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Die Hermannsschlacht
(La bataille d'Arminius)

[Ch. DECKERT, H. KIESEL, Ch. KÖSTER,
St. MISCHER, C. VÖLKER - AL, 1993/95]

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Sur cette page :

I. L'aventure est dans la Forêt...
DIE HERMANNSSCHLACHT (1993-1995)

1. Arminius dans la littérature allemande, avant Kleist

1.1. Liberté religieuse
1.2. Le Siècle des Lumières et des Encyclopédistes
1.3. Mélodrames patriotiques
1.4. La quête des origines..
.

2. Heinrich von Kleist (1777-1811)

3. Christian Dietrich Grabbe (1801-1836)

Pages suivantes :

ENCYCLOPÉDIE

1. Les Romains en Germanie

2. Arminius (18 av. n.E. - 19 de n.E.)

3. Marbod, roi des Marcomans

4. P. Quintilius Varus (46 av. n.E. (?) - 9 de n.E.

5. Le massacre du Teutoburger Wald

6. L'emplacement de la bataille

7. Arminius à l'écran

II. Pour qui sonne le glas...
IL MASSACRO DELLA FORESTA NERA (1965)

FILMOGRAPHIE

8. Documentaires

9. Fictions

BIBLIOGRAPHIE

BANDE DESSINÉE

MUSICOGRAPHIE

INTERNET

SOURCES

En guise d'épitaphe...

Die Hermannsschlacht
(La bataille d'Arminius)
[Ch. DECKERT, H. KIESEL, Ch. KÖSTER,
St. MISCHER, C. VÖLKER - AL, 1993/95]

 
hermannsschlacht
 

I. L'Aventure est dans la Forêt...

DIE HERMANNSSCHLACHT (1993-1994)

Die Hermannsschlacht est un film inclassable. On pourrait parler d'art minimaliste, si dans le générique de fin - clin d'œil aux superproductions - la liste des acteurs récurrents et des figurants occasionnels ne durait pas dix minutes... Film expérimental, film d'art et essai ou farce d'étudiants ? Mais film poétique aussi, puisque centré sur la vision comparée de deux grands poètes allemands du XIXe s., Kleist (Penthésilée, 1808; La Marquise d'O, 1810) et Grabbe (Napoléon ou les Cent-Jours, 1831; Hannibal, 1835).

Complètement décalé, le film rappelle un peu Astérix, dont on sait le succès outre-Rhin. Il se veut aussi être un hommage aux «péplums» italiens des années soixante. Du reste l'un d'eux, Il Massacro della Foresta Nera / Hermann der Cherusker (Die Schlacht im Teutoburger Wald) (Ferdy Baldwyn [= Ferdinando Baldi], 1967), coproduit avec l'Allemagne, avait déjà traité du même sujet : la victoire du Germain Arminius sur les trois légions du propréteur romain P. Quintilius Varus, point nodal de l'Histoire comme l'a définit J.F.C. Fuller (1), mais qu'Heiner Müller considérait à tort comme «un incident sans conséquence aux frontières de l'Empire romain [que Kleist prit] comme mythe national» (2). Après ce désastre militaire, les Romains renonceront définitivement à reporter sur l'Elbe la frontière de leur empire, qui demeurera sur le Rhin. Il s'agissait surtout pour les concepteurs du film - Christian Deckert, Hartmut Kiesel, Christoph Köster, Stefan Mischer et Cornelius Völker - de confronter deux chefs-d'œuvre de la littérature allemande du XIXe s., celui d'Heinrich von Kleist (18 octobre 1777-21 novembre 1811) et celui de Christian Dietrich Grabbe (né et décédé à Detmold (3) précisément, 1801-1836).

