette a été installée
dans une pièce voisine de sa chambre - allusion à une
scène du film de Mervyn Le Roy où Néron-Ustinov
dévoile à ses courtisans ses projets (mais après
l'incendie) ? Jamais forfait ne fut mieux planifié que
l'incendie de Rome... dans le roman de Monteilhet. Anticipant toutes
les hypothèses imaginables, le fils d'Agrippine passe en revue
les réactions des Romains. Si plus de deux ou trois régions
brûlent, le peuple criera-t-il à l'incendie criminel ?...
Les préoccupations poétiques du Prince, son poème
sur l'incendie de Troie ne le trahira-t-il pas ?... Néron
s'interroge, indécis (clin d'il ironique, dont l'amateur
d'histoire romaine se régale). Finalement, ce sera le trop
"dévoué" Tigellin qui prendra l'initiative de passer
aux actes. Un peu par haine de cette vieille "nobilitas" enfermée
dans ses villas et palais, qui le méprise lui, un chevalier
parvenu. Beaucoup pour plaire à son maître Néron.
"Tigellin sentait bien qu'après un coup pareil, son sort
serait indéfectiblement lié à celui du Prince,
mais il avait confiance dans la capacité du régime de
brider le sénat, et le grand incendie ne pourrait qu'y aider.
L'hypothèse lui semblait improbable que Néron se débarrasse
de lui. César ne tuait que par peur et n'était pas ingrat
pour ceux qui le servaient avec intelligence et efficacité".
Le meilleur du roman réside sans doute dans la genèse
de l'idée d'en accuser les chrétiens : elle émane
du grand rabbin de Rome (titre qui n'existait pas, à l'époque)
qui, par haine des chrétiens qui pratiquent un judaïsme
hétérodoxe, se fait une joie de conseiller à
Néron de prendre chez ceux-ci les boucs émissaires qui
apaiseront la vindicte populaire. Cette accusation - car c'en est
une - suscita une levée de boucliers lors de la parution du
livre. Du reste, l'éditeur Julliard/Pauvert rassembla dans
une petite brochure les principaux extraits de presse pour ou contre
le livre. A en croire certains, on en était revenu aux
pires malveillances de l'antisémitisme ordinaire. Monteilhet
antisémite ? Son roman essaie de faire la part des choses
et nous paraît plus nuancé qu'on l'a dit. Préfet
du Prétoire autant que chef de la police secrète, Tigellin
- qui sait parfaitement bien qui est le coupable (lui-même) -,
tient le rôle du juge d'instruction et part d'un rapport défavorable
aux chrétiens, établi par le sénateur romain
Aponius inquiet de voir son fils Kæso fréquenter cette
secte étrange. Le "grand rabbin de Rome" (sic) n'est
consulté que pour un complément d'information, et rentre
du reste un avis très circonspect - les Juifs et les chrétiens
ayant malgré toutes leurs différences, beaucoup de choses
en commun, au regard du paganisme en tout cas. (Au juste, au Chap. L
de Quo Vadis ?, une délégation de rabbis
amenés par Poppée et Tigellin tenait déjà
le même langage que chez Monteilhet, rappelant à Néron
que les chrétiens étaient les ennemis du genre humain,
à défaut d'être les incendiaires de Rome [26].)
Tigellin organise alors la répression d'une manière
procédurière et pleine de bon sens, se refusant à
aveuglément frapper les chrétiens. Seuls l'intéressent
les éléments qui, en tant que policier, lui paraissent
les plus extrémistes - ceux qu'il nomme, langue de bois oblige,
"les vrais coupables". Le superflic de Rome se propose, tout
simplement, d'anticiper une répression, celle qu'inéluctablement
il faudra un jour livrer à cette engeance subversive, les chrétiens.
Ce plan qu'il tire sur la comète, avec l'approbation tacite
de Néron, n'est pas sans étonner "Sénèque
(qui) s'expliquait mal cette cruauté subite chez un homme
[Néron] qui, jusque-là, s'était abstenu
de verser le sang gratuitement".
(Dans la télésuite Quo Vadis ?
