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JANVIER - FEVRIER 2006
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30 janvier 2006
PEPLUMS ROUMAINS : POMPÉE, DOMITIEN, TRAJAN, DÉCÉBALE ET BUREBISTA
Michel Puttilli a écrit :
 
Même si je ne me suis pas manifesté depuis la rentrée scolaire, je reviens régulièrement sur le site pour d'éventuelles nouveautés. Une question : aurais-tu connaissance d'un film que j'ai vu une seule fois il y a très longtemps et qui racontait un épisode de la conquête de la Dacie. Je suis incapable de dire si le film se déroulait à l'époque de Trajan (j'imagine que oui); en revanche il me semble qu'on voyait un début de scène de bataille où les légionnaires romains frappaient longuement leur bouclier avec leur glaive en poussant une énorme clameur. Et je suis presque sûr que Marie-Josée Nat était de la distribution.
 
 
RÉPONSE :
 

Les Guerriers
Le film en question s'appelle en France et en Belgique Les Guerriers (Dacii, 1966); c'est une coproduction franco-roumaine tournée dans les Studios de Bucarest, avec Georges Marchal, Pierre Brice et Marie-José Nat.

les guerriers

Dans Les Guerriers (Sergiu Nicolaescu, 1966), ignorant ses propres origines daces, le jeune Severus (Pierre Brice) pousse l'empereur Domitien à la guerre. Sur la terre de ses aïeux, l'officier romain trouvera l'amour sous les traits de la princesse barbare Meda (Marie-José Nat), fille du roi Décébale

Réalisé par Sergiu Nicolaescu, bien connu des amateurs de films épiques, notamment la télésuite Guillaume le Conquérant, ce film se passe sous Domitien - emp. 81 à 96 de n.E. - et retrace la résistance du roi dace Décébale (Amza Pellea). Décébale est en Roumanie un peu comme Vercingétorix en France, Boudicca en Angleterre, Ambiorix en Belgique ou Arminius en Allemagne. Un compositeur roumain lui a même consacré un opéra homonyme (Gheorghe DUMITRESCU, double album vinyle 33t LP réf. STM-ECE 0978, 0979, Electrecord, Roumanie) et aussi une dramatique (Liliana ZENNE et Mihai EMINESCU, disque vinyle EXE 01473, Electrecord, Roumanie).

On sait en fait très peu de choses sur cette conquête de la Dacie (1). La plupart des détails ethnologiques «meublant» le film Dacii sont, en fait, puisés dans Hérodote, auteur antérieur de près de six siècles à Domitien et à Trajan. Ainsi : la description des sacrifices humains à Zalmoxis (HDT., IV, 94); le message non-écrit envoyé par Décébale au général romain (un rat, une grenouille, un oiseau et cinq flèches - qui, chez l'historien grec, est envoyé par un roi scythe au conquérant perse, Darius) (HDT., V, 130-133), etc. La situation du jeune prince dace qui s'offre volontairement en sacrifice pour aller plaider la survie de son peuple auprès du dieu Zalmoxis semble un emprunt au personnage de Ménœcée dans Les Phéniciennes d'Euripide.

dacii

Ame damnée du perfide empereur Domitien (György Kowacs), le général Fuscus (Georges Marchal) est prêt à toutes les vilenies pour assujettir la Dacie et ses mines d'or

Le Tyran (La colonne trajane)
Il existe une «suite», produite en collaboration avec CCC Filmkunst (Berlin), réalisée deux ans plus tard par Mircea Dragan et qui se passe à l'époque de la conquête par Trajan (selon les pressbook roumain, l'action est censée se dérouler entre 106 et 114), Le Tyran (Columna [titre original]; Der Tyrann [AL], La Colonna di Traiano [IT). Avec Richard Johnson et Antonella Lualdi. Le tyran en question est le gouverneur romain Tiberius mis en place par Trajan (Amedeo Nazzari), et perçu comme tel par les Daces vaincus. Sa première mission est de mettre hors d'état de nuire le roi Décébale (Amza Pellea) qui a pris le maquis avec quelques fidèles. Mais quand arriveront de nouveaux envahisseurs barbares (goths ?, ou peut-être déjà les slaves, en filigrane ? - le temps est fortement contracté dans cette fable patriotique), Daces et Romains se serreront les coudes pour résister à l'ennemi commun et accoucher de la nouvelle identité nationale : la Roumanie. Ca finit par beaucoup de morts...
La version distribuée en France par Univers-Galaxie Film assez discrètement dans quelques villes de province était singulièrement raccourcie (92' au lieu des 148' du métrage original). Les amateurs de musique de film n'ont pas manqué de remarquer que la BO lorgnait vers Elmer Bernstein (On the Waterfront) et Alex North (thème de la barque, dans Cléopâtre).