 

hermannsschlacht

Un sens de la dérision...
(© Schlossfilm DVD Verleih - www.die-hermannsschlacht.de)

 

La bataille d'Hermann (1993/95) brosse en larges traits le conflit entre les conquérants romains et les tribus germaniques, et la confrontation finale entre Varus et Arminius (Hermann), le premier héros de l'Histoire allemande. Jouant sur les anachronismes, la mise en scène du film fut pour ses auteurs «une grande expérimentation», qui nécessita la création de costumes utilisant des fourrures et des grosses toiles tant bien que mal ficelées. Les soldats se battent avec des épées-jouets en plastique et des boucliers de contre-plaqué. Les légionnaires romains portent des armures en carton ondulé et sont coiffés de casques de papier d'aluminium; survient alors un car de touristes contemporains qui débarquent sur le champ de bataille. L'un d'eux interroge Varus pour savoir si c'est bien ici qu'a eu lieu la bataille. D'un air dégoûté, le général romain lui montre du doigt l'Hermannsdenkmal qui surplombe la forêt, référence indiscutable ! Tous détails bizarres qui donnent au film un caractère satirique. Ben Hur de Prisunic assurément, La bataille d'Hermann donne à voir des images jamais vues dans une production hollywoodienne. La caméra nous convie également à assister à une discussion imaginaire entre deux poètes classiques allemands, Heinrich von Kleist et Christian Dietrich Grabbe lesquels ont tous deux écrit pour le théâtre une Hermannschlacht, respectivement en 1809 et 1836.
Kleist en tira un grand drame héroïque et, surtout, patriotique, destiné à soulever l'Allemagne contre Napoléon où Arminius-Hermann apparaissait comme le Vercingétorix allemand (4).

 

hermannsschlacht

... qui n'excluait pas une certaine conviction !
(© Schlossfilm DVD Verleih - www.die-hermannsschlacht.de)

1. Arminius dans la littérature allemande, avant Kleist

1.1. Liberté religieuse

A vrai dire, Kleist n'a pas lui-même exhumé Arminius des pages de Tacite. Avant lui, plusieurs érudits poètes allemands lui avaient déjà consacré leur attention. Le premier semble avoir été l'humaniste Ulrich von Hutten (1488-1523), dans un dialogue en latin (Arminius, 1523 [5]). Ami d'Erasme, von Hutten avait soutenu Reuchlin dans la polémique qui l'opposait aux Dominicains. Dans Arminius, imitant la forme dialoguée des écrits théoriques et polémiques des humanistes italiens, Hutten exalte en son héros «le plus libre, le plus invincible, le plus allemand des hommes», pour soulever la conscience nationale germanique contre la suprématie de Rome. «Le vainqueur de Teuteberg est représenté comme le premier héros germanique qui ait vaincu l'armée impériale et secoué la tyrannie romaine, note le Laffont-Bompiani (6). Naturellement, l'auteur, paladin et héraut de la Réforme, utilise cette victoire pour des fins politico-religieuses, comptant qu'une réaction du sentiment national succéderait à la révolte de Luther contre l'Eglise romaine.»

1.2. Le Siècle des Lumières et des Encyclopédistes

Créateur, avec son rival Gryphus, de la tragédie de l'époque baroque, Daniel Kaspar von Lohenstein (1635-1683) écrivit un roman demeuré inachevé, intitulé Arminius und Thusnelda, ou plus exactement Le magnanime chevalier Arminius ou Hermann, ou Le courageux défenseur de la liberté allemande, et, à ses côtés, sa Sérénissime Thusnelda, dans une symbolique histoire d'amour et d'héroïsme, exposée en deux parties et ornée de belles gravures, pour la gloire de la patrie, de la noblesse allemande et de sa glorieuse descendance, publié en 1690, après sa mort. En trois mille pages grand format, l'auteur y «accumule, en vrac, tout ce qu'il est possible d'introduire d'aventures chevaleresques, d'héroïsmes classiques, de découvertes géographiques, de notions de médecine, de morale, de politique, d'histoire, de mythologie, d'allégories, résume le Laffont-Bompiani. La figure d'Arminius, héros de la fameuse bataille qui endigua l'avance des Romains, symbolise l'empereur Léopold. L'auteur a voulu faire non seulement un roman d'amour, mais une histoire générale de l'Allemagne, et aussi et surtout, selon le précepte d'Opitz, une œuvre utile, tout au moins pour le goût de son temps, qui éduquât politiquement la nation allemande et affirmât ses droits face aux prétentions de la France de Louis XIV. Lohenstein voulait créer une œuvre aussi vaste que possible. Dans ce dessein, il rassembla de longues expositions historiques (toutes les vicissitudes des Habsbourg et les dernières guerres de religion), des événements datant du temps des Romains, des faits concernant l'Arménie et la Thrace, reliant ensemble tous ces matériaux en une sorte d'encyclopédie qui, dans son intention, devait être l'histoire primordiale et générale du peuple germanique. Ce dont Lohenstein a véritablement horreur, c'est de la simplicité, et son roman correspondait si bien avec le mauvais goût de l'époque qu'il fut non seulement admiré par ses contemporains, mais pris comme modèle.»