(F. Rossi, 1984), les chrétiens une fois massacrés,
Tigellin prend à témoin le téléspectateur :
"On ne voudra pas nous croire... Mais nous n'avons fait que nous
défendre !")
Anno Domini et Barabbas : un chrétien
peut en cacher un autre
La série-TV Anno Domini (1986) montre, deux mille
ans avant Ben Laden, un Zélote lassé des bavardages
de rabbi Gamaliel et ses disciples, venant à Rome dans l'espoir
d'y retrouver ses surs emmenées en esclavage. Et ensuite
bouter le feu à l'orgueilleuse Ville Eternelle, la tanière
de la Louve romaine, la métropole et le symbole insupportable
des occupants de la Palestine. Mais Caleb - c'est son nom - s'assagit
vite et, sous le nom de Metellus, devient - il faut bien vivre - gladiateur;
il se met en ménage avec une patricienne romaine exerçant
la même honteuse profession de gladiatrice. Ce sont bien Tigellin
et ses prétoriens qui mettent le feu à ville, initiative
du préfet du Prétoire pour complaire à l'impériale
rêverie urbanistique (27).
Un passage (28)
nous montre Néron et Tigellin envisageant de financer la reconstruction
de cette Rome à détruire, en taxant les temples richissimes,
les juifs et les étrangers (par exemple, en leur vendant la
citoyenneté romaine). Ce qui est intéressant à
retenir, c'est que deux ans après Monteilhet, l'idée
a effleuré l'esprit à Anthony Burgess et Stuart Cooper
(le scénariste et le réalisateur) que l'incendie aurait
pu être un fait de guerre d'un activiste juif (29).
Dans le film de Richard Fleischer, Barabbas (d'après
le roman de Pär Lagerkvist, Prix Nobel 1951), Barabbas, le brigand
devenu esclave dans les mines, puis gladiateur, est sollicité
par les chrétiens de Rome qui ont appris qu'il a vu le Christ.
Peu lui chaut ces indécrottables non-violents. Cependant, lorsque
brûle Rome et qu'un quidam lui affirme que ce sont les Chrétiens
qui ont fait cela, il se joint avec enthousiasme aux... serviteurs
de Néron occupés à attiser la brasier. La police
s'empresse d'arrêter cet imbécile primaire ravi de proclamer
que c'est lui et les chrétiens qui ont mis le feu à
la ville. Il finira avec ses "coreligionnaires" crucifié sur
la colline du Vatican et, rééditant les ténèbres
du Golgotha, une belle éclipse du soleil saluera la mort de
celui qui fut gracié à la place du Christ (la scène
fut filmée le 15 février 1961 dans les environs
de Rome, pendant une vraie éclipse !).
Saint Paul
Donc, dans Barabbas, nous voyons à l'uvre
de vrais serviteurs de Néron, qui sont de faux chrétiens !
Dans L'Incendiaire : Vie de Saül, apôtre, troisième
tome de L'Homme qui devint Dieu, Gérald Messadié
- on ne peut plus conciliant - attribue l'incendie de Rome à...
des chrétiens membres de la Maison de Néron. Ainsi,
tout le monde a raison. N'était-il pas, Néron, entouré
de judaïsants comme Poppée et de christianisants comme
Acté et l'affranchi Narcisse ? Les pro- et les anti-Néron
sont ainsi renvoyés dos à dos : les incendiaires
sont bien des gens à Néron, et en même temps ce
sont des chrétiens désireux de "mettre fin à
la corruption de l'Empire païen" (30).
Dans le curieux Néron, tyran de Rome (1949-1953),
de Primo Zeglio, c'est par accident que Néron (Gino Cervi)
- épris d'une jeune chrétienne et prêt à
se convertir lui-même - met le feu à Suburre. Hélas,
son incognito est percé lorsqu'il sort la grosse émeraude
qui lui sert de loupe pour lire une lettre de saint Paul que lui a
remise Acté. Dans la confusion qui s'ensuit, il renverse une
lampe et met involontairement le feu à Rome. Le scénario
est tiré d'un roman de David Bluhmen, Nero und Messalina :
on retiendra parmi les parti-pris du scénario que c'est bien
Agrippine qui fait empoisonner Britannicus. Bizarrement, elle achève
Poppée en l'étouffant sous un coussin (alors qu'en réalité
Poppée mourut six ans après la mère de Néron)
et Acté ne fait pas partie du personnel du palais impérial.