le tyran

Dans Le Tyran / La Colonna di Traiano (Mircea Dragan, 1968), nous assistons à la naissance de la civilisation roumaine, îlot latin dans l'océan slave, par la fusion des premiers habitants, les Daces, avec le conquérant romain

Burebista
Enfin, un troisième péplum roumain, dans les années '80, se nomme Burebista. The Iron and the Gold (Gheorge Vitanidis, 1980). Jamais vu, celui-là. Il raconte l'«histoire» de Burebista, le roi Dace contemporain de Pompée et de Spartacus. Dans la Dacie du Ier s. av. n.E., donc, d'anciens compagnons du «Christ marxiste» Spartacus - vaincu en -71 par Crassus et Pompée - ont trouvé refuge auprès de Burebista et son peuple, à qui ils ont enseigné la haine de l'esclavage. Par cette réalisation, la République socialiste de Roumanie entendait commémorer le 2050e anniversaire de sa fondation.
Ce film était le deuxième d'une série de films socialistes édifiants destinée à redorer le blason du régime de Ceaucescu. Deux ans plus tôt, en effet, l'Etat roumain avait tenu à tordre le cou à Dracula, le sulfureux héros de l'Universal et de la Hammer dont les apparitions dans les films gothiques décadents occidentaux avaient de quoi exaspérer ses concitoyens, aux yeux desquels il était toujours apparu comme un héros national.
(Vlad l'Empaleur, ou La vraie vie de Dracula (1978) était mis en scène par Doru N_stase (1933), assistant de Nicolaescu pour Les guerriers (1966) et La dernière croisade (Michel le Brave) (1970), et qui, en 1968, avait coréalisé pour la partie roumaine des coproductions comme Kampf um Rom et les trois adaptations de Fenimore Cooper (The prairie, The Last of the Mohicans et Lake Ontario).)

burebista

L'acteur roumain Amza Pellea incarne le premier roi dace connu par une inscription : Byrebista, allié de Pompée en -48 (Burebista. The Iron and the Gold, Gheorge Vitanidis, 1980)

En fait d'histoire, Byrebista n'est qu'un nom sur une stèle, unique inscription nous révélant que le roi dace Byrebista, après la victoire de Pompée sur César à Dyrrachium (-48), délégua au triumvir vainqueur un ambassadeur (anonyme dans l'inscription, mais le film de Vitanidis le nomme Acornion), chargé de négocier la reconnaissance de l'Etat dace, en échange de sa collaboration matérielle à l'effort militaire du parti aristocratique romain. Faisant marche sur la Thessalie afin d'opérer sa jonction avec les troupes de Scipion, Pompée rencontra à Héracleia (auj. Monastir), «un habitant de Dionysopolis (2), que le roi des Daces Byrebista (avait envoyé) pour le saluer et lui manifester toute sa bienveillance pour la cause que l'imperator défendait» (3).
Cette diplomatie, conséquence prudente (et inquiète) du succès des armes du Romain, nous est connue par cette seule inscription, dont voici la traduction :

«Envoyé comme ambassadeur par le roi Byrebista auprès de Cneius Pompée, fils de Cneius, imperator romain, et ayant rejoint celui-ci dans la région d'Heracleia sur le Lycus, en Macédoine, non seulement celui-ci s'acquitta des négociations entreprises pour le roi, en attirant à celui-ci la bienveillance des Romains, mais il mena à bonne fin les négociations les plus avantageuses pour sa patrie; en résumé, se dévouant corps et âme en toutes circonstance et occasion, ne reculant devant aucune dépense de sa fortune personnelle et prenant à sa charge un certain nombre des frais de la cité, il manifesta le plus grand zèle pour le salut de sa patrie» (4).