1.3. Mélodrames patriotiques

Au siècle suivant, le sujet fut repris dans le drame Arminius [Hermann] du poète et essayiste shakespearien Johann Elias Schlegel (1718-1749), paru en 1743. «Le principal centre d'intérêt n'est pas constitué par la personne d'Arminius, mais par celle de Thusnelda, qui est aimée secrètement par Flavius (7), frère d'Arminius. A cause de son amour inavouable et de sa faiblesse, Flavius fait figure de traître, tandis que Thusnelda qui garde sa fidélité à Arminius, incarne la liberté de la patrie. C'est de ce drame que s'inspira Klopstock - plutôt que du médiocre petit poème Arminius [Hermann] (1751) de Christoph Martin Wieland (1733-1813) - quand il voulut composer sa célèbre trilogie.»

1.4. La quête des origines...

Ensuite, le dramaturge Friedrich Gottlieb Klopstock (1724-1803), le «poète de la religion et de la patrie», consacra au prince chérusque une trilogie significative, La bataille d'Arminius (1769), Arminius et les Princes (1784) et La mort d'Arminius (1787), appelés «bardits» par l'auteur. «Ils traduisent la naissance, dans l'âme de Klopstock, de ce sentiment patriotique qu'il ressentit à la lecture des Eddas et d'Ossian, en 1764 et 1765 - deux grands événements dans le monde littéraire nordique. La découverte de la poésie germanique autochtone et de la poésie ossianique, exalta le poète qui crut, comme beaucoup d'hommes de son temps, à l'existence des «bardes» à l'époque d'Arminius. Il voulut ainsi remonter à ces temps archaïques en créant une série de drames et de poésies (Hermann, 1767), dans une atmosphère purement germanique. La tentative était hardie, mais elle devait aboutir à un échec.

Le premier drame, La bataille d'Arminius [Hermannsschlacht], fut écrit en 1769. L'intrigue est renouvelée de celle de l'Arminius de Schlegel avec quelques légères différences : le lieu de l'action n'est plus la forêt de Teutberg, mais une gorge du Harz (8); Flavius, le frère d'Arminius, est le traître, tandis que Siegmond, fils de Ségeste, est le héros qui aide Arminius à vaincre les Romains; Thusnelda est déjà l'épouse d'Arminius. L'action humaine se déroule sur un fond de paganisme où, en même temps que Wotan, on trouve également les dieux grecs. Les chants des bardes qui accompagnent l'action sont suggestifs, mais sans spontanéité aucune. Le nouveau barde Klopstock ne pouvait effacer quinze siècles de latinité avec ce drame impossible à représenter, que Schiller a traité de «froid, insipide, grotesque, sans vie et sans vérité». Cependant, cette tentative, si on laisse de côté les parties lyriques qui constituent le meilleur de l'œuvre, eut le mérite de donner naissance à toute une série d'études sur l'antique littérature populaire germanique» (9). Poète épique chrétien (la Messiade, 1748-1777) dont l'exaltation lyrique et le mysticisme était en phase avec la ferveur piétiste de son temps, Klopstock «sut cependant rester cosmopolite et, comme tant d'écrivains et philosophes allemands, salua la Révolution française et devint citoyen d'honneur de la République (1792), mais condamna les excès de la Terreur», précise le Petit Robert.