Et Néron est bien présent à Rome, au moment de
l'incendie, puisque c'est lui-même qui l'allume par mégarde.
Jean-Charles Pichon, dans Saint-Néron
(rééd. complétée et augmentée :
Néron et le mystère des origines chrétiennes
- cf. infra, "Bibliographie") avait vu en l'empereur
romain un chrétien converti par Saint Paul. C'est là
un de ces exercices contestataire - et contestable - à la "Henri
Guillemin", basé sur des citations tirées de leur contexte
et ingénieusement pliées pour confirmer la thèse
de l'auteur : le procédé, qui fait recette, fera
encore le bonheur de Gérald Messadié. Celui-ci s'interroge :
"Comment ne pas supposer que Saül rêva de convertir
la maison impériale et, qui sait, jusqu'à Néron
lui-même ?" (31)
(L'épître aux Philippiens ne suggère-t-elle pas
qu'il y a déjà des chrétiens parmi les serviteurs
de l'Empereur ? (Phil., 4 : 22).) L'idée fera
tâche d'huile et le bonheur des romanciers toujours avides de
faire se rencontrer les gens : ainsi Monteilhet dans le précité
Neropolis (32).
Ce genre de rencontres, amusantes en roman, ne doivent bien sûr
pas être prises pour argent comptant, pas davantage que Dracula
débarquant en Angleterre qui, manquant singulièrement
d'ambition, aurait jeté son dévolu sur une petite bourgeoise
épouse d'un notable de la banlieue de Londres (B. Stoker),
alors qu'il eût suffi de s'en prendre directement à sa
Gracieuse Majesté comme l'expose si bien Kim Newman dans Anno
Dracula, une uchronie qui est aussi une savoureuse métaphore
d'un siècle d'Angleterre réactionnaire, de Queen Victoria
à Maggy Thatcher !
Suite
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|
NOTES :
(1) Trad. Halpérine
-Kaminski (rééd. Garnier-Flammarion, N° 362,
pp. 506-507). - Retour texte
(2) Brassens, "Honte
à qui peut chanter" (1985 © Editions Musicales 57).
- Retour texte
(3) Cyzek, Néron,
op. cit., p. 39. - Retour texte
(4) Time Life Video,
réf. 794 02 17. - Retour
texte
(5) Cet extrait est tiré
d'une des 28 chansons inédites que son collaborateur
et ami Jean Bertola enregistra à titre posthume en 1982
et 1985. - Retour texte
(6) Dracula devra attendre
1922 et le Nosferatu de Murnau (plagiat de Stoker), puis
- ou enfin -, pour une entrée dans le monde plus
officielle, le Dracula de Tod Browning (1931). - Retour
texte
(7) Né le 15 décembre
37, Néron monte sur le trône le 13 octobre
54, à l'âge de 17 ans. - Retour
texte
(8) Claude Aziza, Claude
Olivieri, Robert Sctrick, Dictionnaire des figures et des
personnages. Littérature, Opéra, Cinéma,
Bande dessinée, Garnier, 1981, p. 269. - Retour
texte
(9) Suét., Nér.,
33; cf. Tac., An., XIII, 16-17. - Retour
texte
(10) Georges Roux, Néron,
Arthème Fayard, rééd. C.A.L. 1963. - Retour
texte
(11) Suétone
(Suét., Nér., 47) en donne une autre version :
Locuste avait fourni à Néron un poison, qu'il
conservait dans une boîte en or, et qu'il emporta dans
sa fuite de Rome. Toutefois, pour mettre fin à ses jours,
l'empereur finalement choisit le poignard. - Retour
texte
(12) Cf. Essai de
reconstitution du Catalogue français de la Star-Film,
suivi d'une Analyse catalographique de Georges Méliès,
recensés en France, Service des Archives du Film
du Centre National de la Cinématographie, Bois d'Arcy,
1981, p. 121. - Retour texte
(13) Quo Vadis ?,
op. cit., pp. 99-101. - Retour
texte
(14) Selon Suétone.