Byrebista est ainsi, sans aucun doute, le plus ancien roi dace attesté par l'histoire. Mais hors ce qui vient d'être dit, les événements qui marquèrent son règne nous sont donc inconnus. Le champ est donc libre pour construire une fable sur l'Age d'Or pré-romain, contrepoids de la Dacia Felix romaine.

Le Dernier des Romains / Pour la conquête de Rome
Un quatrième péplum germano-roumain a déjà été largement traité sur ce site, mais ne concerne pas la Dacie (CLICK).

Le gladiateur magnifique
Hors ces trois films, les Italiens n'ont guère parlé de la Dacie que dans Le gladiateur magnifique (1965), qui se passe sous «Galeno», Gallien : un gladiateur dace nommé Hercule (Mark Forest), aide les Romains à repousser l'invasion de la Dacie par les Huns (!). C'est n'importe quoi, puisque sous le règne de Gallien (253-268), c'étaient les Goths qui menaçaient les frontières de l'Empire. Les Huns n'ont fait leur entrée dans l'Histoire romaine qu'au siècle suivant, talonnant les Goths. Sans doute les scénaristes d'Al Bradley, alias Alfonso Brescia, ont-ils pensés que les uns étaient plus photogéniques que les autres ! Gallien est interprété par un acteur rondouillard et sympathique que je n'ai pu identifier. Mais Mark Forest devra compter avec la perfidie d'un cruel préfet du prétoire nommé «Zuddo» dans les sources italiennes, et «Juddo» en français... Le roi des Daces n'est pas mieux partagé, puisqu'il répond au patronyme... assyrien... de Nabonido !


NOTES :

(1) «Les sources littéraires et épigraphiques relatives aux guerres entre Daces et Romains de 101-102 et 105-106 apr. J.-C., ont un caractère épisodique, fragmentaire et incohérent, ne permettant pas de reconstituer sous forme d'une narration continue et détaillée l'ensemble des événements.
«En échange, deux monuments - la
Colonne Trajane de Rome et le Monument triomphal «Tropæum Traiani» d'Adamclisi nous présentent, dans leur langage spécifique, le cours des événements, avec bien des détails. Mais cette narration est faite en images et non en mots; donc, pour devenir accessible, elle doit être traduite, soumise à une exégèse, car les événements ne peuvent être connus d'autres sources.
«Ce laborieux travail d'analyse et d'interprétation remonte à la Renaissance; mais il a acquis un aspect méthodique avec la publication systématique des reliefs de la Colonne, au début de ce siècle»
, Radu FLORESCU, Decebal et Trajan, op. cit., n. 17, p. 14. - Retour texte

(2) Ville de la Mésie inférieure, sur le Pont-Euxin (aujourd'hui Baltschik). - Retour texte

(3) J. VAN OOTEGHEM, Pompée le Grand, bâtisseur d'empire, Académie Royale de Belgique, XLIX, 1954, p. 617.- Retour texte

(4) G. DITTENBERGER, Sylloge Inscriptionum Græcarum, I, 2e éd., Leipzig, Hirzel, 1898, p. 549, lignes 32-43, - cité par VAN OOTEGHEM, ibidem, qui renvoie également à M. GELZER, Pompeius, Munich, Bruckmann, 1949, p. 249. - Retour texte

 
 
 
30 janvier 2006
«BLEU» DES BRETONS...
Hervé a écrit :
 

Je découvre avec admiration ton stupéfiant dossier sur Arminius... l'histoire antique n'a décidément pas de secrets pour toi ! Et je constate que tu as aussi potassé Kleist et Grabbe.