«Le second drame, Arminius et les Princes [Hermann und die Fürsten], composé en 1784, est peut-être le moins important de la trilogie. Alors qu'Arminius voudrait attendre un moment plus propice pour attaquer les Romains, les princes teutons, jaloux de lui, le contraignent à livrer bataille immédiatement. Arminius est vaincu par les Romains et son propre fils, Theude, échappe à l'emprisonnement auquel ne peut se soustraire le chef de Druides, Brenn. L'action s'accompagne de nombreux chœurs de bardes, de spectres, d'ombres et de personnages symboliques.
Dans le troisième drame :
La mort d'Arminius [Hermanns Tod], composé en 1787, Arminius, trahi par les princes germaniques, jaloux de sa puissance, est vaincu. Lorsque Thusnelda revient de la prison romaine et apprend cette nouvelle, elle s'incline avec résignation devant le destin; son fils Theude est tué, et à l'annonce de la mort d'Arminius, Thusnelda meurt à son tour. Toute la tragédie est dominée par le fatalisme germanique et s'accompagne de la représentation d'un Walhalla influencé par le paganisme nordique» (10).

2. Heinrich von Kleist (1777-1811)

Au XIXe s., le réveil de la conscience nationale suscité par la Révolution française, le Romantisme et les guerres napoléoniennes inspirent des œuvres nouvelles. La première est La bataille d'Arminius (Die Hermannsschlacht) d'Heinrich von Kleist au patriotisme rebelle (1809). Sa trame suit approximativement celle de Klopstock, «toutefois l'auteur abandonne certains thèmes dramatiques (comme le conflit entre Arminius et Marbod), et alourdit son œuvre d'un certain nombre d'anachronismes : enfin de fréquentes naïvetés s'y font jour : c'est ainsi qu'Arminius et Thusnelda témoignent d'un romantisme exagérément sentimental (ils se donnent entre eux des diminutifs petits-bourgeois comme «Thusneldina» ou «mon petit cœur», etc.)» (11).

 

von kleist

Heinrich von Kleist (Source : Wikipedia)

 