- Retour texte
(15) Selon Tacite -
Retour texte
(16) Agrippine était
alors en exil, par la volonté de son propre frère
Caligula. - Retour texte
(17) Cyzek, Néron,
op. cit., pp. 41-42. - Retour
texte
(18) Néron, qui
se croit pourchassé par le fantôme de sa mère
ou les Furies (id. est Astéria, dans l'opéra
de Boïto) recourt à des mages pour en fléchir
les mânes (Suét., Nér., 34). - Retour
texte
(19) Astéria,
couronnée de serpents et que Néron prend pour
une des Furies qui persécutent les matricides est sans
doute la plus curieuse figure de cet opéra. Amoureuse
de Néron, elle lui est apparue lors de l'enterrement
de l'urne d'Agrippine, puis dans un jeu de miroirs dans le temple
de Simon le Magicien - mais l'empereur découvre vite
la supercherie. Instiguée par Simon, elle accepte de
bouter le feu à Rome dans l'espoir qu'à la faveur
du désordre les chrétiens pourront s'évader.
- Retour texte
(20) Gustave Kobbé,
Tout l'opéra, de Monteverdi à nos jours,
Robert Laffont, coll. Bouquins, 1982, pp. 414-415; Laffont-Bompiani,
Dict. des uvres, Robert Laffont, coll. Bouquins,
1982, IV, pp. 728-729; [Riccardo Mezzanote &
alii], L'opéra. 800 uvres de 1597
à nos jours (Intrdo. Rolf Liebermann), Ramsay, coll.
"Image", 1979, pp. 395-396. - Retour
texte
(21) Jean-Jacques Nattiez,
"Un vrai cinéma ! - Néron de Boïto",
Le Monde de la Musique, n° 74, janvier 1985,
pp. 70-71.
Nerone : trois disques et une plaquette de 125 p.,
Hungaroton, SLPD 12487-89 (Orchestre de l'Opéra d'Etat
de Hongrie sous la direction d'Eve Queller). - Retour
texte
(22) C'est la contiguïté
dans les Annales de la description de l'incendie de Rome
(Tac., An., XV, 34-43) et de la persécution des
chrétiens (Tac., An., XV, 44) sur laquelle embraye
l'historien romain qui a suggéré l'existence d'une
relation de cause à effet entre les deux événements.
Rien n'est moins sûr, en réalité.
Bibliographie de la question chez Cizek, Néron, op.
cit., p. 434. - Retour texte
(23) Saint Jérôme,
Chronic., p. 185 - cité par Cizek, Néron,
op. cit. - Retour texte
(24) C'est probablement
sur la base de cette date que le roman de Sienkiewicz établissait
une relation de cause à effet entre la persécution
des chrétiens et la chute de Néron. Dans les autres
cas de figure ci-dessus évoqués il y aurait en
effet un hiatus de 4, voire 6 ans entre le "crime"
des chrétiens et leur "châtiment". - Retour
texte
(25) Cizek, Néron,
op. cit. p. 358. - Retour texte
(26) Quelques
pages avant, Chilon Chilonidès exposait à Marcus
Vinicius que se sentant protégés par Poppée,
l'impératrice judaïsante, les Juifs de Rome ne se
privaient pas de persécuter les chrétiens. L'inimitié
entre les deux communautés est un fait historique. -
Retour texte
(27) Kirk Mitchell,
Anno Domini, Acropole, 1986, pp. 298-305 (novelisation).
- Retour texte
(28) Kirk Mitchell,
Anno Domini, op. cit., pp. 298-299. - Retour
texte
(29) Depuis l'affaire
de l'effigie de Caligula qui devait être placée
dans le Temple de Jérusalem, la révolte couvait,
qui éclata en 66 et ne s'achèvera qu'avec
la destruction de la Cité de David en 70. - Retour
texte
(30) Messadié,
L'Incendiaire, op. cit., p. 479. - Retour
texte
(31) Messadié,
L'Incendiaire, p. 393. - Retour
texte
(32) Monteilhet, Neropolis,
p. 310. - Retour texte
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