Cela dit, j'ai une question qui me tarabiscote : comment dénominer la population celte de Grande-Bretagne à l'époque de l'occupation romaine (les Pictes ou Calédoniens mis à part). Le terme le plus fréquent que je trouve dans les ouvrages historiques est Britons, parfois Brittons (un ou deux «t» ?). Les «Brettones» dont parle Bêde occupaient le territoire au sud de l'Ecosse et jusqu'au pays de Galles. Boadicée, la fameuse reine des Icenis, était «brittonne». Quel est l'avis du spécialiste à ce propos ?

 
 
RÉPONSE :
 

Bof, l'Histoire antique n'a pas de secrets pour moi ? Mais si ! Mais si ! C'est ça, justement, qui est stimulant... Mais c'est vrai qu'on s'y sent de plus en plus à l'aise au fil de nos découvertes, de nos lectures, de nos recherches. J'ai lu Kleist en traduction, mais pas Grabbe. Stefan Mischer - coréalisateur du film de 1993-1995 - m'a été d'une très grande utilité pour parler de son film. C'est un homme charmant, et très coopératif. Quant à Varus... ça fait quinze ans, sinon davantage, que je répète à qui veut l'entendre que si j'avais quelque talent de réalisateur, et si l'on m'offrait de pouvoir tourner n'importe quel sujet de mon choix... ce serait la bataille de la Forêt de Teutberg. Mais rassure-toi, je n'ai rien d'un réalisateur de film. A chacun son métier. Tous, vous l'avez échappé belle ! Cela dit, j'en apprends tous les jours sur Varus et Arminius; ils n'ont pas fini de me réserver des surprises...

Pour les insulaires de la (Grande-)Bretagne... j'écrirais «Bretons», tout simplement. Britons, Brittons etc. sont des orthographes anglo-saxonnes. Le premier nom donné par les Grecs - Pythéas de Marseille, IIIe s. av. n.E. - à la Bretagne insulaire fut «île d'Albion» à cause des falaises blanches (PLINE, H.N., IV, 102; de albus, blanc, du moins chez ses commentateurs latins comme AVIENUS, Ora Maritima, 112, qui parle de ses habitants, les Albiones). L'île était surtout peuplée de populations ibères hostiles, et de quelques groupes celtiques venus du continent qui les repoussèrent vers le nord de l'île. Ces Celtes, dans leur langue, nommaient les sauvages qui se peignent le corps «les Brithénès» - du celtique brith («bariolé») - d'où le nom de Britanni, «[l'île des] Hommes peints», dont les Romains - traduisant dans leur langue - feront «les Pictes» (latin picti, «peints»). Les Pictones du Poitou, mentionnés par César, leur étaient probablement apparentés, reliquat picte resté sur le continent.

Voilà pour l'origine du nom de «Breton» ou «Brit(t)on»; le mot est celte, et à l'origine désigne les Pictes, avant d'englober l'ensemble des habitants de l'île, y compris ces Celtes qui auraient (?) eux aussi fini par s'enduire le corps de guède, teinture bleue d'origine végétale - mais là je ne suis pas trop sûr. Il y a, je le crains, amalgame. Ca serait intéressant de vérifier chez les historiens romains si, copiant leurs ennemis, les Celtes de Bretagne se peignaient le corps en bleu - ou si c'était uniquement une coutume des Pictes [Ibères]. Je crois que les épisodes bretons de Væ Victis, la superbe BD de J. Mitton, ont versé dans le cliché quand ils montrent l'héroïne bretonne le corps peint en bleu. La faute à BraveHeart ?