Issu d'une famille de l'aristocratie militaire prussienne, H. von Kleist a déjà pas mal roulé sa bosse, notamment en France et en Suisse, lorsqu'il entreprend la rédaction de La bataille d'Arminius. C'est qu'à l'âge de quinze ans, il a participé au siège de Mayence et, en 1803, a même envisagé de s'enrôler dans la Grande Armée pour participer à l'invasion de l'Angleterre. Mais les Français refusent d'incorporer cet individu agité, admirateur enthousiaste de Rousseau et de Kant, mais que guette le déséquilibre mental. De retour chez lui, il réussit en 1805 à intégrer l'administration prussienne comme surnuméraire et écrit pour le théâtre (La cruche cassée, 1802; Amphitryon, 1807; La marquise d'O, 1810), ainsi qu'un roman (Michael Kohlaas, 1805). C'est alors que Napoléon écrase les Prussiens à Iéna (octobre 1806). En janvier 1807, il est arrêté par les autorités françaises qui le soupçonnent d'espionnage; il n'est libéré qu'en juillet, après la signature du traité de Tilsit.
L'année 1808 le voit attaquer la rédaction de La bataille d'Arminius qui lui prendra deux années. Deux années pendant lesquelles on commence à parler des premiers succès de la guérilla espagnole contre les troupes napoléoniennes, tandis qu'en Prusse le baron vom Stein, premier ministre, mène un double jeu. Un courrier saisi par les autorités françaises (août 1808) et rendu public (septembre 1808), révèle que vom Stein intriguait pour conclure avec l'Autriche une alliance secrète, tandis que lui-même signait avec l'occupant un traité de pure forme au nom de la Prusse. En sous-main, dans l'attente d'une occasion favorable pour prendre à revers les troupes françaises, il organiserait des groupes susceptibles de mener l'insurrection.
Or cette stratégie est exactement celle prônée par Arminius (12). «L'analogie historique est limpide, note J. Jourdeuil. Les Français napoléoniens sont représentés par les Romains de Varus, et les Allemands, dans leur diversité (Prussiens, Autrichiens, Bavarois, Rhénans) le sont par Marbod, Hermann et les princes. Mais l'analogie s'arrête là : impossible d'affirmer qu'Arminius-Hermann ce serait la Prusse et Marbod l'Autriche ou l'inverse. La pièce de Kleist échappe à la géopolitique des années 1806-1812, tout comme elle échappe à l'historique authentique de la bataille de Teutoburg en IX après J.-C. La poésie prend le relais, ou plus exactement, elle prend son envol à partir de ce double tremplin historique : les Romains et les Germains au temps d'Auguste, les Français et les Allemands au temps de Napoléon» (13). Si Kleist partage l'aspiration nationale de ses contemporains, il se démarque dans le même temps des naïvetés d'un nationalisme élémentaire; ses héros problématiques, Hermann ou Thusnelda - tout comme Hombourg ou Penthésilée - sont et ne sont pas héroïques; ils font bien plus penser à ceux de Dostoïevski.
Dans son édition de la pièce, le metteur en scène français Jean Jourdheuil atténue le caractère anti-napoléonien (n'oublions pas qu'après La bataille d'Arminius, Kleist enchaîna avec le violent pamphlet anti-français Le catéchisme des Allemands) : selon lui, Kleist «pense en poète (...) [et] s'inscrit en faux contre les naïvetés d'un nationalisme élémentaire» (14). Il compose des œuvres «qui font l'anatomie du nationalisme allemand, qui le radiographient à sa naissance. Il nous montre sa naissance sous de funestes auspices et sa figure grimaçante. Le happy end de La Bataille d'Arminius n'est pas gai» (15). L'Arminius kleistien s'oppose au limpide héros schillérien - type Guillaume Tell - qui combat pour le triomphe de la liberté. Au contraire de Schiller, Kleist n'est pas «enclin à embellir les héros et à les «moraliser». Arminius-Hermann est certes un libérateur de l'Allemagne, mais c'est un personnage extrêmement problématique, où éléments positifs et négatifs sont intimement mêlés. (...) chez Hermann coexistent des aspects lumineux et noirs, il est à la fois un héros et un menteur, un génie et un traître» (16). Le portrait que Kleist dresse d'Arminius est celui d'un terroriste implacable, d'un manipulateur sans scrupules, obsédé «à la fois par sa lutte tortueuse contre les Romains, dont il a lui-même tramé le plan, et par la question de la fidélité de sa femme» (17) dont il se sert pour tromper l'ambassadeur romain Ventidius Carbo.

Pour le chef germain, les «gentils» romains - car il y en a - sont pires encore que les «méchants», car ils détournent les patriotes du droit chemin. Quand aux «méchants» romains, il désespère qu'ils ne commettent davantage de crimes, afin de davantage soulever contre eux la population. Arminius pardonnait aux frères allemands, Wolf prince des Cattes, Thuiskomar prince des Sicambres, Dagobert prince des Marses, Selgar prince des Bructères, et même aux ex-alliés des Romains comme Fust prince des Cimbres et Gueltar prince des Nerviens, qui ont rallié son camp et en dépit du fait qu'autrefois fervents collaborateurs des Romains ceux-ci avaient, dans leurs exactions, souvent été pires que l'envahisseur latin. L'heure était au pardon. Etonnants cette lucidité et ce pessimisme, ce pragmatisme dans une pièce de théâtre écrite en 1808-1809, une époque où l'on aime idéaliser les héros. En revanche, il condamne à mort le chef des Ubiens, Aristan. Le seul qui n'ait pas trahi ses amis romains. Mais pourquoi Aristan se serait-il rallié à la cause d'une Germanie qui n'avait jamais existé et qu'Arminius venait d'inventer ex nihilo ? Comme roi des Ubiens et, donc, chef d'un Etat souverain, Aristan négocie avec qui il lui plaît. Dans son fantasme, Arminius est imperméable à cette logique. Dans l'ordre nouveau qu'a instauré le nouveau chef des Germains, son individualisme coûtera sa tête à Aristan...