Jules César, dans La Guerre des Gaules, désigne l'île comme étant la Britannia, la Bretagne (II, 4, 14; III, 8, 9; IV, 20, 21, 22, 23, 27, 28, 30, 37, 38; V, 2, 6, 8, 12, 13, 22; VI, 13; VII, 76), et ses habitants les Britanni (IV, 21; V, II, 14, 21), parmi lesquels il distingue, bien sûr, diverses tribus qu'il énumère au chapitre 21 du livre V : les Ancalites, d'origine belge (Nord du Berkshire et la partie occidentale du Middlesex ?), les Bibroques (forêt d'Anderida, comtés actuels de Surrey et de Sussex, ainsi que l'Ouest du comté de Kent et un peu du Hampshire et du Berkshire), les Casses (voisins des Trinovantes; localisation indéterminée - V, 21), les Cénimagnes (voisins des Trinovantes; comtés de Norfolk et de Cambridge) et les Trinovantes (ou Trinobantes) (comtés de Suffolk et d'Essex).
Un siècle plus tard, les historiens de la conquête sous Claude énuméreront les Dumnonii de la Cornouaille, les Demetæ du Pays de Galles et les Gangani, les Ordovices, les Silures et les Deceangli; les Carvetii, les Setantii, les Cornovii (de Deva), les Dobunni (de Glevum), les Durotriges sur la rive méridionale de la Seven; les Belgæ et Atrebates; les Regenses, les Cantiaci du Kent (Rutupiæ, Dubris [Douvres]); les Trinovantes (Camulodunum); les Catuvellauni (Verulamium, Londinium, Durobrivæ); les Iceni de l'East Anglia (Venta); les Coritani, les Parisi, les Gabrantovices et, enfin, les Brigantes (Eburacum [York]) - pour se limiter à l'énumération des tribus en deça du mur d'Hadrien. Tels étaient les anciens Bretons. Au-delà du mur vivaient les Pictes et les Calédoniens.

Bref. Le mot «Breton» me paraît tout-à-fait adéquat pour désigner les insulaires. En fait, ce sont ces Bretons insulaires - principalement de la Cornouaille - qui, aux Ve-VIIe s., chassés de leur île par les Saxons et les Angles, s'établirent sur le continent dépeuplé et donnèrent le nom de «Bretagne» à l'Armorique.

 
 
 
2 février 2006
IL Y A LA LÉGENDE, ET IL Y A LES FAITS HISTORIQUES
(À PROPOS DU CLADES VARIANA ET DU «DERNIER DES MOHICANS»)
Alexis a écrit :
 
Dans votre relation du massacre des trois légions de Varus (Die Hermannsschlacht), vous donnez des précisions qui ne figurent dans aucun des quatre textes fondateurs que, par ailleurs, vous faites figurer en Appendice de votre étude. Par exemple, le fait que les Chérusques vainqueurs trient les prisonniers par origine ethnique, et réservent à chaque groupe un sort différent (l'esclavage pour les Romains, la mort pour les Germains, l'indulgence pour les Celtes); de même vous montrez les prisonniers romains obligés de passer sous le joug et de fouler au pied leurs aigles...
 
 
RÉPONSE :
 

Dans mon étude sur Alexandre, j'avais aimé mettre le film d'Oliver Stone en perspective avec celui d'Oliver Hirschbiegel, Der Untergang, sorti à peu près la même semaine. Les guerres de l'Antiquité étaient inexpiables. De nos jours, on peut négocier un échec par sa reddition, et espérer recouvrer sa liberté une fois la guerre finie. C'était impensable autrefois (et même jusqu'il n'y a pas si longtemps encore). Un peuple qui s'engageait dans la guerre jouait son va-tout. C'était la victoire ou la mort. La mort physique sur le champ de bataille; la mort sociale comme prisonnier de guerre vendu comme esclave; la mort de la nation par extermination. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, les Japonais - conformément à leur code d'honneur, le bushido - considéraient que les prisonniers européens qui s'étaient rendus, qui sans vergogne aucune avaient survécu à leur défaite, ne méritaient aucune espèce de considération, n'avaient à jouir d'aucun droit humain. Et à la fin de la guerre, Staline tint à récupérer les anciens prisonniers russes qui, évadés, avaient rejoint la Résistance française et continué le combat. Un soldat soviétique ne se rend pas; malgré leur bravoure dans la Résistance, ces anciens prisonniers retour dans leur patrie furent durement traités (exécutés ou déportés en Sibérie). C'est pour nous choquant. Mais seulement pour nous, ainsi interpellés que nous sommes, dans notre petit confort bien douillet ! Lorsque les Carthaginois envoyèrent comme ambassadeur à Rome, le consul Attilius Regulus qui s'était rendu avec sa légion, celui-ci déconseilla aux Sénateurs d'accepter les désavantageuses conditions proposées par Carthage. Accepter pour gagner quoi ? Récupérer un consul qui avait été vaincu, des légionnaires qui se s'étaient rendus à l'ennemi... ? Ca n'en valait pas la peine. L'épisode de Regulus s'est-il réellement déroulé de la manière dont Tite Live l'a raconté ? En tout cas, il correspond à l'idée que les Romains se faisaient d'eux-mêmes et de leur virtus : un Romain ne se rend pas. Point.

Imaginez...
J'ai introduit la description de la défaite de Varus - en m'appesantissant sur le sort de ces hommes tombés vivants entre les mains des Chérusques - par le mot : «Imaginez...» Et j'ai imaginé, emmêlant les informations prodiguées par Florus, Velleius Paterculus, Dion Cassius et Tacite, avec les probabilités de toutes les guerres, les constantes de toutes les batailles perdues. A Diên Biên Phu, les Viêt-minhs séparèrent les Français des Africains. A ces derniers il fut expliqué que la victoire communiste était aussi la victoire de tous les peuples colonisés opprimés. Lors de la reconstitution de la chute du camp retranché, quelque jours après l'événement, tirailleurs algériens et tabors marocains furent invités à endosser des uniformes de parachutistes pour être filmés par la propagande, les actualités du cinéaste soviétique Karmen. Comme peuples-frères «trompés par les colonialistes», les Africains furent relativement mieux traités par les vainqueurs. Il n'en alla pas de même pour les «fantoches», les paras vietnamiens du «Bawouan» dont le destin reste mystérieux - furent-ils exécutés séance tenante par leurs compatriotes, ou rééduqués dans des camps de travail ? Je n'ai pas réussi à le savoir. Toujours est-il qu'ils ne furent pas rendus avec les autres prisonniers français. La guerre civile est la plus cruelle des guerre, c'est bien connu. Mais Jules César n'aurait pas agi très différemment. Ainsi, après la chute d'Alésia, le proconsul «mit à part les prisonniers éduens et arvernes, pensant essayer de se servir d'eux pour regagner ces peuples, et il distribua les autres à l'armée entière, à titre de butin, à raison d'un par tête» (G.G., VII, 89). Par calcul politique, César rendit aux puissants peuples éduens et arvernes environ vingt mille des leurs - mais il vendit comme esclaves les autres prisonniers, ou il les livra en butin à ses légionnaires. A Uxellodunum, excédé par cet ultime sursaut de résistance gauloise, il fut moins magnanime, faisant trancher la main (ou seulement le pouce ?) à des milliers de prisonniers.

En 107 av. n.E., l'Helvète Divico avait de même fait passer sous le joug les légionnaires du consul C. Cassius Longinus, vaincus. Or Tacite signale expressément, à propos d'Arminius, les «insultes [par lesquelles] son orgueil outragea les enseignes et les aigles» (TAC., Hist., I, 61).
Mais j'ai résisté à la tentation de montrer le plus haut gradé des Romains prisonniers, le préfet du camp Céionus, brûlé vif dans une cage d'osier. Vérification faite dans ma documentation, ce type de supplice est certes bien signalé chez les Celtes, mais pas chez les Germains. Dans le doute, on s'abstient. Je me suis donc abstenu. J'ai également résisté à l'envie d'en «remettre une couche» en m'inspirant les mutilations que les Sioux infligeaient aux cadavres des Tuniques bleues (la colonne Fetterman (1866), les hommes de Custer à Little Big Horn (1876)) : éviscération, membres tailladés, doigts coupés, yeux crevés etc., sans oublier l'inévitable scalpage, toutes joyeusetés qui n'avaient rien à envier à ce que la populace romaine avait fait subir vivants à M. Marius Gratidianus, un neveu du grand C. Marius, et à quelques autres après la victoire des syllaniens à la Porte Colline : membres rompus, extrémités tranchées, nez, langue, oreilles, yeux arrachés... Après avoir été décapités, leurs corps furent traînés avec un croc jusqu'au Tibre, où ils furent jetés. Les têtes furent exposées au Forum, jusqu'à ce que la décomposition les rende méconnaissables. Ce genre d'atrocité fut assez courant, pendant la guerre civile.
Je n'ai pas voulu montrer les Germains plus cruels qu'ils ne l'étaient; du reste, si les Romains avaient été vainqueurs, ils auraient fait la même chose qu'eux, à leur manière, mais pareil...