Amateur d'images fortes et sanglantes, Kleist fera passer Thusnelda du statut de coquette flattée par un soupirant romain, l'ambassadeur Ventidius Carbo, à celui d'horrible mégère lorsqu'elle se découvrira trahie (18) : elle livrera le galant romain aux griffes d'une féroce ourse noire qui le mettra en pièces (acte V, sc. 18). Et lorsque le forgeron Teuthold, tuera sa fille unique, Hally, apprenant qu'elle a été violée par des légionnaires romains, Arminius lui commandera d'en dépecer le cadavre en quinze morceaux (19) qu'il fait porter aux quinze tribus germaniques qu'il entend rallier à sa cause (acte IV, sc. 6).

3. Christian Dietrich Grabbe (1801-1836)

Natif de Detmold où plus tard sera érigé l'Hermannsdenkmal, Christian Dietrich Grabbe est, avec Georg Büchner, l'auteur dramatique allemand le plus important de la période antérieure à la révolution de 1848. Fils d'un gardien de prison, il restera profondément marqué par le contexte carcéral où avait baigné son enfance. Die Hermannsschlacht fut sa dernière œuvre. Il mourut avant de pouvoir la publier, la laissant du reste inachevée. Divorcé d'avec Louise Clostermeier (1832), Grabbe vécut ses dernières années solitaire et ravagé par la syphilis. «A moins que ce ne soit l'alcoolisme qui raccourcit son existence, ce que l'on peut voir dans le film», précise le réalisateur Stefan Mischer. Dans une de ses comédies, Raillerie, satire, ironie et signification cachée, l'auteur caustique n'hésitait pas à se mettre lui-même en scène avec un rare sens de l'auto-dérision : «C'est le Grabbe maudit, comme on devrait l'appeler en réalité, le crabe nain, l'auteur de la pièce ! Il est bête comme un pied et fustige tous les écrivains alors qu'il n'est lui-même bon à rien. Il a les jambes arquées, les yeux qui louchent et un visage simiesque totalement inexpressif !»

Représentée en 1838, deux ans après sa mort, La Bataille d'Arminius «se ressent du nouveau climat intellectuel qui caractérise l'Allemagne de son temps : elle met en scène un Arminius qui fait la guerre contre les Romains avec des déguisements et des ruses, et une Thusnelda qui, dans ses attitudes héroïques, a l'air d'une rude campagnarde. On y représente la bataille dans la forêt de Teutberg; l'épilogue se passe à Rome, au lit de mort d'Auguste, lequel proclame la divinité de Jésus-Christ» (Laffont-Bompiani).

 

grabbe

Christian Dietrich Grabbe
(Source : Encarta)

Grabbe fait annoncer par Auguste la venue de temps nouveaux, la venue de Jésus-Christ. Le film de 1995 emprunte sa chute à Grabbe, auteur qui a la nette préférence de ce groupe de jeunes cinéastes, plutôt que Kleist. Virgile avait annoncé un Age d'Or romain autour de la figure charismatique de l'Empereur Auguste qui avait mis fin aux guerres civiles - on a même parlé de «messianisme augustéen». Le siècle d'Auguste, inaugurant la Pax Romana. Aussi le brutal Tibère suggérera vainement à l'empereur d'informer Ponce Pilate (20) de ce que, dans sa province, est né un Messie qu'il lui faut immédiatement faire mettre à mort. Mais Auguste ne supporte pas cette idée cruelle. L'Empereur romain est convaincu qu'un martyr est plus dangereux pour Rome qu'un Messie vivant.
Comme le drame de Grabbe, le film de 1995 s'achèvera donc sur la merveilleuse vision de la Vierge à l'Enfant : une ère nouvelle s'annonce pour le peuple allemand libéré et élu de Dieu...

«Divers exégètes (21) ont montré que Grabbe souhaitait souligner l'importance mondiale des ces deux événements historiques. Mais aussi que, bien loin de glorifier le vainqueur des Romains, Grabbe concluait que Jésus était plus important pour notre histoire qu'Arminus, explique Stefan Mischer, un des réalisateurs, également interprète du rôle-titre. Comme Hegel, Grabbe s'intéresse plutôt au rôle du héros et à son importance pour l'histoire mondiale.» Les héros, écrit Hegel, «n'ont pas puisé leurs fins et leur vocation dans le cours des choses consacré par le système paisible et ordonné du régime. Leur justification n'est pas dans l'ordre existant, mais ils la tirent d'une autre source. C'est l'Esprit caché, encore souterrain, qui n'est pas encore parvenu à une existence actuelle, mais qui frappe contre le monde actuel parce qu'il le tient par une écorce qui ne convient pas au noyau qu'elle porte» (22).

 

stefan mischer

Le coréalisateur de Die Hermannsschlacht, Stefan Mischer, également interprète d'un Arminius déjanté !
(© Schlossfilm DVD Verleih)

 

L'Hermannsschlacht de Grabbe est un hymne plein de visions merveilleuses sur la patrie du poète. «Le thème patriotique cède le pas à une poésie philosophique ambitieuse et grandiose, qui prétend interpréter les événements de l'histoire, précisera encore le Laffont-Bompiani. Mais le résultat est confus et chaotique.» Pour le coréalisateur du film de 1995, Stefan Mischer (23), «Grabbe est moins nationaliste [que Kleist]. Il s'intéresse plutôt à la psychologie d'Arminius. Le rôle de Marbod, qui a soutenu Arminius durant la bataille, et l'alliance des peuples germaniques ne l'intéressent guère. Sa pièce de théâtre est plus subtile et pleine d'ironie.» Selon Werner Broer (24), Grabbe n'idéalisait pas les tribus germaniques. Il s'intéressait plutôt aux défis auxquels devait répondre Arminius, qui éprouvait des problèmes avec la mobilisation des guerriers. Après la bataille dans la Forêt de Teutberg, les combattants ne voulurent point suivre Arminius jusqu'aux bords du Rhin pour en finir une fois pour toutes avec les Romains. Dans sa version dramatique, après le suicide de Varus, le héros proposait d'attaquer les fortifications qui se dressaient là-bas, et qui demeuraient une menace pour la Germanie. Toutefois ses guerriers ne souhaitaient que fêter leur victoire chez Thusnelda, qui invitait tout le monde à de grandes festivités.
Une grande qualité de Grabbe réside dans son empathie pour la sensibilité populaire.

«Ce qui fascine également les cinéastes, dit encore Stefan Mischer, c'est que des décennies avant Cabiria et le premier Ben Hur, Grabbe expérimente la mobilisation d'un grand nombre de figurants dans son spectacle. Et il change de scènes très souvent, comme dans un découpage de film. Sa scénographie est extravagante. C'est sans doute la raison pour laquelle son drame n'est guère représenté au théâtre.»
Malgré ses échecs à la scène, Grabbe et sa conception du théâtre ont sans conteste influencé les écoles naturaliste et expressionniste (25).

 

carte tribus germaniques

Les principales tribus germaniques au Ier s. de n.E.

 
Suite…

NOTES :

(1) J.F.C. FULLER, Les batailles décisives du monde occidental (1958) (présent. Gérard Chaliand), Berger-Levrault, coll. «Stratégies», 1980, 3 vols, t. I, pp. 119-131. - Retour texte

(2) H. MÜLLER, discours prononcé lors de la réception du prix Kleist en novembre 1990, in H. von KLEIST, La bataille d'Arminius, Paris, Editions Théatrales Nanterre Amandiers, 1995, p. 135. - Retour texte

(3) Au XIXe s., Detmold était considérée comme le lieu de la défaite du propréteur Varus. De 1838 à 1875 on y érigea un monument commémoratif grandiose, l'Hermannssdenkmal. - Retour texte

(4) Avec un demi-siècle d'avance sur Napoléon III. Pour une comparaison entre l'attitude respective des statue commémoratives de Vercingétorix et d'Arminius, voyez le site France-Allemagne : mémoires partagées. - Retour texte

(5) Trad. fr. Liseux, 1877. - Retour texte

(6) LAFFONT-BOMPIANI, Dictionnaires des œuvres, Robert Laffont, 1954, rééd. 1981. - Retour texte

(7) Ce Flavius, ou plutôt Flavus «le Blond», qui restera fidèle aux Romains, est mentionné par Tacite. - Retour texte