Mon intérêt pour le sort des vaincus tombant entre les mains des vainqueurs, dès lors soumis à leur discrétion me vient de l'enfance, sans doute de la lecture du Dernier des Mohicans et du récit du massacre de la colonne du colonel Monro (Munro, dans le roman) par les Hurons. Aussi des événements de l'ex-colonie belge dans les années '60, dont les échos furent la toile de fond de mon adolescence. Des camarades de classe rapatriés, dont la famille avait tout perdu. Tout, et le reste... Jack Cardiff (Le dernier train pour le Katanga / Two Mercenaires, 1966) et Michael Mann (Le dernier des Mohicans, 1993) en ont fixé des images inoubliables, insupportables parfois plus par ce qu'elles suggèrent que par ce qu'elles montrent. La jungle, la forêt (lucus) sont les espaces privilégiés de toutes les abominations, les lieux des rites les plus effroyables et sanguinaires - d'où le titre sarcastique donné à ce dossier, «L'aventure est dans la forêt.»

Le massacre de Fort William-Henry
Le 10 août 1757, lendemain de leur reddition, le lieutenant-colonel George Monro chevauchant en tête, la colonne anglo-américaine forte de 2.400 âmes, femmes et enfants compris - l'essentiel étant constitué par ce qui restait des 2.372 soldats britanniques de la garnison initiale (1) - sortit de Fort William-Henry. James Fenimore Cooper arrondit leur nombre à 3.000. En échange de leur promesse formelle de ne plus reprendre les armes contre la France avant 18 mois, les Anglais en retraite avaient conservés leurs drapeaux et fusils, et même un canon, mais ne possédaient pas de munitions. Deux cents Français armés les escortaient vers Fort Edward, qui ne purent évidemment pas grand chose contre 1.800 Hurons en délire, leurs «alliés». Ce fut l'arrière de la colonne qui eut le plus à souffrir : un régiment du Massachusetts, la milice du New Hampshire et des civils. Les Hurons voulaient délester les vaincus de leurs bagages, et se bornèrent sans doute à tuer ceux qui leurs résistaient. S'ils massacrèrent et scalpèrent pour le fun quelques dizaines de personnes, arrachant des bras maternels des enfants en bas-âge qu'ils fracassèrent contre les rochers, ils n'étaient nullement idiots et - instruits par l'exemple d'Oswego - préféraient faire des prisonniers (environ six cents) pour en tirer rançon. Loin de faillir à l'honneur - et contrairement à ce qu'affirme Fenimore Cooper -, Montcalm risqua sa vie pour arracher les Anglais aux griffes rapaces de ses Hurons. A la demande du marquis français et de ses officiers, les Peaux-rouges relâchèrent tout de suite quatre cents de leurs captifs. Ce n'est pas pour rien que Montcalm avait dit un jour, de ses supplétifs indiens difficiles à gérer, «qu'il valait mieux les avoir comme amis que comme ennemis». Plus tard le gouverneur de la Nouvelle-France, Pierre Rigaud de Vaudreuil réussira encore à leur en racheter un certain nombre. Comment expliquer à nos «nobles» frères rouges, qui ne sont que des instruments, que la vie d'un chrétien blanc - fut-il un ennemi - aura toujours à nos yeux plus de valeur que la leur, pitoyables sauvages ? En fait, la vraie motivation des Hurons était le pillage, dont ils avaient été frustrés par le gentlemen agreement - nous étions à l'époque de la guerre en dentelles, n'est-ce pas ? -, conclu entre le marquis de Montcalm et le colonel Monro, ce «héros au regard si doux», le papa des charmantes Alice et Cora, qui avait déposé les armes après seulement trois jours de bombardement par l'artillerie française. Mais nul féroce Magua n'arracha de la poitrine son cœur palpitant au brave papy «double-scalp», qui survécut à l'échauffourée puisqu'à la tête de ses troupes il pénétra dans Fort Edward quatre jours plus tard, le 14 août.