(8) Le Harz est un massif montagneux entre l'Elbe et la Weser. - Retour texte

(9) LAFFONT-BOMPIANI, op. cit. - Retour texte

(10) LAFFONT-BOMPIANI, op. cit. Trad. fr. Imprimerie Soulier, 1843. - Retour texte

(11) LAFFONT-BOMPIANI, op. cit. Trad. fr. Aubier, 1931. Nouvelle trad. fr. Jean-Louis Besson & Jean Jourdheuil, Paris, Editions théâtrales Nanterre-Amandiers, 1995. - Retour texte

(12) Cf. Richard SAMUEL, «Kleists Hermannsschlacht und der Freiherr vom Stein», in Jahrbuch der Schillergesellschaft V, 1961, p. 64-101 - cité par Jean-Louis BESSON in H. von KLEIST, La bataille d'Arminius, Paris, Editions Théatrales Nanterre Amandiers, 1995, p. 139. - Retour texte

(13) J. JOURHEUIL, «Un objet dramatique non stabilisé», in H. von KLEIST, La bataille d'Arminius, Op. cit., p. 128. - Retour texte

(14) J. JOURHEUIL, in H. von KLEIST, La bataille d'Arminius, Ibidem. - Retour texte

(15) J. JOURHEUIL, in H. von KLEIST, La bataille d'Arminius, Ibidem. - Retour texte

(16) J. JOURHEUIL, in H. von KLEIST, La bataille d'Arminius, Op. cit., pp. 126-127. - Retour texte

(17) J. JOURHEUIL, in H. von KLEIST, La bataille d'Arminius, Op. cit., p. 127. - Retour texte

(18) Ventidius avait réclamé de Thusnelda une boucle de ses cheveux comme gage d'amour (intrigue qu'Arminius, sans scrupules, favorisait pour mieux duper les Romains); en réalité c'était un échantillon de la perruque qu'il comptait offrir à l'impératrice Livia, une fois les Germains soumis... - Retour texte

(19) Allusion à Juges, 19 : 29 sqq. : le lévite dont les Benjamites de Gabaa violèrent la concubine, tua celle-ci et découpa son corps en douze parts qu'il envoya aux douze tribus d'Israël afin qu'elles punissent la ville infâme. Von Kleist, bien entendu, voit la race allemande comme un «Peuple Elu». - Retour texte

(20) Et, dans la pièce de Grabbe, aussi Hérode.
Dans ses Mémoires de Ponce Pilate, Anne Bernet fait de ce dernier - alors tout débutant dans la carrière des honneurs - un survivant de la bataille de Teutberg, première étape d'un parcours spirituel qui le verrait se convertir et mourir en martyr.
Il nous plaît d'imaginer que cette idée lui était peut-être venue de Grabbe. Le délire qui consiste, pour le pieux poète allemand, à imaginer qu'Auguste et Tibère avaient eu connaissance de la naissance du Christ dès 9 de n.E. (le pauvre enfant ne devait guère alors débattre de théologie qu'avec les rabbins de sa petite synagogue de Nazareth), ou que Ponce Pilate y était déjà en fonction comme procurateur relève, bien entendu, de la license poétique. - Retour texte

(21) Cf. D. BRÜGGEMANN, «Fortwährende Schlacht mit abwechselndem Glück. Grabbes letztes Drama «Hermannsschlacht» u. die Realität des Realitätslosen», Grabbe-Jahrbuch., 3, 1984, S9-40; J.A. BOOKER, The mayor Hermannsschlacht Dramas, Diss. Lincoln, Univ. of Nebraska 1975 - cités par St. MISCHER. - Retour texte

(22) G.W.F. HEGEL, Introduction à la Philosophie de l'Histoire. - Retour texte

(23) Cf. H.W. NIESCHMIDT, Grabbes letztes Geschichtsdrama, 1977. - cité par St. MISCHER. - Retour texte

(24) Werner Broer, philologue et senior-président de la Société Grabbe à Detmold. Cf. interview de W. Broer dans un supplément du DVD Hermannsschlacht. - Retour texte

(25) Cf. ENCARTA. - Retour texte