Certes, on a en son temps parlé de 1.500 tués, mais ce chiffre exagéré (qui trouve sa source, sans doute, dans le fait qu'un grand nombre d'hommes mirent parfois plusieurs semaines à regagner les lignes anglaises) a, depuis, été sérieusement revu à la baisse. Entre 69 et 184 personnes seulement auraient été tuées par les indiens ivres d'alcool.
En fait, selon un témoignage, on ne découvrit dans la forêt que... trente corps, auxquels il faudrait ajouter quatre (ou dix-sept) autres Anglais sur les soixante-dix malades ou blessés restés entre les mains des Français, qui devaient être libérés une fois rétablis - et qui, en fait, furent les premiers pillés et assassinés. Un missionnaire présent, le Père Roubaud, assista à la boucherie et décrivit un guerrier «brandissant une tête humaine, ruisselante de sang, qu'il déclara être le plus beau trophée qu'il pouvait espérer.» Des armes, des munitions, des vêtements, de la nourriture, du rhum, voilà ce qui intéressait les indiens.

Selon l'étude la plus récente et la plus approfondie sur le sujet, des 2.308 soldats qui ont quitté le Fort William-Henry ce jour d'août, 1.783 avaient rejoint Fort Edward au 31 août, et 217 autres réapparurent encore avant la fin de l'année. Comme Monro lui-même, quatre jour après le drame, n'en avait ramené que 500, incluant des civils, femmes et domestiques, il apparaît assez clairement que nombre d'entre-eux se sauvèrent dans les bois et s'y cachèrent, pour ne réintégrer les lignes anglaises que beaucoup plus tard et par leurs propres moyens, tandis que d'autres étaient capturés puis libérés. Selon un bilan établi l'année suivante, seulement 308 soldats furent définitivement considérés comme tués ou disparus. Et sans doute nombre de ceux-ci - pour une raison ou une autre - avaient-ils purement et simplement déserté.

Voilà donc l'exemplum parfait, qui doit nous faire relativiser le désastre de Varus. Oui, les Germains ont massacré et supplicié... les officiers romains. Mais la troupe fut réduite en esclavage - du moins ceux qui s'étaient rendus -, et si quelques-uns réussirent à fuir, d'autres furent plus tard rachetés...

Bien sûr, il faut comparer ce qui est comparable. Les Hurons voulaient seulement dépouiller les 2.400 membres de la colonne anglaise, des réguliers et les miliciens américains aux cartouchières vides; et leur attaque dura trois heures, gênée par la présence des deux cents Français de l'escorte. La magie de la littérature, le talent de Fenimore Cooper en a fait un massacre général, et l'échauffourée a accédé à la stature de massacre emblématique.
Arminius, quant à lui, désirait vaincre une armée d'au moins 15.000 hommes en état de se défendre (20.000 individus ou davantage en incluant les accompagnateurs, femmes, enfants, esclaves, marchands, etc.), et l'attaqua trois jours d'affilée.

Mais ne nous acharnons pas sur le mythe. Le film de Michael Mann reste, tout de même, un sacré bon film, et le roman dont il a été tiré un incontournable classique de la littérature d'aventure.


NOTES :

(1) Selon le colonel Monro, les forces régulières britanniques - siège et embuscade confondues - auraient perdu 129 hommes, tués ou blessés. Il convient d'y ajouter les miliciens américains et les civils qui, en vérité, à l'arrière de la colonne, furent les plus éprouvés. Mais les mathématiques militaires sont les mathématique militaires, n'est-ce pas ? Monro les évalue à quatre officiers et environ quarante hommes tués, et autant de blessés. Le Père Roubard évalue ces pertes à «à peine plus de quarante ou cinquante» tués. Selon un autre témoin, «près de trente carcasses, seulement, ont été retrouvées...» ce qui n'exclut pas la possibilité qu'un certain nombre de blessés mortellement touchés auraient pu s'éloigner pour ne pas être achevés, ou que des corps eussent été enlevés afin d'être mangés. - Retour texte